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Rony Brauman est médecin. Engagé depuis 1977 dans l'humanitaire, il a notamment été président de l'ONG Médecins sans frontières, et dénonce depuis de nombreuses années les ingérences humanitaires, la duplicité de certains discours encourageant les guerres, et les exactions causées par ces dernières. Dans cette interview par Olivier Berruyer pour le site Élucid, Rony Brauman propose son analyse du conflit israélo-palestinien, dont le niveau de violence a atteint son paroxysme depuis l'attaque 7 octobre. Il déplore les massacres perpétrés, et l'horreur d'une situation dont on peine à envisager la moindre issue. Il se montre très critique face à la politique de destruction conduite par Israël, sous le regard complaisant d'un Occident dépassé par ce conflit.
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Retranscription de l'interview
Olivier Berruyer (Élucid) : Rony Brauman bonjour. Je suis très heureux de vous recevoir sur la chaîne YouTube du site Élucid. Vous êtes médecin, ancien président de l'ONG Médecins sans Frontières. Vous êtes aussi l'auteur de différents essais comme Guerre humanitaire : Mensonge et Intox ou Diplomatie de l'ingérence. Pour commencer, vous êtes né à Jérusalem, de parents sionistes, et aujourd'hui vous militez contre la politique actuelle d'Israël. Est-ce que vous pourriez nous présenter un peu votre parcours atypique avant que l'on rentre dans le vif du sujet ?
Rony Brauman : J'ai commencé ma vie publique, mon engagement politique au moment de l'escalade de la guerre du Vietnam en 1965, donc mes premières irruptions sur la scène publique – simplement des manifestations ou des distributions de tracts – concernaient l'impérialisme américain, le soutien à la juste lutte du peuple vietnamien, comme on le disait. Et de fil en aiguille, du comité Vietnam, je suis passé à la fédération anarchiste, mes tentations et mes goûts libertaires m’ayant poussé vers cette sensibilité politique. J'en garde toujours un souvenir assez attendri, assez chaleureux, parce que c'était une ambiance certes un peu déréalisée, ces vieux anars avec lesquels je me réunissais, avec lesquels on menait quelques actions sur les marchés étaient un peu des rêveurs, mais c'était de doux rêveurs, des ouvriers maîtrisant une culture historique impressionnante, connaissant la guerre d'Espagne ou la Makhnovchtchina en Ukraine sur le bout des doigts.
J'étais donc à la fédération anarchiste, puis je suis rentré à la fac de sciences puis de médecine. Je rejoint l'UNEF et puis je commence mes études de médecine, qui étaient une vocation. Je n'étais pas en médecine par hasard ou par élimination, mais par choix. J'étais vraiment très attiré par la profession médicale, étant le premier de ma génération dans ma famille à avoir fait des études – mes parents étaient d'extraction modeste, immigrés récents, ils n'avaient pas eu l'occasion de faire des études, parce que la guerre avait empêché tout cela – donc c'était à la fois une sorte d'accomplissement social mais aussi de rêve très prenant.
Olivier Berruyer : Comme on le disait, justement, vos parents étaient sionistes aussi, c'est pour ça que vous vous êtes retrouvé à Jérusalem ?
Rony Brauman : Oui, oui tout à fait. Je suis né à Jérusalem, j'en suis revenu avant l'âge de 5 ans, donc je n'ai pas de souvenir personnel de Jérusalem. Mais en effet, mon père était sioniste, un activiste sioniste, dès avant la guerre. Je le dis parce que lui-même tenait beaucoup à ce que ça se sache. Il n'est pas parti en Israël comme pour un refuge, mais pour aider à construire la nation du peuple juif, c'est comme ça qu'il le voyait, dès avant la guerre. Il était aux éclaireurs israélites de France. Il était dans les groupements sionistes. Il a été résistant pendant la guerre, d'abord FTP, mais il n'était pas communiste, il était au corps franc de la montagne Noire, dans le maquis près de Toulouse.
Et après la guerre, fort de son expérience militaire – il a eu des médailles, médailles de la Résistance, Légion d'honneur… etc – il a été instructeur militaire pour les rescapés et les réfugiés d'Europe centrale juifs, dans un camp à Marseille où pendant plusieurs années, il a entraîné au combat et à l'exercice physique je ne sais pas combien de gens qui sont partis pour la Palestine d’alors créer l'État juif, et lui-même est parti en 1948, une fois l'État juif créé.
Et dans votre jeunesse, alors, vous aviez vous aussi une cette vision sioniste ou pas ? Quand est-ce que ça a changé ?
Totalement. Totalement, oui. J'étais sioniste comme on est républicain sans être nécessairement militant, mais parce qu'on est imprégné de cette idée, de cet idéal, donc le fait que les Juifs avaient droit à une terre. « Un peu de géographie, contre beaucoup d'histoire », comme on aimait dire dans ma famille, un petit bout de terre qui nous reviendrait alors que les Arabes disposent de 22 pays, d'une immensité géographique. Nous, on réclamait juste ce petit lopin-là sans faire de mal à personne. Enfin... tel était en tout cas l'idée que je m'en faisais à l'époque, véhiculée par ma famille qui y croyait, surtout ma mère qui y croyait sincèrement.
Mon père était un peu plus lucide là-dessus, c'était un sioniste réaliste disons, dans un sens un peu philosophique en disant : « dans l'histoire ce sont les vainqueurs qui impriment leurs marques et qui dictent les termes du cadre politique… etc ». On a perdu un certain nombre de fois, on a subi les conséquences de cette perte. Là on a gagné, on a gagné en 1948, on a regagné en 1967. Donc, on ne voit pas pourquoi les termes du perdant s'imposeraient à nous, ce sont les termes du gagnant. D'où l'idée que, si ce n'est qu'ils avaient tous les droits – enfin ils avaient quand même beaucoup de droits – la légitimité de l'État d'Israël pour mon père ne relevait pas tant de la promesse biblique (qui est tout de même un élément important), mais d'un sentiment profond de propriété collective de cette terre, d'où était issu le peuple juif – notion discutable, contestable, défendable aussi, mais en tout cas qui ne va pas de soi, ce n’est pas naturel.
Et donc, le peuple juif, dans ce qui était la Palestine mandataire entre le Jourdain et la Méditerranée, devait pouvoir imposer sa loi. Les Arabes (pendant très longtemps, je pensais que Palestine et Palestiniens étaient de pures fabrications propagandistes), les Arabes avaient des millions de kilomètres carrés, étaient partout dans la région ; ils n'avaient « pas besoin » de la Palestine alors que nous, les Juifs, on en « avait besoin ».
Ce qui m'a fait changer d'avis, c'est la fin des années 1980. Jusque dans les années 1980 (j'avais quand même 37, 38 ans) je restais un sioniste convaincu, sans y réfléchir trop à vrai dire. Je ne tenais pas à aller là-bas. J’ai énormément voyagé, soit quand j'étais médecin sur le terrain, soit ensuite quand j'étais président des MSF. Je visitais des équipes de terrain, je tenais à garder un contact très vivant, très continu avec les réalités du terrain pour pouvoir mieux les exprimer, pour pouvoir mieux les cadrer, enfin, avec l'équipe de MSF. Donc j'ai beaucoup voyagé en Afrique, en Asie, en Amérique centrale… mais l'Europe centrale et le Moyen-Orient étaient, pour moi, des régions à éviter.
À la fin des années 1980, plusieurs événements se sont produits qui ont convergé. Il y a eu d’une part l'Intifada en décembre 1988 puis surtout dans l'année 1989. À ce moment-là, l'Intifada m'impressionne énormément. Moi qui croyais que les Palestiniens – le terme même de «Palestiniens » – était une création propagandiste... Encore une fois, je ne l'aurais pas défendu comme ça à l'époque ; c'était simplement l'idée que j'avais en tête, sans avoir trop envie d'en discuter, probablement parce que je pressentais la fragilité de cette position, mais en tout cas c'était ce qui me hantait l'esprit.
Et là, des jeunes gens, des adolescents, des jeunes gens de 15 ans s'affrontent à des soldats israéliens, leur jettent des pierres, se révoltent, et ça j'ai tout de suite compris que ce n'était pas du bidon, ce n'était pas du chiqué, ce n'était pas une fabrication propagandiste, c’était un mouvement spontané, impressionnant, qui se constituait face à ce qu'il fallait bien appeler, une occupation. Et peu à peu, la présence juive en Palestine – notamment en Cisjordanie et à Gaza, puisque c'est de Gaza qu’est partie la première Intifada – la présence juive dans ces lieux m'apparaissait soudain troublée par des mots comme : occupation, loi militaire, apartheid, double régime juridique pour les occupés et les occupants, etc. Donc, un problème. Ce qui apparaissait comme allant de soi d'une certaine manière devient un problème sérieux.
Là-dessus arrivent la décomposition et la chute finale du régime soviétique, et donc l'idée que les Palestiniens étaient une sorte de faux-nez de l'Union soviétique se disperse, se dissous en même temps. Et puis enfin, troisième facteur : j'ai eu l'occasion de voir un film réalisé par un cousin, un cousin israélien à moi, Eyal Sivan, qui traitait de l'éducation, notamment de l'éducation à la Shoah, au sionisme en Israël. C'est un film qui s'appelle Izkor, les esclaves de la mémoire – un film qui est toujours disponible sur Internet et dont je recommande la vision, parce qu'il n'a rien perdu de son actualité. Donc Izkor, les esclaves de la mémoire.
C'est un film tourné au mois d'avril. En Israël, au mois d'avril on commémore à la fois la Shoah, l'indépendance et l'héroïsme des soldats qui ont combattu pour l'indépendance et la sortie d'Égypte, puisque c'est la fête de Pâques, Pessa'h en hébreu. Donc il y a eu une coïncidence de date, au mois d'avril, qui était propice au tournage de ce film dans lequel on suit une famille avec ses différents enfants et la manière dont ils vivent ces célébrations forcées, où on lit les noms des déportés à Auschwitz, où on fait la minute de silence, tout le pays s'arrête, etc. C'est un mois très particulier le mois d'avril en Israël. Et tout cela avec le commentaire de Yeshayahou Leibovitz, qui est une espèce de Sartre israélien, médecin et théologien, assez différent de Sartre, mais qui était un maître à penser et un féroce critique de l'occupation israélienne des territoires palestiniens, et par ailleurs un homme d'une très grande culture qui commente tout cela.
J’ai alors reconnu mon éducation, en tout cas mon éducation familiale, mon éducation au sionisme, à l'histoire disons intéressée, l'histoire recréée pour les besoins du nationalisme juif et cela m'a permis de prendre une certaine distance. Donc l'Intifada, la chute du régime soviétique et le film Izkor : voilà en quelques mois ce qui se passe et qui, d'un seul coup pour moi, fait que le rideau se déchire et que j'ai accès à une réalité que j'ignorais jusque-là. Et de ce moment-là, je n'ai plus été sioniste.
Et dans ce contexte-là, comment avez-vous vécu l'attaque du Hamas le 7 octobre et la riposte israélienne ?
J'ai été consterné et accablé. Je n'ai pris conscience de la violence du caractère effroyable de l'attaque du Hamas que le dimanche. Le samedi, j'ai juste vu une attaque particulièrement audacieuse : le fait d’attaquer le poste de transit de Erez (seul point de passage permettant le transit entre Israël et la bande de Gaza), la destruction, enfin le fait que des dizaines de points de passage ont été forcés dans la barrière qui ceinture Gaza avec des bulldozers ; j'ai vu les ULM, les drones du Hamas. On voyait une opération de résistance militaire particulièrement bien montée. Et ce n'est que le dimanche que j'ai eu conscience des atrocités qui ont accompagné ça, c'est-à-dire des massacres de civils. On commençait à parler de viols, de tortures, de choses atroces dont certaines ont été ensuite classées au rang de la propagande israélienne, mais dont beaucoup restent comme des exactions particulièrement horribles.
Donc mon premier réflexe – et je garde cela même trois mois plus tard – c'est d'avoir été horrifié par cela, et je ne peux que déclarer que de tels crimes contre l'humanité ou de tels crimes de masse défiguraient le visage de la résistance palestinienne, et je le pense encore. Je pense que les actes commis à ce moment-là sont dégradants pour tout le monde, ceux qui les commettent, ceux qui les ont subis, etc. C'était affreux. Et je savais évidemment, parce que je suis la politique israélienne depuis bien longtemps, je savais que la réplique israélienne serait probablement affreuse.
Vous n'avez pas été surpris par le niveau de violence ?
Si, dans les deux cas, j'ai quand même été surpris par le niveau de violence. J'ai été surpris par le niveau de violence du Hamas, et j'ai quand même été surpris par le niveau de violence d'Israël. Pas tout de suite, mais au fil des jours, voire des semaines, avec un niveau de violence qui chaque jour devenait un peu plus élevé, un peu plus intense. Des milliers de tonnes de bombes déversées en peu de temps. Bref, cette intensité dans le bombardement, je ne pensais pas qu'elle pouvait être pratiquée à ce point-là.
Oui, en effet, le niveau de violence est vraiment insoutenable. Cela fait trois mois que ça a commencé. Le bilan humain est assez effroyable. Il est lié à la destruction de Gaza, puisqu'on a plus de 70 % des logements qui sont détruits, totalement ou partiellement ; on voit que dans le nord de Gaza, on est sans doute à 80 %. Ce sont des taux de destruction qui sont de l'ordre de ceux qu'ont connus les villes allemandes dans les pires bombardements de la Seconde Guerre mondiale, Hambourg, Cologne, Dresde…
On voit que ce qui se passe déjà à Gaza est de ce niveau-là, et ce n’est pas fini. Le bilan humain est à ce jour de 23 000 morts, ce qui est quand même assez sidérant, surtout avec une grande partie d'enfants. Il n'y a pas de négociations qui sont à l'ordre du jour, on ne voit même pas l'idée d'arrêter le niveau de violence. Les ONG dénoncent de plus en plus fortement ce qui se passe à Gaza avec ces nombreux crimes et crimes de guerre de l'armée israélienne. Comment est-ce que vous décririez ce qui se passe actuellement à Gaza ?
Les mots manquent. On n'arrive pas à se hisser à la hauteur de cette violence, de cette punition collective, de cette vengeance ouvertement assumée par les responsables israéliens. Les chiffres, les diagrammes que vous montrez ici sont effectivement très explicites. Le bombardement de Gaza s'apparente aux bombardements urbains les plus violents, en ajoutant le fait que personne ne peut sortir de Gaza. On estime qu'environ un millier de blessés ont pu être évacués et sortis de Gaza, et puis quelques personnes qui, parce qu'elles ont la nationalité égyptienne ou parce qu'elles ont des relations, ont pu sortir. Mais enfin 99,9 % de la population de Gaza est coincée. Ça, une population aussi concentrée, subissant un bombardement d'une telle intensité dans un périmètre qui est pratiquement hermétiquement scellé, ça c'est sans précédent ! Même à Dresde et à Hambourg. Je ne veux pas dire que c'est pire que les nazis, pire que la Seconde Guerre mondiale. Je ne veux pas m'envoler dans de telles extrémités. Mais enfin, ça donne quand même une idée de l'angoisse, de la dureté, de la cruauté de cette punition collective – c'est d'abord comme ça qu'il faut l'envisager.
D'ailleurs, ça a été à peu près clairement assumé, le président de l'État d'Israël – dont on parlait comme d'un être modéré par rapport au caractère extrémiste du gouvernement israélien – a été parmi les premiers à dire qu'il n'y avait pas d'innocent, que tout le monde, toute la population était coupable, parce que complice. Et c'est tout de même un sentiment qui s'est largement diffusé, au point d'ailleurs qu'en Israël, on peut demander à apposer sa signature avec une petite dédicace sur les missiles qui vont être ensuite lancés contre la population palestinienne.
C’est donc absolument atroce. Il s'agit manifestement de rendre Gaza inhabitable, impropre à toute résidence, sans que pour autant on puisse avoir la moindre idée du sort qui attend les 2,3 millions de Palestiniens de Gaza qui vivent dans un cimetière ravagé par les bombes, qui vivent dans un charnier de cadavres d'enfants, des maisons dans tout le nord pratiquement entièrement aplaties, le sud aplati au tiers et bientôt à la moitié. Il n'y a plus rien, il n'y a pas de retour en arrière et il n'y a pas de marche en avant possible. Il y a une espèce de présent terrifiant dont on n'arrive pas à voir l'issue.
Je pense que cela fait partie de ce que cette guerre a d'angoissant, parce que les guerres c'est toujours atroce. Celle-ci est atroce, d'autres avant, l'ont été également les guerres de Syrie, la guerre du Soudan, etc. Je ne vais pas entrer plus dans le détail de ces guerres. Simplement, toutes laissaient entrevoir une issue, pas forcément une issue glorieuse parce qu'il n'y a que des perdants finalement, si on les regarde avec un peu de distance, mais tout de même une issue. La fin de la guerre du Vietnam, la fin de la guerre en Afghanistan, la fin de la guerre de Syrie, éventuellement même demain, la fin de la guerre du Soudan – car le Soudan est également en guerre aujourd'hui – ou la fin de la guerre en Éthiopie, le Tigré contre le pouvoir central. À chaque fois, on peut imaginer une issue pacifique, un traité qui met fin à l'affrontement ou une victoire qui permet la reprise de la vie avec les blessures certes, mais aussi avec l'espoir d'un renouveau. Là, on ne le voit pas et c'est ce qui rajoute au sentiment d'écrasement que l'on éprouve, en tout cas que moi j'éprouve, en contemplant ce champ de ruines.
Vous avez cité mon livre sur les guerres humanitaires, dans lesquelles à un moment, j'essaie de raisonner un peu sur les implications du droit humanitaire qui est toujours présenté comme une irruption de la philanthropie sur la scène de la guerre. Certes, ça n'est pas entièrement faux, il y a quelque chose de cet ordre-là. Mais on oublie souvent que le droit humanitaire a été forgé pour l'essentiel par des généraux et des ambassadeurs, des juristes militaires, et qu'il est donc fait pour la guerre. Il n'est pas fait pour empêcher la guerre. Il est fait pour s'introduire, pour contenir la guerre dans des limites moralement défendables, c'est-à-dire éliminer l'excès de cruauté. Et l'esprit de l'excès de cruauté, qui le définit ? Précisément ceux qui font la guerre !
Par exemple, une question qui n'est jamais posée par ceux qui défendent l'idée qu'il faut respecter le droit humanitaire et qui appellent les Israéliens à cela, ils ne disent jamais combien de morts seraient admissibles. Il y en a trop, mais trop c’est à partir de combien ? À partir de combien d'enfants, de femmes, aplatis sous les bombes, on considère qu'il y a un excès de cruauté ? Évidemment, on ne peut pas répondre à cette question. Personne n'oserait répondre à cette question : « Oui, là on a eu seulement 1 500 morts, innocents, civils. Si on en avait eu 2 000, ça aurait été trop ; mais 1 000, ça aurait été un peu mieux ; 1 500, c'est déjà pas mal ». Voyez, on arriverait à ce genre de discours absolument inassumable. Mais ce discours est fait pour rendre la guerre acceptable, c'est-à-dire instiller, infuser, peu à peu, l'idée que si elle respectait le droit humanitaire, cette guerre serait finalement relativement aimable. Et ça, ça fait partie des choses à la fois liées à la guerre et au droit humanitaire.
Quand on voit l'étendue, le nombre de morts et surtout les politiques appliquées, cette espèce de blocus, on bombarde les gens alors qu'ils ne peuvent pas sortir, on les affame, on coupe l'eau, l'électricité, est-ce qu'on n'est pas en train d'assister à un génocide ?
C'est une vision un peu composite. D'abord, je pense qu'il est plutôt sain que ce thème monte, parce qu'il est dans l'esprit d’un grand nombre de gens. Quand on entend un ministre de la Défense dire qu'on va s'attaquer à des « animaux humains », quand on entend le président d'un État expliquer qu'il n'y a pas d'innocent, qu'il n'y a que des coupables, des coupables des « plus atroces des crimes »... donc qu'est-ce qu'ils méritent ? La peine de mort dans ces conditions-là... Quand on entend un autre qui invite à balancer une bombe nucléaire sur Gaza... On pourrait faire un florilège de toutes ces déclarations plus atroces, plus cruelles, plus inhumaines les unes que les autres, et même remonter auparavant, quand Ehud-Barak (censé incarner la gauche israélienne) parlait d'Israël comme d'une « villa dans la jungle », c'est-à-dire un îlot de civilisation entourée de bêtes féroces, d’animaux sauvages avec lesquels seule la violence est concevable. Tout cela nourrit l'idée que Israël veut se débarrasser, enfin trouver une sorte de « solution finale » à la question palestinienne.
Par ailleurs, si l"on s'en tient au génocide tel qu'il a été perpétré contre les Juifs et les Tziganes durant la Seconde Guerre mondiale, il s'agissait qu'il n'y ait pratiquement aucun survivant. Il s'agissait de traquer jusqu'au dernier Juif, jusqu'au dernier Tzigane pour s'en débarrasser totalement. Ce n'est pas le projet israélien. Les Israéliens veulent faire disparaître les Palestiniens. Je reprends là une expression que j'avais relevée chez Elias Sanbar et que je trouvais tout à fait représentative, traduisant bien l'idée que je m'en fais également. On veut les faire disparaître, on ne veut pas nécessairement s'en débarrasser physiquement. S’ils vont en Égypte, en Jordanie, en Europe, en Australie, c'est très bien ; il ne s'agit pas de les détruire physiquement, il s'agit de les faire disparaître du paysage, en garder quelques-uns pour vider les poubelles et gérer les squares.
Cela étant, si on se réfère à des cas d'incrimination pour génocides antérieurs, c'est-à-dire par exemple Srebrenica pendant la guerre d'ex-Yougoslavie, ou plus récemment la guerre du Darfour qui a débouché sur l'incrimination pour génocide du président du Soudan, la répression de l'insurrection du Darfour n'a pas été plus violente que la répression de l'attaque du Hamas près de Gaza. Donc s'il y avait génocide au Darfour – ce qui est discutable – mais force est de reconnaître que le génocide est une notion juridique et que des juristes ont considéré qu'il y avait suffisamment d'éléments pour mobiliser la Convention de 1948, qui non seulement condamne évidemment le génocide, mais invite les signataires de cette Convention à faire tout ce qui est dans leurs moyens pour prévenir la montée vers le génocide.
Or, s'il y a quelque chose sur quoi il y a un grand nombre de convergences, on voit bien qu'il y a une sorte de montée vers les extrêmes, qu'on s’y s'achemine, comme le disait Clausewitz, les buts de guerre changent avec la guerre, avec les méthodes de guerre qui assignent de nouveaux buts. Et on voit bien qu'à la faveur de cette explosion de violence et finalement de ces condamnations générales, les extrémistes qui sont au pouvoir en Israël entendent terminer le boulot de 1948. C'est-à-dire l'expulsion finale au prix de la destruction d'un grand nombre de vies et chasser tout ce monde vers un extérieur indéfini par ailleurs.
Donc entre génocide, processus génocidaire et cheminement chaotique déterminé vers le génocide, il y a suffisamment pour que l'on mobilise autour de cette notion les instances judiciaires internationales, c'est-à-dire la Cour Internationale de Justice et la Cour Pénale Internationale, et ce sont elles qui finalement rendront ce verdict. Moi je pense qu'il est juste que cette notion soit mise en avant, même si moi je ne me détermine pas formellement vis-à-vis d'elle.
Un autre point qui est aussi très marquant, c'est l'humiliation des Palestiniens. On a vu des destructions gratuites de tout : le patrimoine culturel, des archives, des universités, comme pour éradiquer la culture palestinienne. On a vu des civils humiliés, à genoux, nus, par dizaines. On a vu des destructions de cimetières pour mélanger toutes les tombes. Finalement, on ne voit pas trop en quoi tout ceci est vraiment moral et proportionné. Quel est le but d'Israël derrière tout ça ?
Je me pose la question. J’ai du mal à y répondre parce qu'il faudrait arriver à s'identifier à quelqu'un qui défend toutes ces choses-là. Et j'avoue que c'est un exercice auquel je n'arrive pas à me livrer. Cette débauche, en effet, d'humiliations, d'actes violents, soit symboliquement soit matériellement, totalement inutiles, qui ne renforcent en aucune manière ni le prestige, ni la force d'Israël, tout cela rentre dans un ensemble assez vague, au contour flou, mais au contenu quand même accessible, qui est : restaurer – je le dis pratiquement dans les termes israéliens – restaurer le pouvoir d'une dissuasion d'Israël, qui en effet a été sérieusement mis à mal.
Il avait déjà été sérieusement attaqué, si j'ose dire, en 2006, lorsque les Israéliens avaient subi ce qu'il faut bien appeler une défaite au sol de la part du Hezbollah libanais, lors de la guerre au Liban de 2006. Mais bon, de l'eau était passée sous les ponts depuis, et puis on avait plus ou moins oublié. Et là, enfin, ce sont à la fois les services de renseignement, l'armée, la police, le Mossad, la CIA… enfin, tout ce beau monde qui travaille ensemble, qui se présente comme des champions du renseignement, de la sécurité, du high-tech, du savoir combattre… enfin, tout ce qu'on veut dans la chose militaro-policière, ils se sont fait ridiculiser par le Hamas, qui en quelques heures a fait voler en éclat cette réputation d'invincibilité, d’omniprésence, d’omniscience des services israéliens, appuyés par les services américains. Ça a été vécu comme une humiliation extrêmement profonde.
Vous pensez que tous ces massacres, tous ces crimes contre l'humanité, c'est pour avoir une meilleure réputation ?
Pour avoir la réputation qui leur assure, selon eux, une certaine sécurité, c'est-à-dire une réputation d'invincibilité, de dureté extrême ; il s'agit, par la violence, de décourager les gens de soutenir les mouvements de résistance.
Si on a tous été en effet frappés par l'horreur des massacres du 7 octobre, factuellement, on voit quand même des combats extrêmement disproportionnés, avec d'un côté un État constitué, une armée constituée très puissante, massivement soutenue par l'Occident en général et par les États-Unis en particulier, qui reçoit des tonnes d'aides militaires. Et en face, on voit une population qui n'a à peu près rien, qui est enfermée, à qui en a coupé l'eau, les vivres, l'électricité, qui se fait bombarder régulièrement. Pourtant, quand on écoute plein de médias, on a vraiment l'impression qu'Israël serait en pure légitime défense. Pourquoi ?
Moi, je ne le vois pas tout à fait comme ça. D'abord, à l'intérieur des médias, distinguons les plateaux télé, les éditorialistes, d’un côté, et les reportages et les journalistes de terrain de l’autre. Dans de nombreuses circonstances, j'ai eu l'occasion de voir non pas nécessairement un divorce, mais en tout cas une différence très forte entre les deux. Y compris, je me rappelle, par exemple pendant la guerre de Libye – j'ai eu l'occasion d'en discuter avec vous, ici même – les reportages que je lisais ou que je voyais sur la Libye me semblaient intéressants, informatifs ; ils nourrissaient une réflexion. Les discours que j'entendais de la part des éditorialistes, qui semblaient s'être habillés en kaki et claquer des talons, avant de prendre la parole, eux, étaient totalement propagandistes ; ils étaient totalement au service de cette intervention folle de la France, de l'Angleterre, du Qatar en Libye. Eh bien, il me semble qu'on retrouve ce genre de distinction – évidemment il y a des exceptions – mais on retrouve ce genre de distinction.
Quand je lis mes journaux habituels, je m'informe, je vois des confirmations de ce que j'entends par ailleurs, venir de Médecins sans Frontières, ou d'autres sources, de Human Rights Watch, donc il y a, je pense, une restitution honnête, aussi honnête que possible, dans un certain nombre de journaux. Je m'informe plus par la presse écrite que dans la presse télévisée disons, mais enfin, même là je pense que c'est quand même le cas.
Par contre, les plateaux télé, avec ces experts militaires, stratégiques ou en relations internationales, sont le plus souvent (là aussi, il faut nuancer un petit peu), mais sont le plus souvent déséquilibrés au profit d'Israël, et combien de fois j'ai entendu par exemple repris ce mantra que les dirigeants occidentaux ne cessent de répéter : « naturellement, Israël a le droit de se défendre, Israël a le droit à la sécurité ». Ça, c'est une phrase codée pour justifier la violence de l'occupant sur l'occupé, car ce n'est pas une référence à un droit international, car le droit international ne prévoit pas qu'une puissance occupante a le droit de taper sur la population occupée. Le droit international prévoit, au contraire, que la puissance occupante a des obligations de protection vis-à-vis de la population occupée. Ce qu’Israël ne respecte évidemment jamais depuis qu'il a décidé d'offrir les territoires conquis en 1967 à l'appétit des colons, avec tout ce que l'on sait maintenant.
Quelque chose comme 10 % de la population israélienne réside dans les territoires conquis après 1967, entre 500 000 et 800 000 (selon que l’on compte Jérusalem). Moi, je compte naturellement Jérusalem, donc c'est plus proche de 800 000. Donc ce rappel au droit international, et notamment au droit international humanitaire, c'est une tartufferie révoltante, c'est absolument dégoûtant d'utiliser le droit pour le retourner contre ceux à qui il devrait bénéficier. Ce droit à se défendre est inexistant. Lorsqu'Israël attaque le Liban en 2006, on peut invoquer le droit à se défendre, puisqu'il est attaqué, Israël est attaqué depuis son voisin. Donc on a le droit de se défendre contre un autre État d'où vient une attaque. Mais là, il ne s'agit pas de ça, il s'agit d'une population occupée qui exerce son droit à se défendre contre l'occupation. Donc ceux pour qui devrait être invoqué ce droit à se défendre, ce sont les Palestiniens d'abord, pas les Israéliens, mais jamais, pas une seule fois, vous n'aurez entendu cette référence au droit.
Ce n'est même pas du militantisme politique pro-palestinien, c'est simplement une référence au droit international. Vous êtes une population occupée, vous avez le droit de vous révolter. Cela ne veut pas dire que vous avez le droit de vous révolter selon n'importe quelle modalité. Et par exemple, les atrocités commises par le Hamas ne relèvent pas de ce droit-là, il faut être tout à fait clair là-dessus. Mais lorsque des militants palestiniens à Gaza ou en Cisjordanie, attaquent des soldats israéliens ou des colons armés, on les traite de terroristes, exactement de la même façon. Donc on entretient cette confusion que par ailleurs on dénonce lorsque c'est commode. Parce que lorsqu'ils attaquent des patrouilles militaires, ce qui arrive un certain nombre de fois, les militants palestiniens devraient être appelés des résistants. C'est comme ça. C'est le terme qui convient. Or, on reprend très facilement la terminologie israélienne, « tous des terroristes ».
Et d'ailleurs on retrouve là cette confusion sémantique qui entoure le terme de terroriste, extrêmement flexible, extrêmement labile, se prêtant à tous les usages, comme on le sait que ce soit dans la tradition française, pendant la guerre, pendant la guerre d'Algérie, ou à d'autres moments.
Et puis d'ailleurs, on n'entend pas les philosophes de salon habituels venir nous dire que la population palestinienne est sous les bombes, vite, il faut envoyer des armes pour qu’elle se défende, ce que d’habitude ils nous ressortent tous les quatre matins. Donc on voit qu’il y a deux poids deux mesures…
Ah, mais non. Mais on les entend quand même, mais pour défendre le lanceur de bombes, défendre l’oppresseur, défendre l'occupant, c'est phénoménal d'ailleurs de voir la différence ! Je ne sais pas, prenons : Libye, Ukraine, Soudan et Palestine, on voit que d'un seul coup, tout s'inverse avec la Palestine. Pour un certain nombre de philosophes médiatiques, chacun voit de qui il s'agit.
Vous avez expliqué chez Pascal Boniface que vous aviez été victime de censure par Patrick Drahi sur BFM-TV. Qu'est-ce qui s'est passé et est-ce que c'est la première fois que ça vous arrive ?
Ça, c'est difficile de savoir si c'est la première fois. Mais je remarque que je ne suis pas personna grata quand il s'agit du conflit israélo-palestinien. J'ai eu l'occasion de mesurer quelques différences de traitement, parce qu'au mois de septembre, quand a eu lieu le tremblement de terre du Maroc, un peu avant, quand ont eu lieu les tremblements de terre de Turquie et de Syrie, j'avais été invité à m'exprimer dans d'assez nombreux médias sur les conséquences, par exemple quand le Maroc a refusé la présence de la France, enfin de la France gouvernementale en tout cas, cela avait suscité l'indignation de certains. J'avais donc été amené à parler dans le cas de cette petite controverse, et là je n’étais pas du tout censuré, au contraire j'étais bienvenu, j'étais invité.
Et puis, dans une bonne partie des médias, avec le conflit israélo-palestinien et avec un certain nombre d'exceptions tout de même (mais des exceptions exceptionnelles si j’ose dire) je n'ai plus vraiment été invité, j'ai plutôt été invité sur des sites, et un peu sur BFM, quand même assez rarement et avec des créneaux d'expression très très limités par rapport à tous ceux qui célébraient la justesse, la légitimité de la seule démocratie du Proche-Orient, comme il est convenu de l'appeler, c'est-à-dire Israël.
Oui, j'ai su par la bande que Patrick Drahi avait sermonnée, pour ne pas dire engueulé une personne de BFM qui m'avait invité, ce que Patrick Drahi, propriétaire de BFM, considérait comme inacceptable. Voilà. J'ai eu malgré tout d'autres invitations, mais qui ont été à chaque fois annulées. Donc je suppose, en reconstituant le mécanisme, qu'un ou une jeune journaliste ou un stagiaire, me « google » pour la composition d'une table, d'un plateau, et puis que quand mon nom arrive à l'échelon de la rédaction en chef : « celui-là, on m'a déjà fait le coup, il est controversé ». Je suis un personnage controversé, en tout cas quand il s'agit du conflit israélo-palestinien. Bien entendu, Bernard Henri-Lévy n’est pas controversé, ou Alain Finkelkraut. C'est à la fois révoltant, et je me dis, de toute façon, je n'ai pas mon rond de serviette dans les médias et je fais avec.
Et en ce qui concerne les médias que j'écoute (France Inter, France Culture) ils ne m'invitent pas ou à peine – une fois France Culture, une fois France Inter, en trois mois – et quand on voit la récurrence d’un certain nombre de gens qui viennent pour redire la même chose, ça me fait de la peine, ça m'ennuie. Le pluralisme n’est pas respecté, mais il n’est quand même pas inexistant ; il y a tout de même des voix qui se font entendre, par exemple en ce moment Shlomo Sand sort un livre on l'entend. Karim Kattan, un écrivain franco-palestinien, se fait également entendre. Quelques leaders palestiniens peuvent faire entendre leurs voix. Mais enfin, par rapport au vacarme des thèses des défenseurs d'Israël, leurs voix ont peine à se faire entendre, ça il faut le reconnaître. Et, c’est évidemment sur Internet que circule une parole plus libre, plus ouverte.
Un point qui est assez intéressant pour illustrer cette propagande assez incroyable, c'est qu'on a vu dans la presse, plutôt pro-israélienne, des confidences de responsables israéliens qui expliquaient qu’ils étaient en train de discuter avec le Congo pour une émigration volontaire des gens de Gaza, aussi avec le Tchad et le Rwanda, étonnamment, pas avec Madagascar (je ne sais pas, ils auraient pu aller jusqu'au bout) – les pays africains ont plutôt dit qu'ils ne voulaient pas rentrer là-dedans.
Mais ce qui était intéressant, c'est de voir comment cette horreur – un nettoyage ethnique, une expulsion, une déportation – était présentée dans les médias, justement sur BFM dont on vient de parler, avec « L'émigration de Palestiniens, le projet controversé de ministres israéliens », et France Info qui a peut-être la palme avec une émigration « volontaire », parce que c'est évidemment « ou on part volontairement ou on meurt volontairement sous les bombes ». « Les propositions des ministres israéliens sont-elles réalistes ? ». C'est presque sous-entendu, ce n’est pas bien de donner de « l'espoir » quand même aux Français qu'on pourrait expulser les Arabes un jour, on ne sait pas ce qu'ils ont en tête, mais on se dit que c'est quand même assez effroyable. Qu'est-ce que ça vous inspire, ça ?
D'abord de l'effarement et un sentiment de révolte et de colère sans limite. Ça fait froid dans le dos... On refuse d'appeler ça une déportation, un projet de déportation, alors que c'est le terme qui convient. Cette espèce de contamination par le discours identitaire violent, par le discours de la séparation, du rejet de toute altérité, de tout pluralisme, c'est terrible… Et de voir que BFM et France Info reprennent, selon les termes israéliens, un projet de ce type, qui est un projet grosso modo nazi, c'est effectivement effrayant !
La deuxième chose que ça m'inspire, sur un mode disons plus politique et moins sur celui de la révolte, c'est quelque chose comme une fenêtre d’Overton, c'est-à-dire une sorte de test où on met en circulation une idée totalement extrémiste, totalement folle, ultra-violente comme celle-ci, si bien qu'une idée un peu moins extrémiste, un peu moins violente apparaîtra comme modérée. Alors la déportation de milliers de Palestiniens au Congo, ça, non ! Ce n’est pas repris par le gouvernement, on le met au niveau d'une rumeur. Par contre, si on pouvait les envoyer vers le Yémen ou la Jordanie... après tout, ils sont « presque chez eux, tous ces gens parlent la même langue, ils ont la même religion, plus ou moins, etc. ». Et dès lors, cet extrémisme extrême peut laisser place à un extrémisme apparemment un tout petit peu moins extrême, mais qui repose finalement sur la même idée : « chassons tous ces intrus » : les Palestiniens, c’est-à-dire que la population indigène, autochtone, est considérée comme intruse.
Je signale au passage qu'on a un bel exemple de grand remplacement organisé, voulu, qui est un véritable projet. Zemmour ferait bien de s'intéresser à Israël pour nourrir sa thèse du grand remplacement, parce que si elle peut être facilement mise en défaut en France, elle est bien illustrée dans un certain nombre d'endroits, dont Israël – en Australie et aux États-Unis aussi au demeurant, mais c'est plus ancien, donc c'est moins frappant, moins brûlant comme situation. Mais là, on la voit à l'œuvre.
Ça fait trois mois qu'il y a donc cette propagande massive dans les médias, sur des choses qui sont quand même terrifiantes et qu'on n'imaginait pas voir quand même à ce niveau-là dans la presse française, partant d'une situation où il y a quand même deux millions de personnes enfermées à qui on coupe la nourriture. Enfin, je ne sais pas… ça ne semble pas très compliqué comme problématique. Pourtant, on nous explique que tout ça est normal, que c'est bien, peut-être légèrement peu trop, mais pas beaucoup plus. Est-ce que vous pensez que toute cette propagande est crue par la population, est-ce que ça marche ?
Je ne sais pas. Je crois que la réponse à cette question passerait par une étude avec des sondages, des interrogations un peu systématiques, organisées selon une certaine méthode de représentativité. Et moi, je ne sais pas si de telles études existent. Si j'en juge par mon entourage – enfin, on choisit tous plus ou moins son entourage – dans une certaine mesure ça ne marche pas. Les gens, y compris mes amis ou copains ou relations, plus ou moins lointaines d'origine juive, ou qui sont des juifs, sont révoltés par ce qui se passe. Il n'y a pas une distinction, juif, non juif, ou quoi, nécessairement. J'aime penser que tout ça ne marche pas, que tout ça n'accroche pas.
Mais il semble quand même que la thèse israélienne recueille un certain soutien en France, ce que j'interprète par une certaine, comment dire, crainte, hostilité, peur... le choix des mots est assez large dans ce domaine, mais disons un rapport avec les attentats terroristes qu’a subis la France. Le lien qu'un certain nombre de gens font, à commencer par le président de la République qui a comparé le Hamas à Daech et a proposé une coalition anti-Hamas sur le modèle de la coalition anti-Daech... et je pense que ça n'est pas sans conséquences, ça n'est pas sans influence, que l'identification entre Hamas et Daech qui a été faite amène des gens à se mettre du côté de ceux qui sont attaqués par le Hamas ou Daech, donc du côté israélien.
Ce à quoi il faut ajouter qu'il y a une apparente ressemblance physique : les voitures, les habits, les paysages urbains, tout cela évoque des paysages familiers, des scènes familières, donc l'identification est plus facile, elle n'est pas d'ordre politique, mais elle est d'ordre disons culturel, idéologique, malgré tout. Et il me semble que ce sont des facteurs informels, matériels, difficiles à mesurer, qui expliquent une certaine adhésion de la population, mais est-elle majoritaire ? Et dans quel sens évolue-t-elle ? Ça, je n'en sais rien.
Il y a des personnes qui s'inquiètent et qui estiment que cette politique d'Israël est susceptible de mettre les Juifs en danger, vous pensez que ça risque d'aggraver l'antisémitisme en France ?
Ah oui, oui, oui… Personnellement, ça fait quand même assez longtemps que j'estime qu'Israël me met en danger en tant que juif. Parce qu'Israël, en quelque sorte, réanoblit, donne une certaine légitimité – dans laquelle je ne me reconnais pas du tout, attention, que les choses soient claires – mais redonne une certaine légitimité à la haine des juifs. Puisque Israël présente sa capitale comme la capitale du peuple juif, pas comme la capitale d'Israël, que le Premier ministre est le Premier ministre des Juifs et non pas le Premier ministre des Israéliens, et ainsi de suite, eh bien d'une certaine manière, il nous enrôle tous. C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, à deux ou trois reprises, j'ai été amené à co-signer des textes que je détestais avoir à signer, des textes qui protestaient en tant que juifs, refusant l'enrôlement, refusant la généralisation de la mobilisation des juifs en défense d'un pouvoir fascisant, dirigé en plus par un voyou (mais enfin, ça, c'est presque secondaire, c’est même tout à fait secondaire dans le contexte d'aujourd'hui).
Donc Israël, qui était censé être le lieu où les juifs seraient intouchables, est devenu le lieu où les juifs sont les plus en danger dans le monde. Donc il y a un échec du projet sioniste au sens fort du terme, qui est manifeste, mais il met en danger des gens comme moi, ou des gens qui portent la kippa, parce qu'il y a une relation qui est faite entre la politique israélienne et les gens qui, avec des signes extérieurs ou en se manifestant de cette façon, semblent approuver cela. Donc Israël nourrit un antisémitisme qui, d'ailleurs, est un trait qui caractérise son existence même. Pour Herzl, le père fondateur si l'on veut (avant l'existence même d'Israël) les antisémites étaient les alliés objectifs du projet sioniste. Évidemment, puisque tous voulaient qu'il n’y ait plus de juifs en Europe, puisque le sioniste est un projet européen avant tout. La fameuse lettre de Balfour à Rothschild, écrite en 1917, c'est la lettre d'un antisémite écrite à un juif. Balfour était un antisémite pour des raisons religieuses, des raisons politiques diverses, mais il donnait aux juifs une terre qui ne lui appartenait pas au profit d'une population qui n'y résidait pas.
Si je ne dis pas de bêtises, d'ailleurs, le seul ministre juif dans le gouvernement anglais à cette époque-là avait protesté et ne soutenait pas le projet sioniste…
Mais bien sûr, bien sûr. D'ailleurs, l'antisionisme était d'abord une pensée politique juive pour diverses raisons, des raisons religieuses, des raisons républicaines, des raisons d'assimilation, des raisons de rejet de toutes formes de double allégeance ou de loyauté conflictuelle. Donc, l'antisionisme était largement majoritaire : soit l'indifférence, soit l'hostilité au sionisme était largement majoritaire dans les populations juives en Europe, comme d'ailleurs dans les pays arabes.
Comment ce conflit va se terminer, selon vous ?
Comme je vous le disais au départ, ce qui rajoute au caractère écrasant de cette situation c'est l'impossibilité d'imaginer ce que va être la fin. Les Israéliens nous promettent une guerre qui, sous des formes diverses parce qu'ils ne pourront pas eux-mêmes tenir le rythme épouvantable de bombardements, de tir de missiles, de centaines de missiles quotidiens, ça coûte trop cher, ça leur coûte trop cher sur le plan économique, sur le plan politique, sur le plan… enfin, sur tous les plans donc ils vont changer de registre... mais on nous promet quand même une guerre qui va durer encore des mois, voire une année, voire plus.
Moi, je ne vois aucune solution, je suis terriblement pessimiste. Enfin pessimiste… Pessimiste, ce serait un trait psychologique. Je ne vois aucune issue à cette guerre dans la mesure où, à cette guerre ou à cette répression effroyable, les seuls qui ont un projet qui peut être décrit ce sont les ministres d'extrême droite, c'est Ben Gvir et Smotrich qui disent : on va les chasser, on récupère Gaza, on réinstalle des colonies, on vide la Cisjordanie au passage parce que c'est le bon moment, de toute façon tout le monde est contre nous donc allons-y, on n’a absolument rien à perdre et tout à gagner.
Et d'ailleurs, malheureusement, pour l'instant c'est vrai. Ils n’ont rien à perdre et tout à gagner. Enfin, ils ont encore un peu plus d'image à perdre mais ils considèrent que de toute façon de ce côté-là c'est fichu. Mais comme ils estiment qu'ils ne peuvent vivre que par l'épée, ne survivre que par la puissance militaire, finalement ils s'accommodent de cette situation de dégradation d'image. En tout cas à court terme, à mon avis, ce n’est pas tenable longtemps. Mais pour l'instant, ils raisonnent à court terme et pour l'instant, c'est comme ça que ça se joue.
On entend souvent dans la propagande qu'Israël est la seule démocratie de la région, que l'armée israélienne est la plus morale du monde. Pourtant ces derniers temps, on a vu des images horribles de soldats tuer des civils, s’en réjouir, très heureux d'aller détruire des immeubles, le patrimoine culturel de Gaza, donc considérer finalement les Palestiniens comme des animaux, comme d'ailleurs un certain ministre israélien l'avait dit. Qu’en pensez-vous de cette situation, autour des soldats israéliens ?
Les soldats israéliens se comportent comme des soldats coloniaux qui considèrent que tout ce qui vient du peuple ou de la population ou des gens qui le combattent est inférieur et négligeable, presque invisible, donc autant le piétiner immédiatement. Il y a quelque chose de l'ordre de cet esprit colonial qui est à l'œuvre, je pense, dans cette dureté, dans cette cruauté ; il s'agit de montrer que les autres ne peuvent rien face à la puissance, à la hauteur de vue des juifs israéliens, donc oui, je pense qu'il y a quelque chose de cet ordre-là.
Et puis c'est aussi une formidable démonstration de la capacité d'influence d'Israël, parce que c'est un résultat de leur propagande qui est remarquable. Moi je n'ai pas attendu la guerre de Gaza pour contester ce titre de « seule démocratie du Proche-Orient », en insistant sur le fait qu'un pays, qui certes fonctionne démocratiquement pour les juifs, mais qui a le talon sur la nuque de 5 millions d'êtres humains, en l'occurrence les Palestiniens, ne peut pas être rangé dans la catégorie démocratique ou alors on considère que les démocraties athénienne ou romaine fondées sur l'esclavagisme étaient aussi dignes de la démocratie, ou que les démocraties de l'époque coloniale l'étaient également.
Un pays dans lequel les juifs ont tous les droits et les non-juifs n'ont aucun droit, en tout cas dans les territoires occupés, parce que c'est à nuancer dans Israël intra-muros... les Israéliens palestiniens ont des droits et notamment des droits politiques, mais leurs droits, disons sociaux, leurs droits dans la vie ordinaire sont tout à fait réduits : on peut refuser de les admettre dans telle résidence, dans tel endroit… etc. Donc ils ont à souffrir d'un racisme institutionnel réel tout en bénéficiant de droits politiques absolument égaux à ceux des Israéliens. C'est ce qui permet d'ailleurs aux défenseurs d'Israël de défendre l'idée qu’Israël est authentiquement démocratique, mais comme le disait Ahmed Tibi, un député arabe israélien, au parlement israélien : « Israël est un état juif et démocratique, démocratique pour les juifs, et juif pour les palestiniens » c'est comme ça qu'il le caractérisait effectivement. Donc moi je considère depuis longtemps qu'Israël ne peut pas se réclamer du titre de démocratie et encore moins aujourd'hui dans la conduite qu'il fait de cette guerre.
Mais, ce qui me mobilise ou ce que je constate en tout cas de façon plus large, c'est qu’inévitablement, la violence qui est exercée à l'encontre des Palestiniens retentit à l'intérieur de la société israélienne, et d'abord dans la vie ordinaire : les violences conjugales, les violences routières qui sont aussi des indicateurs sociologiques d'un niveau de violence et de tension dans une société, sont tout à fait représentatifs de cette violence. On l'a vu par exemple avec ces 3 otages israéliens torse nu portant un drapeau blanc qui se font abattre comme des chiens, comme « des chiens de Palestiniens », tout simplement parce qu'ils n’ont pas été reconnus immédiatement en tant qu’amis, c'est-à-dire en tant qu’otage israélien. Donc si vous n’êtes pas reconnu en tant qu'ami, vous êtes immédiatement reconnu en tant qu'ennemi et donc digne d'être abattu. Voilà un exemple à la fois de la culture militaire et finalement de l'état d'esprit paranoïaque violent qui s'empare d'une bonne partie de la société israélienne.
Quand on parle de la société israélienne, il faut toujours ménager un espace pour ces gens que j'admire de tout mon être qui résistent dans cette ambiance survoltée, hystérisée : ces jeunes gens qui refusent d’aller faire leur service militaire, qui manifestent pour la paix, qui manifestent pour les droits des Palestiniens, qui militent avec les Palestiniens pour tenter de les protéger contre les destructions… etc.
Mais c'était quoi la stratégie du Hamas ? Pourquoi ils ont fait ça le 7 octobre ? Est-ce qu'ils n'allaient pas aussi imaginer que ça allait entraîner ce qu'on vit là, cette destruction de Gaza ? Comment vous voyez ça en fait ?
Il y a deux étages. D’abord, quelle était la stratégie du Hamas ? On ne le sait pas avec une totale précision. Par exemple, il semble bien que la techno-parade, la fête techno qui se déroulait cette nuit-là, ce matin-là, n'était pas connue, apparemment, elle n'était même pas connue des policiers, de la police israélienne – un peu comme ces fêtes technos organisées secrètement avec des rassemblements soudains, dans des endroits inattendus. Donc ça, ça ne faisait pas partie du plan du Hamas. Est-ce que le Hamas avait donné l'ordre de violer, de tuer le maximum de civils, d’en kidnapper, ou de faire prisonnier un certain nombre d'entre eux ? Sans doute… On ne le sait pas encore avec une totale précision.
Il est certain que s'ils s'étaient contentés d'attaquer des postes policiers et militaires, y compris en tuant les quelque 400 policiers et militaires ou en les capturant, ils auraient été, d'une certaine manière, les rois de la résistance. Personne n'aurait été en mesure de les critiquer. Ils ont voulu faire plus. Comme pour signifier – c'est là qu'ils défigurent la résistance palestinienne – comme pour affirmer que la libération de la Palestine était moins leur but que la destruction des juifs, voilà le message implicite qu'ils envoient.
Moi je ne sais pas comment me situer par rapport à ça. De toute façon, le Hamas n'est pas mon genre de beauté, ni les États islamiques ni les États juifs ne me conviennent de toute façon. Cela étant, il faut bien reconnaître que leurs objectifs plus ou moins explicites ont été atteints. L'ignorance dans laquelle était tenue la question palestinienne depuis plusieurs années avec les accords d'Abraham, la guerre d’Ukraine, la rivalité américano-chinoise, etc., enfin tout ce qui remplissait notre espace sur la scène internationale, tout cela a été balayé et aujourd'hui, la question palestinienne est redevenue une question centrale. L’Arabie saoudite a été obligée d'arrêter le processus de normalisation avec Israël et avec l'Iran au passage.
Donc la remise au premier plan de la question palestinienne, le fait que ce problème sans solution doit finir par en trouver une, on n'en a jamais autant parlé, en tous cas depuis des années et des années, de la question des deux États, d'un État palestinien authentique. Comme, en quelque sorte, pour donner raison indirectement au Hamas, en tout cas en lui accordant le bénéfice d'être à l'origine de cette repolitisation de la question palestinienne, de cette remise au centre des questions internationales du conflit israélo-palestinien. Donc une partie de ces objectifs, objectifs en l'occurrence parfaitement légitimes et défendables, a été atteinte. Ça n'enlève pas la remarque extrêmement inquiète, voire angoissée, que je faisais au départ, à savoir quel était le message véhiculé en même temps que celui-là par le Hamas ?
Dans le cas de toutes ces atrocités qui ressortaient, beaucoup de gens se sont étonnés du « deux poids – deux mesures » entre l'Ukraine et Gaza. Il y a beaucoup de déclarations de dirigeants occidentaux et français qui ont été ressortis de 2022, quand ils se plaignaient de tous les bombardements sur les civils, que c'était l'horreur, que c'était des crimes de guerre qui ne resteraient pas impunis. Puis on voit qu’il n'y a rien du tout ou quasiment rien sur Gaza. Là aussi il y a quelque chose d'assez étonnant, c'est que l’Union européenne, qui a été très impliquée dans le soutien à l'Ukraine, ne semble avoir aucune volonté de prendre des sanctions contre les crimes à Gaza ou d'entraver l'action israélienne avec des pressions économiques. Est-ce que ça vous étonne ?
D'abord ça me révolte, plus que ça ne m'étonne. La complaisance d'un certain nombre de pays européens vis-à-vis de la politique coloniale israélienne est bien connue et bien installée et elle n'est pas là pour nous étonner. Alors vu le niveau effroyable des violences infligées par les Israéliens à la population de Gaza (et d'ailleurs on n'a pas encore parlé de la Cisjordanie, mais ça monte également en Cisjordanie, on en est à pas loin de 300 morts quand même, je crois) là, ça installe un contraste, disons, ça crée une situation un peu plus difficile à assumer. Mais enfin, visiblement, ça n'a ébranlé ni Yaël Braun-Pivet, ni Ursula Von der Leyen, ni un certain nombre de leaders européens au premier rang desquels les Allemands et les Hollandais, qui sont les piliers européens de la politique israélienne.
Et malheureusement, la France qui avait une politique équilibrée dans la tradition dite gaullo-mitterrandienne – en l'occurrence, il me semble que cette formule un peu passe-partout a quelque chose de substantiel, de cohérent ; il y a eu de Gaulle à Mitterrand une volonté de prêter une attention réelle aux revendications des Palestiniens, de les prendre au sérieux, donc de tenir sinon la balance égale, du moins d'avoir une position relativement équilibrée – depuis Sarkozy, Hollande, Macron et depuis la répétition de ce mantra « l'antisionisme est la forme déguisée, présentable de l'antisémitisme » ou « la critique d'Israël c'est une critique hostile aux juifs et pas une critique politique », etc., tout ce discours de discrédits, de disqualifications de la critique politique d'Israël et de sa politique coloniale, tout cela amène les Français sur des positions proches de l'Allemagne, des Pays-Bas et d'autres pays européens. Je ne parle pas des pays centre-européens (ça boucle avec ce que je disais tout à l’heure) pays centre-européens qui sont à la fois presque ouvertement antisémites et farouchement pro-Israéliens. Insistons sur le fait que c'est parfaitement cohérent, il ne faut pas s'en étonner, il faut le concevoir comme quelque chose qui va en ligne droite de l'un à l'autre.
Dans ces conditions, cette grande Europe qui compte des partisans farouches d'Israël et des partisans mollassons de la solution dite des deux États, de la reconnaissance plus ou moins activement formulée des revendications nationales palestiniennes, eh bien voilà, ça se présente sous la forme la plus relâchée, la plus vide qui soit. Et ça, dans une situation où on parle de génocide, de génocide potentiel ou de processus pouvant mener au génocide, ça ne restera pas sans conséquence, à mon avis. Le discours moral ou l'invocation morale des Européens selon lesquels une nation qui en agresse une autre ou les méthodes qu'on emploie pour écraser une population… ce sont des éléments politiques de première importance. Tout ça, c'est terminé !
De la même façon, je voyais l'autre jour un projet de voyage d'athlètes olympiques à Auschwitz ! En ce moment ?! Je ne comprends pas pourquoi ils iraient à Auschwitz en tant qu’athlètes olympiques faire un pèlerinage, etc.. Il y a aussi d'autres lieux de souffrance qui pourraient à ce moment-là être mis sur la scène. Mais disons, à la limite, Auschwitz comme symbole de la cruauté humaine étendue à bien d'autres que les juifs. Bon Ook, acceptons ça. Mais au moment où Gaza est pilonnée, on se dit que c'est plutôt à Khan Younès qu'il aurait fallu les emmener. Voyons « ce que l'homme peut faire à l'homme » pour reprendre une formule célèbre… Eh, bien, ce que l'homme est en train de faire à l'homme en ce moment même à Gaza !
Et ce que je veux dire par là, c'est que les évocations rituelles d'Auschwitz comme summum de la cruauté humaine, mais aussi comme ressort de légitimation constant, permanent, de l'État israélien ça, ça va aussi en prendre un sérieux coup dans l'aile, parce qu'il y a beaucoup de gens qui sont prêts à dire : « votre Auschwitz vous l'avez, vous l’avez fait vous-même à Gaza ». Moi je ne reprendrais pas ce genre de comparaisons à mon compte, je pense que ce sont des logiques différentes, mais il y a quelque chose de graphique, quelque chose de visuel dans cette entreprise de destruction méthodique qu'est le bombardement de Gaza.
Un des drames supplémentaires dans le drame supplémentaire dans le drame de ce conflit à Gaza c’est aussi la situation des journalistes. On voit ici le taux mensuel de décès de journalistes dans différentes guerres et on voit que Gaza est très très loin devant toutes les autres guerres : il est déjà mort plus de journalistes à Gaza que pendant toute la Seconde Guerre mondiale par exemple. On voit que les journalistes sont particulièrement ciblés, y compris quand ils travaillent ou lorsqu'ils sont chez eux, quand leur famille est avec eux.
On le voit d'ailleurs sur ce deuxième graphe avec quelqu'un qui est devenu un peu un héros dans le monde arabe : Wael Al-Dahdouh qui est le chef du bureau d'Al-Jazeera à Gaza, qui a été en 2013 récompensé pour son action en faveur de la paix. Le 28 octobre, il a perdu sa femme, sa fille, son petit-fils, son fils ; le 15 décembre il s'est pris un missile qui l'a gravement blessé et qui a tué son journaliste, et le 7 janvier, c'est son autre fils qui lui aussi avait choisi d’être journalistes qui a été assassiné par un missile dans sa voiture. On voit que même Élise Lucet s’en est émue en disant : « il n’y a pas beaucoup de conflits dans lesquels, à ce point-là, on ne peut pas savoir ce qui se passe et où les journalistes sont visés ». Comment ça se passe pour les ONG actuellement là-bas, puisque vous avez dans Médecins sans frontières du personnel qui est sur place ?
On a du personnel qui est sur place depuis maintenant un mois. Il a fallu faire sortir l'équipe expatriée, parce que MSF, comme d'autres ONG, était sur place avant ce conflit depuis des années dans le Gaza sous blocus que nous aidions dans différents domaines. Pour donner une idée de la manière dont on pouvait aider des gens qui étaient victimes d'un blocus, on avait créé, avec le ministère de la santé dirigé par le Hamas bien entendu, puisqu’on coopérait avec les autorités de Gaza, on avait créé un service de brûlés qui était rendu nécessaire par une véritable épidémie de brûlures graves pour lesquelles il n'y avait pas de véritable recours, en dépit d'un système de santé qui est tout de même assez bien développé à Gaza avec des gens compétents, avec des structures fonctionnelles. Mais ces brûlés – c'est une technique très particulière la prise en charge des brûlures graves – ces brûlés n'avaient pratiquement aucun recours et donc on a proposé de mettre en pratique un service de brûlés.
Pourquoi y avait-il tant de brûlés ? Eh bien c'est parce que les pénuries d'électricité imposées par l'occupant israélien qui faisaient que en gros, entre les deux-tiers et les trois quarts de la journée on n'avait pas d'électricité – ce qui entraînait par ailleurs des épidémies de gastro-entérite, parce qu'en milieu urbain et chaud sans un frigo, sans électricité comment est-ce que vous entretenez, vous gardez, votre nourriture dans des conditions hygiéniques correctes ? Évidemment vous ne le pouvez pas – mais il y avait donc ces brûlures occasionnées par l'usage de bougies, de lampes à pétrole, comme substitut à un éclairage électrique. Bref, on avait déjà du monde.
Il a été nécessaire de sortir notre équipe qui a été assez rapidement épuisée et nous avons eu le plus grand mal à faire rentrer d'autres équipes et surtout, une fois rentrées, à leur permettre de travailler, parce qu'il ne suffit pas qu'une équipe franchisse le point de contrôle de Rafa et passe du côté de Gaza, encore faut-il qu'elle puisse rejoindre un hôpital dans lequel il est possible de travailler. Or, on sait qu'une bonne partie des hôpitaux a été considérée par Israël comme des postes de commande, comme des états-majors clandestins, comme des lieux militaires, comme des objectifs militaires légitimes. Donc il y a eu toute une série d'attaques d'hôpitaux qui rendaient le travail dans ces hôpitaux quasi ou totalement impossible, et en tout cas bien trop risqué pour des équipes expatriées.
Je veux souligner là aussi l'implication, le courage de tous ces personnels en général, parce qu'il y a des ambulanciers, des infirmiers, des logisticiens. Il n'y avait pas que les médecins et les chirurgiens qui ont choisi de rester en accomplissant un travail dans des conditions qui ont été souvent décrites, avec des manques d'antalgiques, des manques d'anesthésique, avec des manques de perfusions, avec des gens qui crevaient par terre parce qu'il n'y avait plus de lits, etc. Donc la plupart des blessés n'ont pas reçu de soins, ne nous faisons pas d'illusion ! Et ceux qui les ont reçus, ils les ont reçus dans des conditions extrêmes, dans de conditions qui n'avaient rien de satisfaisant. Enfin au moins, ils recevaient un petit peu de soins, un minimum d'humanité dans l'enfer qu'ils étaient en train de vivre.
Donc, nous avons pu organiser quelques rotations d'équipes. Actuellement, il y a entre les sections différentes de Médecins sans Frontières, 30 à 40 personnes qui travaillent dans des conditions difficiles. Parfois ils sont empêchés de travailler : plusieurs déplacements ont été attaqués alors qu'ils étaient signalés, plaques d’immatriculation, coordination avec l'administration israélienne de la bande de Gaza (qu’on appelle le Cogat) et en dépit des informations très précises sur le lieu, l'heure, l'identification du véhicule, on s'est fait tirer dessus par des snipers israéliens ! Mais s’ils tirent sur leurs propres otages, on ne voit pas pourquoi ils ne tireraient pas sur une équipe de Médecins sans Frontières, il n'y a aucune raison !
La Cour Internationale de Justice a tenu des audiences sur la plainte qu’a déposée l'Afrique du Sud contre Israël justement pour crime de génocide. Est-ce qu'on peut espérer un changement suite à cette audience ? Finalement, pourquoi c’est l’Afrique du Sud qui mène ce combat pour le respect du droit international ?
D’abord, il semble qu'il y a d'autres pays qui se sont joints à cette procédure ou à cette demande d'enquête et de jugement. Donc l'Afrique du Sud n'est pas le seul ; il y a aujourd'hui plusieurs dizaines de pays dans le monde qui soutiennent de telles demandes. Mais l'Afrique du Sud a une position particulière – quoi qu'on pense de son régime actuel qui n'est vraiment pas brillant – l'histoire de la lutte contre l'apartheid est intimement liée à la solidarité avec les Palestiniens.
Mandela avait déclaré qu'on n'était pas libre en Afrique du Sud tant que les Palestiniens n'étaient pas eux-mêmes également libres. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle aux obsèques de Mandela, Netanyahou, alors Premier ministre, avait renoncé à se présenter parce qu'il aurait été très mal reçu dans un tel contexte. Donc l'Afrique du Sud, l'ANC, les luttes progressistes antiracistes, anti-apartheid, ont toujours été proches des luttes palestiniennes.
À travers votre parcours dans l'humanitaire, vous avez connu, hélas, beaucoup de guerres, vous avez dénoncé fortement le « deux poids — deux mesures » qui est extrêmement fréquent. Est-ce que vous avez l'impression que les choses s'arrangent et qu'un jour on sera débarrassés des guerres ?
Au risque d’être un peu décourageant… non. Je crois que je n’irai pas juste dire que la guerre est un état normal des sociétés humaines parce que c'est bien excessif. Mais enfin, les guerres ont rythmé l'histoire longue des sociétés humaines. Aujourd'hui, regardez l'Éthiopie, le Soudan, la Birmanie, le Proche-Orient, pour ne citer que des guerres actives en ce moment… On ne voit guère de signes encourageants dans ce domaine.
L'Europe, qui a été le continent des guerres pendant des siècles et des siècles, l'a repoussé pour le moment. Mais j'ai connu dans mon pays une période de guerre, puisque j'avais 12 ans en 1962, c’est-à-dire que je me rappelle les attentats, les parachutistes dans les rues, la torture en Algérie, les derniers éclats de la guerre. Et puis ensuite on a connu la guerre de Bosnie, la guerre d'Ukraine… Malheureusement, je crois qu’aujourd’hui encore, nous allons vivre avec la guerre. Alors peut-être que la nouvelle dimension de la guerre, dont on n'a pas du tout parlé, est la dimension climatique, écologique… Je lisais hier : il y a des études qui commencent à paraître sur l'empreinte carbone du conflit israélo-palestinien. On a calculé, et c'est considéré comme très grossièrement sous-estimé, 280 000 tonnes de CO2 émises depuis la guerre par les Israéliens et 700 tonnes par les Palestiniens… Ce qui donne une image assez frappante de la disproportion indirecte entre les deux parties.
Alors peut-être qu’à un moment, l’éco-anxiété, l'angoisse climatique, la volonté de préserver, non pas un territoire mais la planète, le monde humain, contre les dégâts effrayants du changement climatique, vont l'emporter sur les passions guerrières, peut-être… Mais en tout cas c'est l'occasion de rappeler que les Israéliens ne sont pas les seuls à être saisis de ces passions destructrices. Regardez le Soudan en ce moment, c'est effroyable ce qui s'y passe. Là aussi il y a des crimes génocidaires qui sont commis dans le Darfour à l'encontre de la population autochtone du Darfour par des milices qui étaient autrefois les alliées du gouvernement et qui se sont retournées contre le gouvernement. Le Soudan que ce soit au nord ou au sud est le théâtre d'une forme de désespérance qui a quelque chose d’accablant…
Nous arrivons à la fin de cet entretien. Merci. Je vais vous poser notre question traditionnelle : qu'est ce qui selon vous est connu de peu de personnes et qui mériterait d'être connu de tous ?
Sans doute beaucoup de choses, mais là, en l'occurrence, je pense à un livre. Un livre du journaliste français Sylvain Cypel, journaliste qui a un connu une carrière extrêmement brillante, correspondant à Jérusalem, à Washington, rédacteur en chef du Monde, directeur du Courrier international, bref, quelqu'un qui a ses titres professionnels solidement établis, et qui a un publié en février 2020 – c'est-à-dire au moment où le Covid montait – un livre absolument remarquable qui m'a frappé et qui s'appelle L'État d'Israël contre les juifs, aux éditions La Découverte.
Je recommande ce livre qui a été littéralement écrasé par l'épidémie – la faute à pas de chance en l'occurrence – mais qui mérite vraiment d'être lu, en tout cas par tous les gens qui s'intéressent à cette région, parce que Sylvain Cypel nous fait partager sa connaissance de la société israélienne dans laquelle il a vécu de nombreuses années. Il parle l'hébreu, il a de la famille, il a eu une vie sociale là-bas et il l'a étudiée. Tout le monde n’est pas capable de parler d'un pays, même en y vivant, lui il l'a étudié en journaliste de grande enquête qu'il est, et c'est un livre absolument passionnant. Et personnellement rien que le titre me semble déjà important à considérer.
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