« Les guerres sans fin ont cannibalisé l'économie américaine » - Chris Hedges

La guerre permanente a créé un marasme social, politique et économique aux États-Unis. Chaque nouvelle débâcle militaire est un nouveau clou dans le cercueil de la Pax Americana.

Article Démocratie
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publié le 13/06/2022 Par Chris Hedges
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Les États-Unis sont pris au piège de la spirale mortelle du militarisme sans frein, comme l'illustre le vote quasi unanime en faveur d'une aide de près de 40 milliards de dollars à l'Ukraine. Au même moment, les citoyens américains sont en détresse économique. Pas de trains à grande vitesse. Pas de soins de santé universels. Pas de programme d'aide aux malades post-covid. Aucun répit face à une inflation de 8,3 %. Aucun programme d'infrastructure pour réparer les routes et les ponts en mauvais état, alors qu'il faudrait investir 41,8 milliards de dollars pour réparer les 43 586 ponts structurellement défectueux, vieux de 68 ans environ.

Pas d'annulation de la dette étudiante évaluée à 1 700 milliards de dollars. Pas de lutte contre les inégalités de revenus. Aucun programme pour nourrir les 17 millions d'enfants qui se couchent chaque soir le ventre vide. Pas de contrôle rationnel des armes à feu, ni d'endiguement de l'épidémie de violence nihiliste et de fusillades de masse. Aucune aide pour les 100 000 Américains qui, chaque année, meurent d'une overdose de drogue. Pas de salaire minimum à 15 dollars de l'heure pour contrer 44 ans de stagnation des salaires. Pas de répit pour le prix de l'essence qui continue d'exploser...

L'économie de guerre permanente, imposée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a détruit l'économie privée, acculé la nation à la faillite et dilapidé des milliers de milliards de dollars des contribuables. La monopolisation du capital par l'armée a fait grimper la dette américaine à 30 000 milliards de dollars, soit 6 000 milliards de plus que le PIB américain, qui s'élève à 24 000 milliards de dollars. Le remboursement de cette dette coûte 300 milliards de dollars par an. Nous avons dépensé plus pour l'armée, 813 milliards de dollars pour l'année fiscale 2023, que les neuf pays qui viennent ensuite sur la liste, y compris la Chine et la Russie réunies.

Le tribut que nous devons payer à cause de notre militarisme est lourd sur le plan social, mais aussi sur les plans politique et économique. Washington reste passif tandis que les États-Unis se décomposent moralement, politiquement, économiquement et physiquement, alors que la Chine, la Russie, l'Arabie saoudite, l'Inde et d'autres pays s'extraient de la tyrannie du dollar américain et du système SWIFT. Lorsque le dollar américain ne sera plus la monnaie de réserve mondiale, lorsqu'il existera une alternative à SWIFT, cela précipitera un effondrement économique interne. Cela forcera la contraction immédiate de l'empire américain, qui fermera la plupart de ses quelque 800 installations militaires à l'étranger. Cela signera la mort de la Pax Americana.

Peu importe que l'on soit Démocrate ou Républicain. Cela n'a aucune importance. La guerre est la raison d'État des États-Unis. Les dépenses militaires extravagantes trouvent leur justification dans la « sécurité nationale ». Les près de 40 milliards de dollars alloués à l'Ukraine, dont la plupart vont aller dans les mains de fabricants d'armes tels que Raytheon Technologies, General Dynamics, Northrop Grumman, BAE Systems, Lockheed Martin et Boeing, ne sont qu'un début. Les stratèges militaires, qui affirment que la guerre va être longue et compliquée, parlent d'une perfusion de 4 ou 5 milliards de dollars d'aide militaire à l'Ukraine chaque mois.

Nous sommes confrontés à des menaces économiques, sanitaires et environnementales, mais celles-ci ne comptent pas. Le budget proposé pour les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) pour l'année fiscale 2023 est de 11 milliards de dollars. Le budget proposé pour l'Agence de protection de l'environnement (EPA) est de 12 milliards de dollars. L'Ukraine reçoit à elle seule plus du double de cette somme. Les pandémies et l'urgence climatique ne sont que des considérations secondaires. La guerre est la seule chose qui compte. Voilà comment se prépare une catastrophe collective.

Illustration originale par Mr. Fish - « No Guts No Glory » (Pas de tripes, pas de Gloire)

Autrefois, il existait trois freins à l'avarice et à la soif de sang de l'économie de guerre permanente, mais ils n'existent plus. Le premier était la vieille aile libérale du parti démocrate, emmenée par des politiciens tels que les sénateurs George McGovern, Eugene McCarthy et J. William Fulbright, qui a écrit The Pentagon Propaganda Machine. Les progressistes autoproclamés, allant de Barbara Lee (la seule voix à la Chambre et au Sénat à s'opposer à un pouvoir large et illimité du président pour faire la guerre), jusqu'à Ilhan Omar, sont rentrés dans le rang au sujet de l'aide militaire à l'Ukraine.

Le second frein était composé d'une presse indépendante et d'intellectuels du monde académique, notamment des journalistes comme I.F Stone et Neil Sheehan, ainsi que des universitaires comme Seymour Melman, auteur de The Permanent War Economy et Pentagon Capitalism : The Political Economy of War. Et le dernier de ces freins, et c'est peut-être le plus important, était un mouvement anti-guerre bien organisé, mené par des leaders religieux tels que Dorothy Day, Martin Luther King Jr. ou Phil et Dan Berrigan, ainsi que des groupes tels que Students for a Democratic Society (SDS). Tous avaient compris qu'un militarisme sans contrôle deviendrait une maladie mortelle pour notre pays et plus largement pour l'espèce humaine.

Aucune de ces forces d'opposition n'existe aujourd'hui, et même si elles n'ont pas permis de renverser l'économie de guerre permanente, elles en ont cependant limité les excès. Les partis Démocrate et Républicain ne s'opposent en rien aux velléités des entrepreneurs militaires. La presse mainstream américaine est majoritairement complaisante vis-à-vis de l'industrie de guerre. Et la plupart des experts militaires cités ou interviewés sont issus de groupes de réflexion de droite généreusement financés par l'industrie militaire, ainsi que d'anciens responsables de l'armée et du renseignement.

Le 13 mai dernier, l'émission « Meet the Press » de la NBC a diffusé une séquence dans laquelle des responsables du Center for a New American Security (CNAS) simulaient le scénario d'une guerre avec la Chine sur la question de Taïwan. Présente dans cette séquence « Jouons à la guerre », la cofondatrice du CNAS, Michèle Flournoy (une des personnes envisagées par Biden pour diriger le Pentagone), avait écrit en 2020 dans Foreign Affairs que les États-Unis devaient se doter de « tous les moyens nécessaires et crédibles permettant de menacer de saborder tous les navires militaires, sous-marins et navires marchands de la Chine en mer de Chine méridionale dans les 72 heures ».

La poignée d'antimilitaristes et de détracteurs de l'empire, comme Noam Chomsky à gauche, ou Ron Paul à droite, ont été déclarés persona non grata par les grands médias. La classe libérale s'est réfugiée derrière un activisme de façade qui rejette les questions de classe, de capitalisme et de militarisme au profit de la « cancel culture » et de la politique identitaire. Ceux qui, au début de la guerre d'Irak, avaient participé à des manifestations pacifistes, applaudissent aujourd'hui la guerre en Ukraine comme la dernière croisade pour la liberté et la démocratie. Il y a peu d'espoir, je le crains, de pouvoir freiner l'escalade en cours au niveau national et mondial. Les va-t'en guerre néoconservateurs et libéraux ont été nommés par Joe Biden à la tête du Pentagone, du Conseil national de sécurité et du Département d'État, ces fauteurs de guerre, alors même que leur attitude vis-à-vis d'une potentielle guerre nucléaire est effroyablement cavalière.

Dans la mesure où nous ne savons rien faire d'autre que la guerre, toutes les solutions proposées sont militaires. Cet aventurisme guerrier accélère le déclin, comme l'illustrent la défaite au Vietnam et le gaspillage de 8 000 milliards de dollars dans les guerres insensées du Moyen-Orient. Nos dirigeants sont persuadés que la guerre et les sanctions paralyseront la Russie, et que la guerre ou la menace de guerre freineront la puissance économique et militaire croissante de la Chine. Il s'agit de dangereux fantasmes, véhiculés par une classe dirigeante qui s'est coupée de la réalité.

Les États-Unis, dont le taux de croissance est tombé en dessous de 2 %, tandis que celui de la Chine est de 8,1 %, misent de longue date sur l'industrie militaire pour soutenir leur économie chancelante. Si les États-Unis peuvent interrompre l'approvisionnement en gaz russe de l'Europe, ils obligeront les Européens à l'acheter aux États-Unis. Washington tente désespérément de nouer des alliances militaires et économiques pour contrer la montée en puissance de la Chine, dont l'économie devrait dépasser celle des États-Unis d'ici 2028, selon le Centre for Economics and Business Research (CEBR) du Royaume-Uni. La Maison-Blanche a déclaré que la visite récente de Biden en Asie visait à envoyer un « message fort » à Pékin et à d'autres pays afin de leur faire savoir à quoi le monde pourrait ressembler si les démocraties « s'unissaient pour définir les règles du jeu ». L'administration Biden a par ailleurs invité la Corée du Sud et le Japon à assister au sommet de l'OTAN à Madrid.

Cependant, de moins en moins de nations sont prêtes à rester alignées sur la politique étrangère américaine. Le vernis de démocratie de Washington et son prétendu respect des droits humains et des libertés civiles sont terriblement dégradés. Son déclin économique, avec une industrie manufacturière chinoise 70 % plus élevée que celle des États-Unis, est irréversible. De sorte que, comme de nombreux empires mourants dans l'Histoire, Washington risque fort de percevoir la guerre comme un ultime recours, dont les conséquences ne pourraient être que catastrophiques. « C'est la montée en puissance d'Athènes et la peur qu'elle a inspirée à Sparte qui ont rendu la guerre inévitable », note Thucydide dans l'Histoire de la guerre du Péloponnèse.

L'augmentation des effectifs n'aurait pas permis de gagner les guerres d'Irak et d'Afghanistan, mais le faible pourcentage de personnes prêtes à servir dans l'armée (seuls 7 % de la population américaine sont des anciens combattants) constitue le talon d'Achille non reconnu des milieux militaristes. « Le problème de la surenchère de la guerre et du manque de soldats ne fait pas l'objet de véritables recherches », écrit l'historien et colonel de l'armée à la retraite Andrew Bacevich dans After the Apocalypse : America’s Role in a World Transformed :

« La perspective de voir la technologie combler cet écart fournit une excuse pour éviter de poser les questions les plus fondamentales : Les États-Unis possèdent-ils les moyens militaires suffisants pour obliger leurs adversaires à se rallier à leur prétention d'être la nation la plus incontournable de l'histoire ? Et si la réponse est négative, comme le suggèrent les guerres de l'après-11 septembre en Afghanistan et en Irak, ne serait-il pas logique que Washington tempère ses ambitions en conséquence ? »

Cette question, comme le souligne Bacevich, est un « anathème ». Les stratèges militaires partent du principe que les guerres à venir ne ressembleront en rien aux guerres du passé. Ils investissent dans des théories imaginaires concernant des guerres futures qui ignorent les leçons du passé, garantissant ainsi de nouveaux fiascos.

La classe politique est tout aussi aveugle que les généraux. Elle refuse d'accepter l'émergence d'un monde multipolaire et le déclin flagrant de la puissance américaine. Elle parle cette langue désuète de l'exceptionnalisme et du triomphalisme américains, croyant qu'elle a le droit d'imposer sa volonté en tant que leader du « monde libre ». Dans son mémorandum de 1992 sur la planification de la défense, le sous-secrétaire américain à la défense, Paul Wolfowitz, a affirmé que les États-Unis devaient veiller à ce qu'aucune superpuissance rivale ne surgisse à nouveau. Les États-Unis devraient projeter leur force militaire pour dominer un monde unipolaire à perpétuité. Le 19 février 1998, sur le « Today Show » de NBC, la secrétaire d'État Madeleine Albright a donné la version démocrate de cette doctrine de l'unipolarité :

« Si nous sommes obligés de recourir à la force, c'est parce que nous sommes Américains ; nous sommes la nation qui a un rôle clef, a-t-elle déclaré. Nous sommes là, nous sommes fiers et nous nous projetons plus loin que les autres pays dans l'avenir. »

Cette vision démentielle d'une suprématie planétaire sans partage des États-Unis, sans parler de leur bonté et de leur vertu sans pareilles, aveugle les Républicains et les Démocrates de l'establishment. Les frappes militaires qu'ils ont utilisées avec désinvolture pour affirmer la doctrine de cette toute-puissance, en particulier au Moyen-Orient, ont rapidement engendré la terreur djihadiste et entraîné de longues guerres. Ils se cramponnent à une hallucination absurde en faisant passer l'espoir avant l'expérience.

Au niveau national, l'impérialisme était toléré lorsqu'il était en mesure de déployer sa puissance à l'étranger et de générer une hausse de niveau de vie sur le plan domestique. Il était toléré lorsqu'il se limitait à des interventions secrètes dans des pays comme l'Iran, le Guatemala et l'Indonésie. Tout a déraillé au Vietnam. Les défaites militaires qui ont suivi se sont accompagnées d'une baisse constante du niveau de vie, d'une stagnation des salaires, du délabrement des infrastructures et finalement d'une série de politiques économiques et d'accords commerciaux qui ont désindustrialisé et appauvrit le pays.

Durant sa campagne présidentielle, Donald Trump avait tourné en dérision l'invasion de l'Irak en la qualifiant de « grosse erreur ». Lorsqu'un journaliste lui disait que Poutine était « un tueur », il répondait : « Il y a beaucoup de tueurs. Vous pensez que notre pays est si innocent que ça ? ». Trump est trop instable et trop imprévisible pour proposer des solutions politiques sérieuses. Il a certes fixé un calendrier pour le retrait d'Afghanistan, mais il a également intensifié la guerre économique contre le Venezuela et rétabli les sanctions draconiennes contre Cuba et l'Iran, auxquelles l'administration Obama avait mis fin. Il a augmenté le budget militaire. Il a apparemment flirté avec l'idée de lancer un missile sur le Mexique pour « détruire les laboratoires de drogue ».

Cependant, Noam Chomsky a souligné (sous une pluie de critiques) que c'est bien Trump qui, sur la guerre d'Ukraine, avait proposé de « faciliter des négociations au lieu de les saper et de tendre vers une sorte de compromis en Europe… dans le cadre duquel il n'y aurait pas d'alliances militaires, mais simplement un consensus mutuel ». Mais les torrents de mensonges qui irriguent notre classe politique (démocrates comme républicains) ne nous permettent pas d'apprécier ces trop rares éclairs de lucidité.

Les 57 Républicains qui ont refusé de soutenir le programme d'aide de 40 milliards de dollars à l'Ukraine, ainsi qu'un grand nombre des 19 projets de loi qui antérieurement prévoyaient une aide de 13,6 milliards de dollars pour ce même pays, appartiennent au monde conspirationniste loufoque de Trump. Mais plus Biden et la classe dirigeante continueront à déverser des ressources dans la guerre à nos dépens, plus ces proto-fascistes, déjà prêts à balayer les victoires Démocrates à la Chambre et au Sénat cet automne, auront le vent en poupe.

L'opposition à la guerre permanente aurait dû venir de la minuscule aile progressiste du parti démocrate, qui a malheureusement trahi ses grands principes au profit d'un plan de carrière. Le prix que nous allons payer pour ce gâchis sera sans doute très élevé.

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges.
Source : Scheerpost - 23/05/2022

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