«Mélenchon peut créer la surprise s'il bénéficie du vote utile» Jérôme Fourquet

La restructuration de l’échiquier politique, entamée en 2017, continue pendant la campagne présidentielle de 2022 et elle se poursuivra très probablement après. Jérôme Fourquet, directeur du département « opinion et stratégies d’entreprise » de l'IFOP (Institut français d'opinion publique), auteur de L’Archipel français (Seuil, 2019) et de La France sous nos yeux (Seuil, 2021), dresse ici le bilan provisoire des changements survenus depuis l’élection d’Emmanuel Macron et anticipe ceux à venir après la campagne présidentielle.

Opinion Politique
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publié le 23/02/2022 Par Laurent Ottavi
Jérôme Fourquet: «Mélenchon peut créer la surprise s'il bénéficie du vote utile»
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Laurent Ottavi (Élucid) : Depuis 2017, le clivage gauche-droite ne structure plus le paysage politique. Comment expliquez-vous, dès lors, qu’Éric Zemmour centre sa campagne sur l’union des droites ?

Jérôme Fourquet : Éric Zemmour se positionne et se revendique comme de droite et même comme le représentant de la « vraie droite ». Il se réfère sans cesse au programme du RPR du début des années 1990 afin de montrer que la droite officielle, celle des Républicains, aurait trahi son héritage. Néanmoins, Éric Zemmour prétend également être le principal opposant à Emmanuel Macron. Ce faisant, il reprend en partie à son compte la grille d’analyse des macronistes d’après laquelle le clivage principal est celui entre les progressistes et les nationalistes.

Comme Marine Le Pen, il appelle ses partisans « les patriotes » ou les « nationaux » par opposition aux « européistes » et aux « mondialistes », dont les macronistes seraient l’incarnation. L’élection présidentielle de 2022 représente aussi pour les deux candidats de la droite nationaliste et leurs électeurs un enjeu de société et, plus encore, de civilisation.

« Le paysage politique qui sortira de l’élection présidentielle sera foncièrement différent de celui que l’on a connu. »

Élucid : Nous trouverions-nous, plus généralement, dans une situation d’entre-deux ?

Jérôme Fourquet : Nous sommes dans une période de transition où, selon la célèbre formule d’Antonio Gramsci, l’ancien monde ne parvient pas à mourir et le nouveau peine à éclore. L’ancienne partition gauche-droite conserve une partie de sa pertinence, notamment chez les plus âgés, mais aussi chez les acteurs politiques eux-mêmes. Elle est néanmoins secondaire par rapport au nouveau clivage entre progressistes et nationalistes, de plus en plus structurant. En d’autres termes, nous assistons, depuis 2017, à une mise en conformité tardive du paysage électoral avec la réalité socioéconomique et culturelle du pays, métamorphosée en l’espace de 40 ans.

L’élection présidentielle de 2022 marque la saison 2 de cette recomposition politique. « La poutre travaille encore », disait à raison Edouard Philippe : le Parti socialiste est menacé de disparition, les Républicains, après avoir résisté à l’offensive macroniste en début de quinquennat, sont désormais en difficulté et le Rassemblement national est en proie à une concurrence inattendue et forte sur sa droite. Le paysage politique qui sortira de l’élection présidentielle sera foncièrement différent de celui que l’on a connu.

Qu’est-ce que ce nouveau clivage, entre nationalistes et progressistes, implique pour Emmanuel Macron ?

En matière de tactique et d’efficacité électorales, le Président préfèrera avoir face à lui Éric Zemmour ou Marine le Pen plutôt que Valérie Pécresse. Il aurait ainsi de fortes chances de répéter le scénario du second tour de 2017, avec, cependant, une victoire moins nette sur son adversaire.

Sur le plan des idées, un second tour entre un candidat de la droite nationale et le Président actuel permettrait à Emmanuel Macron d’acter définitivement le passage au « nouveau monde » et l’adieu à « l’ancien monde », organisé autour du vieux clivage gauche/droite. Il représenterait la force centrale qui rassemblerait des gens issus des Républicains, du centre, des Verts et du PS autour d’un corpus de valeurs communes, parmi lesquelles la poursuite de la construction européenne ainsi que l’adaptation de notre modèle social.

Face au Président, Marine Le Pen et Éric Zemmour se tirent dans les jambes. Le clivage entre droite et gauche, dont vous expliquez qu’il est devenu secondaire, est-il, dans ce cas-là, et très paradoxalement, décisif ?

Le clivage traditionnel survit malgré le fait que la vie politique ne soit plus dominée par un grand parti de droite et un grand parti de gauche. Il permet d’identifier deux différences majeures au sein de la droite nationale pendant cette campagne.

Marine Le Pen a un tropisme beaucoup plus social sur les retraites, les salaires ou les services publics, contrairement à Éric Zemmour qui souhaite réduire le poids de la fonction publique et repousser l’âge de départ à la retraite. Marine Le Pen est aussi moins à droite qu’Éric Zemmour sur les sujets de l’immigration et de l’identité. De là à en déduire qu’elle est de gauche, comme a pu le prétendre son rival, ce serait bien exagéré !

Le même Éric Zemmour argue que la multiplication des candidatures à droite ne mène pas à la défaite au vu des précédents politiques. A-t-il raison ?

Chaque élection est particulière, et je ne vois pas de précédent qui pourrait nous renseigner, car, quand la droite nationale a eu deux candidats, la configuration était très différente. Ainsi, en 1995, le rapport de force au premier tour de l’élection présidentielle entre Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers penchait très nettement en faveur du premier. En 2002, le candidat du FN, qualifié pour le second tour, devançait de très loin Bruno Mégret qui ne totalisait que 2,5 % des voix.

Si l’on se fie aux sondages, Éric Zemmour, au cours de cette campagne, parvient à contester durement et efficacement le leadership de Marine Le Pen au point de faire jeu égal avec elle, voire de la devancer dans certaines estimations de vote. De surcroît, l’entrée en campagne de l’ancien journaliste a élargi le champ de la droite nationale. Alors que Marine Le Pen se situait à 23-24 % lorsqu’elle était seule sur son couloir, son score cumulé avec celui d’Éric Zemmour monte aujourd’hui à plus de 30 %.

« Au moment où je vous parle, Valérie Pécresse a le soutien de seulement 50 % des électeurs de François Fillon en 2017, 20 % allant à Emmanuel Macron et 25 % à Éric Zemmour et Marine Le Pen. »

Si jamais Valérie Pécresse ne franchit pas le 1er tour, comme le PS n’était pas parvenu à le faire en 2017, à quelle recomposition peut-on s’attendre ?

La réponse à votre question dépend du nombre de points qui manquerait à Valérie Pécresse pour aller au second tour. En cas d’échec non catastrophique, il n’est pas évident que Les Républicains se retrouveraient dans la même situation que le Parti socialiste après la dernière élection présidentielle. La déflagration serait probablement moins grave.

Il n’en demeure pas moins que la droite de gouvernement connaîtrait alors sa troisième défaite d’affilée lors d’une élection présidentielle, dont deux consécutives dès le premier tour. Une partie des cadres des Républicains risquerait alors de rejoindre Emmanuel Macron, par exemple au sein de la structure Horizons créée dans ce but par l’ancien Premier ministre Edouard Philippe.

Qu’en serait-il des électeurs de Valérie Pécresse ?

Après la pression « à chaud », si je puis dire, de 2017, où une partie des électeurs et des cadres juppéistes a rejoint Emmanuel Macron et où une frange des électeurs LR a voté pour Marine Le Pen, ce serait un nouveau coup dur pour le parti.

Au moment où je vous parle, Valérie Pécresse a le soutien de seulement 50 % des électeurs de François Fillon en 2017, 20 % allant à Emmanuel Macron et 25 % à Éric Zemmour et Marine Le Pen. Parmi les 50 % de fidèles au parti, la question est de savoir s’ils iraient participer à la construction d’une droite nationale en cas de qualification d’Éric Zemmour au second tour, et de savoir quelles décisions, susceptibles d’emporter le vote des électeurs LR, feraient les cadres plus à droite comme Laurent Wauquiez. Ces choix, encore impossibles à deviner, auraient des conséquences très importantes.

Restons sur ce cas de figure, réaliste, mais non certain, d’un échec de Valérie Pécresse. La recomposition ne risque-t-elle pas aussi de valoir pour les partis de Marine Le Pen et d’Éric Zemmour ?

Marine Le Pen a indiqué qu’il s’agissait de sa dernière campagne présidentielle. Ne pas avoir accédé au second tour pourrait d’autant plus pousser les cadres du RN à quitter un parti inextricablement lié jusqu’ici au nom de Le Pen. De son côté, il n’est pas certain qu’Éric Zemmour, s’il rate la marche du premier tour, et même s’il perd au second, compte jouer le rôle d’opposant pendant cinq ans.

« Jean-Luc Mélenchon a une possibilité de créer la surprise dans le cas où il bénéficierait de la logique du vote utile à gauche. »

Or, son parti est entièrement dépendant de sa personne, au point qu’on voit très mal qui pourrait lui succéder. Il y a là beaucoup d’inconnues. Il ne faudrait pas exclure non plus l’hypothèse d’un éclatement en différentes chapelles du côté de la droite nationale, entre un RN survivant au départ de Le Pen et le parti d’Éric Zemmour, Reconquête !, continuant son propre chemin en parallèle.

Prenons, maintenant, l’hypothèse inverse. Si Valérie Pécresse accède au second tour, la recomposition politique serait-elle ajournée ou prendrait-elle d’autres formes ?

Le parti « Les Républicains » serait alors sauvé. Deuxièmement, cela signifierait qu’Éric Zemmour s’était totalement trompé, ce qui pourrait déclencher des combats fratricides à la droite des Républicains. Marine Le Pen, défaite au premier tour, aurait, pour sa part, encore plus de raisons de raccrocher les gants. Je ne pense pas, en revanche, que le macronisme survivrait à l’échec d’Emmanuel Macron. La gauche pourrait alors trouver l’occasion de revenir en force et le clivage gauche-droite primerait à nouveau.

L’effondrement de la gauche depuis le quinquennat de François Hollande, malgré les bons scores de Jean-Luc Mélenchon, ne serait donc pas forcément inéluctable ?

Jean-Luc Mélenchon occupe une position honorable dans les intentions de vote, comparable à ce qu’était son score en 2017 à la même époque (environ 12 %). Il peut, de plus, bénéficier des voix de Christiane Taubira si elle retire sa candidature et il pourrait alors dépasser symboliquement dans les intentions de vote les candidats de droite ou d’extrême droite si certains décrochent. Il a, aussi, une possibilité de créer la surprise dans le cas où il bénéficierait de la logique du vote utile à gauche au nom duquel Ségolène Royal a récemment apporté son soutien au candidat de l'Union Populaire.

En ce qui concerne l’après-présidentielle, une grande inconnue, là encore, demeure. Comment la gauche insoumise (qui est aujourd’hui la force dominante à gauche) va-t-elle surmonter le départ de Jean-Luc Mélenchon, dont c’est également la dernière campagne présidentielle ?

Une candidature surprise comme celle d’Emmanuel Macron ou d’Éric Zemmour pourrait-elle émerger aussi sur le flanc gauche dans les prochaines années ?

Emmanuel Macron était un inconnu du grand public en 2012 avant d’être catapulté à 15-20 % dans les intentions de vote en tout début de campagne en 2016 puis de l’emporter. Même si au bout de cinq ans de pouvoir, il n’a pas vraiment de militants sur le terrain, pas de patrons de régions ni de députés connus. Éric Zemmour, lui non plus, n’a pas de machine électorale partisane ni d’élus locaux, mais il parvient à s’imposer, malgré tout, parmi les favoris pour accéder au second tour. Les deux hommes ont révélé, chacun à leur manière, le caractère très liquide et décomposé de notre paysage politique depuis 2017.

La même ascension est tout à fait possible à gauche. Après la présidentielle, en cas d'échec, Jean-Luc Mélenchon ne sera plus un présidentiable, les écologistes seront pris dans leurs règlements de comptes entre Sandrine Rousseau et Yannick Jadot ; le Parti communiste aura vraisemblablement connu un come-back très relatif, tandis qu’Anne Hidalgo et Christiane Taubira auront selon toute vraisemblance cruellement échoué. La gauche sera alors à prendre.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : Jérôme Fourquet, directeur du département « opinion et stratégies d’entreprise » de l'IFOP, Paris, 28 mars 2019 - Martin Bureau - @AFP

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