« Représentatie » : le gouvernement du peuple, par une caste, pour cette caste

Chronique Démocratie
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publié le 24/06/2023 Par Olivier Berruyer
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La démocratie est en crise, tout le monde l'affirme ! Mais comment pourrait-elle être en crise alors même qu'elle n'existe pas ? Du moins, pas encore... Petit tour d'horizon de la construction souterraine de notre système politique contemporain, d'Athènes à nos jours. Comment la démocratie a-t-elle cédé la place à une autre forme bien singulière de gouvernance, à l'origine de tous nos maux politiques : la « Représentatie » !

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« Représentatie » : le gouvernement du peuple, par une caste et pour cette caste...

Plan de l'article :

Introduction
I - De l’idéal démocratique à la véritable « Représentatie »
1-1 La Démocratie originelle
1-2 Sieyès : « La France n'est point, ne peut pas être une démocratie. »
1-3 La rapide « aristocratisation » des Révolutions
1-4 Et pourquoi pas une dictature ?
1-5 Les caractéristiques de la « Représentatie »
II - Changer de système

Introduction

La « démocratie », tout le monde la défend, elle est invoquée chaque seconde, c’est le sempiternel mantra du débat public. Elle permet de tout justifier, y compris de restreindre nos libertés ou de taper sur des manifestants – tant que c’est pour la bonne cause ! Et nous en arrivons au point où manifester son mécontentement au bruit des casseroles, en France, en 2023, devrait presque être vu comme « non démocratique » à en croire certains...

Source : Twitter

La Première ministre Élisabeth Borne a montré la voie du grand n’importe quoi, notamment au moment de son n-ième 49-3, lorsqu'elle a parlé du « cheminement démocratique » de la réforme des retraites pourtant non votée à l'Assemblée.

Source : Twitter

Une chose est donc certaine : il y a une grande confusion ! Ce mot de démocratie a été tellement utilisé pour qualifier tout et son contraire, qu’il en a perdu son sens originel. Dénaturer le langage est une des activités préférées de ce gouvernement, et il a réussi avec brio à vider définitivement cette notion de toute substance.

De multiples étiquettes ont été conçues pour être agitées dans le débat public, et disqualifier facilement les opinions et les personnes. Vous les connaissez : complotiste, facho, gauchiste, extrémiste, etc. Le mot « démocratie » a aujourd’hui exactement la même fonction, mais dans un sens contraire : il écourte le débat, et s’impose comme une justification péremptoire quand bien même le propos est totalement idiot et insensé.

« Nous sommes dans une crise démocratique », dénoncent alors les observateurs de la dérive autoritaire de notre système politique. « Fracture démocratique », « faille démocratique », « faillite démocratique » : les grands médias semblent avoir épuisé le dictionnaire (au moins la page des F) sans jamais remettre en question les fondements de notre système institutionnel dysfonctionnel.

Aurore Bergé nous « éclaire » cependant. Selon elle, sur la réforme des retraites, « la démocratie a parlé parce qu’à la fin il y a eu un vote ». Ainsi, l'échec de la motion de censure à 9 voix près suffirait à acter le caractère démocratique de cette réforme, malgré le fait que 70 % des citoyens rejettent cette mesure perçue comme injuste !

Ceci n’empêche pas la Première ministre de déclarer qu’elle a seulement fait « ce que les Français attendaient » d’elle, et que le 49-3 (donc adopter une loi sans vote du Parlement) n'est pas antidémocratique... tout cela est vertigineux.

Source : Twitter

Les Français perçoivent pourtant bien le problème, sans toujours mettre les bons mots dessus. Si 95 % plébiscitent la démocratie en général, moins de 40 % d’entre eux estiment qu’ils sont gouvernés démocratiquement, et moins de 20 % sont satisfaits de leurs institutions.

76 % des citoyens estiment même que "la démocratie" est en mauvaise santé !

Mais en réalité, il n’y a aucune crise démocratique, la démocratie n'est pas "malade" car la démocratie n’a jamais été mise en place dans notre pays ! Si nos institutions ne satisfont pas les citoyens, c’est justement parce qu’elles ne sont pas démocratiques ! Elles ont été pensées dans ce but, pour faire croire que le peuple gouverne, tandis qu’une oligarchie s‘agite sous nos yeux et défend ses intérêts particuliers. Ce qui est bien le contraire de la démocratie.

« Mais on ne peut pas dire des choses pareilles, nous ne sommes pas en dictature ! » répliqueraient les éditorialistes bien éclairés des plateaux TV. Mais l’inverse de la démocratie n’a jamais été la dictature… Nous allons donc vous raconter l’histoire intrigante de la création de la « Représentatie française »…

I - De l’idéal démocratique à la véritable « Représentatie »

1-1 La Démocratie originelle

De quoi parle-t-on lorsqu'on parle de démocratie ? Ce terme dérive du grec dêmos, « peuple » et kratos, « le pouvoir », c’est donc un système politique dans lequel le peuple est souverain.

Aristote a proposé il y a 2 500 ans une classification des différents types de gouvernement. Il combine pour cela deux critères : d'une part le nombre de souverains, de l'autre la finalité du gouvernement, c’est-à-dire si celui-ci œuvre au bénéfice du bien commun (forme correcte, la plus juste) ou à celui des dirigeants (forme dégénérée). On distingue ainsi :

- le gouvernement d’une seule personne appelé tyrannie si le despote œuvre à son propre bénéfice, et monarchie (le pouvoir d’un seul) ou royauté si le souverain gouverne au bénéfice du peuple ;

- le gouvernement de quelques personnes, appelé oligarchie (gouvernement d’un petit nombre) si les souverains œuvrent à leur propre bénéfice ou à celui des plus riches, et aristocratie (le pouvoir des meilleurs) s’ils gouvernent au service du bien commun ;

- le gouvernement de la vaste majorité, appelé (péjorativement) démocratie si le pouvoir est démagogique au service unique des plus pauvres (façon « dictature du prolétariat ») et République en cas de gouvernement par le peuple au service de l’intérêt général.

Cela fait donc plus de 2 millénaires que la démocratie est redoutée, et contournée. Et toute la science politique d’Aristote à nos jours va conduire à mettre en place un système qui donne l’illusion d’un gouvernement de la majorité, sans en être un. 

Il y a pourtant eu dans l’Histoire quelques véritables et pures institutions démocratiques : on parle évidemment beaucoup d’Athènes, où les lois étaient directement votées par l’Assemblée de tous les citoyens (l’Ecclesia, où se déplaçaient en général 6 000 citoyens). Mais il faut savoir que durant le Moyen Âge et la Renaissance européenne, il y a également eu des milliers de villages disposant d’une assemblée d’habitants où se prenaient en commun les principales décisions concernant le village : moissons, partage des coupes de bois en terre commune, réfection des ponts, etc. 

Comme ces assemblées finirent par devenir des pôles de résistance à la montée en puissance de l’État – et de ses impôts –, elles ont été progressivement supprimées par des ordonnances royales, qui ont remis ce pouvoir de délibération à des notables. Par exemple, une ordonnance de 1414 supprime l’Assemblée de Compiègne en donnant « pouvoir aux gouverneurs, en appelant 12 notables bourgeois, de délibérer sur les affaires sans convoquer le commun-peuple » au motif « des grands maux, inconvénients et dommages irréparables qui sont naguère advenus par les assemblées de gens du commun peuple, qui n’ont pas eu de sens ni d’entendement à discerner le bien du mal ».

Il n’empêche que ces exemples de démocraties ont tous un point commun : il s’agit de groupes d’individus relativement restreints. Mais peut-on mettre en place une réelle démocratie (ou démocratie directe), à l’échelle d’un pays entier ? D’ailleurs, est-ce qu’une démocratie indirecte est réellement une démocratie ?

Au XVIIIe siècle, les philosophes des Lumières se sont longuement penchés sur cette problématique, et leur analyse était de bon sens. Le premier auteur incontournable a été Montesquieu, et son fameux ouvrage De l’esprit des lois en 1748 :

« Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c'est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d'une partie du peuple, cela s'appelle une aristocratie. »

Le deuxième auteur est Jean-Jacques Rousseau, en particulier avec son ouvrage Le contrat social publié en 1762, qui pointait bien l'hypocrisie de l’élection « démocratique » de représentants : 

« La souveraineté ne peut être représentée, pour la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point. […] Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. […] L’idée des représentants est moderne : elle nous vient du Gouvernement féodal. […] Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut des représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là. »

Remarquez que les deux auteurs associaient l’idée d’élection à l’aristocratie et celle du tirage au sort à la démocratie :

« Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l'aristocratie. » [Montesquieu, De l’esprit des lois, II-2, 1748]

« La voie du sort est plus dans la nature de la démocratie. » [Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, IV-3, 1762]

Ils ne faisaient cependant que rejoindre Aristote :

« On admet généralement que la désignation aux magistratures par voie de tirage au sort est de nature démocratique, et la désignation par l’élection, de nature oligarchique. » [Aristote, La Politique, IV-9]

Or, cette question du tirage au sort a été totalement oubliée en une trentaine d‘années à peine : son utilisation n’a jamais été envisagée par les révolutionnaires américains et français, même pour des élections locales où les enjeux ne sont pas aussi importants.

1-2 Sieyès : « La France n'est point, ne peut pas être une démocratie. »

Pour comprendre comment notre régime actuel a pris forme, il faut donc se pencher sur l’instant déterminant des révolutions anglaise (au XVIIe) puis française et américaine (au XVIIIe) : les choix institutionnels qui ont été faits il y a deux siècles ont été déterminants : ils n’ont plus jamais été remis en question par la suite, et ils continuent à impacter nos vies. 

Le personnage le plus intéressant pour notre propos est Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836), dit l’abbé Sieyès. Il devient célèbre dès janvier 1789 avec son pamphlet Qu'est-ce que le Tiers-État ? Ce texte fondateur de la Révolution française obtient un grand retentissement : il s’en vend 30 000 exemplaires en l'espace d'à peine un mois. On connait sa célèbre formule « 1°) Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. 2°) Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. 3°) Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose ».

Élu député du Tiers-État de Paris aux États généraux, Sieyès est un personnage central de la Révolution française, qui a eu une énorme influence à ses débuts (il a été qualifié par un observateur de « vrai meneur du Tiers-État ») et qui devint un des Présidents de l’Assemblée nationale. Le 7 septembre 1789, Sièyes prononça devant l’Assemblée un discours fondamental pour comprendre le fonctionnement actuel de nos institutions :

« Nous sommes donc forcés de ne voir, dans la plus grande partie des hommes, que des machines de travail. Cependant, vous ne pouvez pas refuser la qualité de citoyen, et les droits du civisme, à cette multitude sans instruction qu'un travail forcé absorbe en entier. Puisqu'ils doivent obéir à la loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal.

Il peut s'exercer de deux manières. Les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d'entre eux. C'est pour l'utilité commune qu'ils se nomment des représentations bien plus capables qu'eux-mêmes de connaître l'intérêt général, et d'interpréter à cet égard leur propre volonté.

L'autre manière d'exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-même immédiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme. »

On voit ici les germes de la théorie de la représentation. Le peuple est trop stupide, c’est un bétail qu’il faut gouverner, nommons-lui des représentants mieux à même de déterminer quel est l’intérêt général. Les droits civiques doivent uniquement s’exercer par le biais de représentants ; c’est très clair pour Sieyès :

« Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi n'est pas douteux parmi nous. D'abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n'a ni assez d'instruction ni assez de loisirs pour vouloir s'occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; leur avis est donc de se nommer des représentants. […] 

Je soutiens toujours que la France n'est point, ne peut pas être une démocratie […] Puisqu'il est évident que 5 à 6 millions de citoyens actifs, répartis sur vingt-cinq mille lieues carrées, ne peuvent point s'assembler, il est certain qu'ils ne peuvent aspirer qu'à une législature par représentation. Donc les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la loi : donc ils n'ont pas de volonté particulière à imposer. […]

S'ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. […] Le Peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une Démocratie (et la France ne saurait l’être), le Peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses Représentants. »

Quand il dit cela, Sieyès opère donc une distinction très claire entre ce type de régime et la démocratie. Le premier régime serait plus proche d'une « Représentatie » (mot-valise que nous proposons, formé à partir des mots « représentants » et « cratie » [= pouvoir]), où les représentants décident souverainement, sans tenir compte de la volonté du peuple ; ce dernier ne doit disposer d’aucune souveraineté réelle.

Dans sa conception, la représentation n’est pas une modalité de la forme démocratique, c’est véritablement quelque chose de distinct et de préférable. Il le redit très clairement le 2 octobre 1789 dans ses Observations sur le rapport du comité de constitution concernant la nouvelle organisation de la France : « Ainsi, la Constitution purement démocratique […] est beaucoup moins appropriée aux besoins de la société […] que la Constitution représentative ».

On pourrait arguer que cette vision était plus légitime à une époque où l’instruction était rare, où les gens ne savaient ni lire ni écrire, et où la connaissance était réservée à peu de personnes. Mais le monde a changé, et nous avons aujourd’hui des « génies » comme Christophe Castaner, Gérald Darmanin et Aurore Bergé, qui sont chargés de déterminer et mettre en œuvre l’intérêt général… Et c’est bien sûr un pur hasard que cet « intérêt général » soit toujours très proche des intérêts de la classe sociale des représentants...

1-3 La rapide « aristocratisation » des Révolutions

D’une manière générale, il est remarquable de constater à quelle vitesse la Révolution s’est très vite « aristocratisée ». Si la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 indiquait « La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation », la Constitution de 1791 précisa bien : « La Nation, de qui seule émanent tous les Pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La Constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif et le roi ».

Par la voix de Boissy d'Anglas, la Commission des onze députés de la Convention chargés d’écrire la Constitution de 1795 indiquait dans son rapport quelques éléments édifiants, comme le fait que le pouvoir devait être confié à des propriétaires, des possédants :

« Nous devons être gouvernés par les meilleurs, les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois. Or, à peu d'exceptions près, vous ne trouverez pareils hommes que parmi ceux qui possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l'aisance qu'elle donne l'éducation qui les a rendus propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des lois qui fixent le sort de leur patrie.

L’homme sans propriété, au contraire, a besoin d’un effort constant de vertu pour s’intéresser à l’ordre qui ne lui conserve rien, et pour s’opposer aux mouvements qui lui donnent quelques espérances. […] Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social ; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature. […]

Nous vous proposons donc de décréter que pour être éligible au corps législatif, il faut posséder une propriété foncière quelconque. […] Ce n'est point gêner la liberté des élections ; c'est présenter aux électeurs, c'est présenter au corps social un moyen d'épurer les choix ; c'est un cautionnement en quelque sorte, c'est un gage de responsabilité que la société entière réclame lorsqu'elle va investir un de ses membres de la fonction de stipuler en son nom. »

Le même mouvement se déroulait au même moment de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi, en 1788, James Madison – un des pères fondateurs des États-Unis et principal rédacteur de la Constitution – rédigea un texte très intéressant pour répondre à l'accusation portée contre la Chambre des représentants. Madison résumait cette accusation ainsi :

« [La chambre] sera issue de la classe de citoyens qui aura le moins de sympathie pour la masse du peuple, et qui sera la plus susceptible de rechercher un sacrifice résolu du plus grand nombre dans le but d’enrichir un petit nombre. »

Il était donc accusé de bâtir un système oligarchique avec cette nouvelle assemblée d’élus – et la suite a montré à quel point cette critique était pertinente. Madison répondait ainsi à cette crainte :

Qui fera l’objet du choix populaire ? Tout citoyen dont le mérite lui aura acquis le respect et la confiance de son pays. […] Comme ils auront été distingués par la préférence de leurs concitoyens, nous devons présumer qu'en général ils se distingueront aussi par les qualités qui leur donnent droit à cette confiance, et qui promettent un respect sincère et scrupuleux de la nature de leurs engagements. […]

Telle sera la relation entre la Chambre des représentants et ses électeurs. Le devoir, la gratitude, l'intérêt, l'ambition même, sont les cordes par lesquelles ils seront liés à la fidélité et à la sympathie avec la grande masse du peuple. »

D'ailleurs, Madison oppose clairement lui aussi République et Démocratie, et dénonce fermement cette dernière :

« Les démocraties ont toujours été des spectacles de turbulences et de disputes ; elles ont toujours été jugées incompatibles avec la sécurité personnelle ou les droits de propriété. […] Les deux grandes différences entre la démocratie et la république, c'est-à-dire un gouvernement dans lequel le système de la représentation a lieu, sont : premièrement, la délégation du gouvernement, dans cette dernière, à un petit nombre de citoyens élus par le reste ; deuxièmement, le plus grand nombre de citoyens et la plus grande étendue du pays, sur lesquels la république peut s'étendre.

L'effet de la première différence est, d'une part, d'affiner et d'élargir les opinions publiques, en les faisant passer par l'intermédiaire d'un corps choisi de citoyens, dont la sagesse peut le mieux discerner le véritable intérêt de leur pays, et dont le patriotisme et l'amour de la justice seront le moins susceptibles de le sacrifier à des considérations temporaires ou partielles. En vertu d'une telle organisation, il peut arriver que la voix du peuple, prononcée par les représentants du peuple, soit plus conforme au bien public que si elle était prononcée par le peuple lui-même, convoqué à cet effet. »

La République se distingue donc par un corps de représentants. C’est un « corps choisi de citoyens », non seulement parce que ses membres sont élus, mais aussi parce qu’ils font partie des citoyens les plus « distingués ». L’objectif des révolutionnaires est alors bien de faire en sorte que les élus soient d’un rang social plus élevé que leurs électeurs.

Pour cela, ils ont commencé en France par avoir recours au suffrage censitaire, en restreignant le corps électoral. Le cens était un impôt, ce qui veut dire qu’il fallait une certaine richesse pour devenir électeur ; cela s’oppose au suffrage universel. Il existait aussi en France révolutionnaire un cens d’éligibilité, une fortune nécessaire pour pouvoir se présenter aux élections, dans le but de diminuer encore davantage la couche des élus possibles et de mettre en avant les plus privilégiés. Ainsi, selon l’historien Patrice Guéniffey, sur 100 hommes adultes en 1791, 62 hommes avaient le droit de vote, mais seuls 7 étaient assez riches pour se présenter aux législatives.

Aux États-Unis, la situation fut un peu plus cocasse. Si les rédacteurs de la Constitution s’accordèrent rapidement pour ne pas fixer de cens pour devenir électeur (comme certains États n’en fixaient déjà pas, une telle restriction n’était pas acceptable), ils tombèrent rapidement d’accord sur la nécessité de mettre un cens pour pouvoir être élu, comme le fera la France. Cependant, les inégalités de revenus entre États américains étaient telles (déjà !), qu’ils ne purent jamais s’accorder sur un seuil commun, et ce principe fut donc finalement abandonné.

Par ailleurs, les élites américaines se sont rapidement rendu compte que la supériorité des élus (c’est-à-dire de l’oligarchie), par rapport aux électeurs, pouvait la plupart du temps être obtenue naturellement par le simple jeu de la procédure élective, sans aucune restriction légale d'éligibilité. Comme le notait Madison, pour être élu, un candidat doit nécessairement attirer l'attention des électeurs. Il doit être remarquable. La représentation implique en soi que l’électeur désigne une personne considérée par lui comme supérieure – même si ce n’est pas nécessairement vrai. Cela fut clairement décrit par un autre des pères fondateurs américains, Alexander Hamilton :

« On dit qu'il est nécessaire que toutes les classes de citoyens aient un certain nombre de leurs membres dans l'organe représentatif, afin que leurs sentiments et leurs intérêts soient mieux compris et pris en compte. Mais nous avons vu que cela ne se produira jamais dans le cadre d'un arrangement qui laisse les votes du peuple libres. Dans ce cas, le corps représentatif, avec trop peu d'exceptions pour avoir une influence sur l'esprit du gouvernement, sera composé de propriétaires fonciers, de marchands et d'hommes de professions libérales. Mais où est le danger que les intérêts et les sentiments des différentes classes de citoyens ne soient pas compris ou pris en compte par ces trois catégories d'hommes ? »

On constate bien que c’est toujours le cas aujourd’hui : les candidats sont en majorité issus des classes les plus favorisées, et sont élus ceux qui auront été le plus distingués, notamment avec le concours de l’appareil médiatique.

On sait aujourd’hui que ce principe de distinction, indissociable du processus de la représentation, s’explique par des raisons sociologiques et psychologiques. Jean-Léon Beauvois a montré par exemple l’existence d’une « erreur fondamentale » fréquente qui consiste à considérer les personnes plus instruites et plus riches comme plus intelligentes et plus vertueuses. C’est un biais connu également sous le nom d’effet de Halo.

Ainsi, la « Représentatie » est structurellement faite pour créer un déséquilibre, sans même que ne soient nécessaires les restrictions légales qui avaient été mises en place par les gouvernants dans les premières années pour pousser l’électorat dans le sens voulu.

1-4 Et pourquoi pas une dictature ?

Cependant, si l’objectif était de mettre au pouvoir une classe de privilégiés, sans être entravé par un peuple vu comme du bétail, on peut se demander pourquoi ils n’ont pas choisi une forme de dictature. On l’entend à chaque tentative de critique de notre modèle : « De quoi se plaint-on, on n’est quand même pas en dictature ! ».

Lorsque le suffrage était censitaire, de fait, peu de gens votaient, ce qui rendait la légitimité des élus très faible, et pouvait pousser la majorité à la révolte. Il fallait trouver un moyen de rendre indiscutable la légitimité des gouvernants, quand bien même la politique poursuivie n’allait pas dans le sens du bien commun.

La vision d’Adolphe Thiers, résumée par Henri Guillemin, est très éclairante pour comprendre la logique derrière cela. Thiers était un ancien royaliste, converti à la IIIe République avant d’en devenir son premier Président en 1871. Voilà ce qu’il explique :

« [Adolphe Thiers] n’est pas sûr que le régime monarchiste soit le meilleur régime pour empêcher de passer “les rouges”, parce que dans un gouvernement monarchiste, c'est la volonté d'un seul qui commande, la volonté du roi. Et la volonté d'un seul c'est faible, c'est vulnérable, et les gens peuvent se soulever au nom de la liberté. Réfléchissez bien à ce que c'est que la République en principe. Et auparavant, réfléchissez bien à ce que c'est que l'autorité : l'autorité c'est la force qui obtient une obéissance consentie.

Alors comme le mythe royal est en train de se défaire en France, il faut substituer à ce mythe royal un autre mythe qui sera le mythe du suffrage universel, c'est-à-dire le mythe de la volonté nationale. Et cette fois, ce sera extrêmement puissant comme rempart, c'est la volonté nationale elle-même qui décide qu'il faut faire une République, par exemple conservatrice.

Alors quiconque se soulèverait contre un gouvernement républicain se soulèverait contre la liberté, puisque c'est la liberté qui s'est exprimée et qui règne à l'aide du suffrage universel. Là vous voyez quel attentat monstrueux ! On peut mobiliser toutes les forces nationales contre ceux qui prétendaient lutter contre un gouvernement dit “démocratique”. »

C’est cette pseudo-légitimité court toujours aujourd’hui. C’est selon cette logique que l’on entend des journalistes nous expliquer qu’il est malvenu de critiquer le gouvernement, car après tout… il a été élu démocratiquement ! C’est également sur cette malhonnêteté qu'Emmanuel Macron se fonde quand il nous parle de son « mandat démocratique », en expliquant qu’il est parfaitement justifié et nécessaire de faire passer la réforme des retraites car... il a été « élu pour cela » !

C’est un argument qui fonctionne, et c’est peut-être un des derniers remparts face à un soulèvement de la population, pourtant largement mécontente de voir la tournure que prend son pays.

Certes, bien évidemment, nous ne sommes pas en dictature. Mais le contraire de la démocratie, ce n’est pas la dictature : c’est la non-démocratie, c'est-à-dire tout système où il n’y a pas « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». La dictature est évidemment une non-démocratie, mais notre système actuel de « Représentatie » l’est tout autant, même s’il est moins violent et autoritaire, du moins pour le moment.

1-5 Les caractéristiques de la « Représentatie »

1) L’interdiction du mandat impératif

Le choix du système représentatif est inscrit dans le marbre de la Constitution de la Ve République à l’article 3, qui nous dit : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Étant donné que les référendums sont en voie de disparition depuis que le peuple ne vote plus comme les médias lui demandent de le faire (cf. Référendum de 2005), considérons donc que la souveraineté du peuple s’exerce uniquement par le biais des représentants.

Mais il y a un couac. Un peu plus loin, l’article 27 de la Constitution précise : « Tout mandat impératif est nul ». Or, le mandat impératif « oblige l'élu à exécuter strictement la volonté de ses électeurs, sous peine de révocation, par opposition au mandat représentatif ». À nouveau, on pouvait éventuellement trouver des raisons à cette prohibition à une époque où la population n’avait pas accès à l’instruction, mais aujourd’hui, non seulement ce n’est plus le cas, mais en plus, la Première ministre elle-même indique que la moitié de son gouvernement est « composé de débiles ».

Source : Le Monde

Au final, interdire le mandat impératif, c’est comme embaucher quelqu’un pour s’occuper de votre jardin, mais n’avoir aucun droit de lui donner des instructions ni aucun droit de le révoquer s’il arrose vos plantes avec de l’eau de Javel. Tout s’est joué au moment de la signature du contrat, et si à la fin, votre jardin s’est transformé en parking, tant pis, « c’est la démocratie ». Vous n’aurez qu’à changer de jardinier. Et de jardin !

Dans toutes les strates de la société, n’importe quel mandataire ou salarié a des comptes à rendre. Mais ce n’est jamais le cas pour ceux qui sont pourtant en charge de la mission la plus importante qui soit : déterminer l’intérêt général de la nation.

D’ailleurs, une vaste partie des élus est désormais inconnue de la grande majorité des citoyens (un comble quand on sait qu’ils sont censés les représenter). Et c’est la même chose pour les ministres. Citons par exemple ces membres du gouvernement actuel : Jean-Christophe Combe, Jean-Noël Barrot, Olivier Becht, Carole Grandjean, Phillipe Brunet, Agnès Firmin-Le Bodo, Charlotte Caubel, Hervé Berville, Patricia Mirallès… Attention petit piège : une de ces personnes n’existe même pas, saurez-vous la retrouver ?

Plus que jamais grâce à Macron, nous sommes rentrés dans une forme particulière d’oligarchie : la Nulocratie.

2) Effet secondaire : les politiques deviennent des communicants

On peut considérer qu’il y a eu 3 phases de la « Représentatie ». La première fut le Parlementarisme jusqu’à la fin du XIXe siècle, qui constitua un règne des notables, comme avec Victor Hugo. Ensuite, il y eut le « Régime des partis » jusqu’à la fin du XXe siècle, qui institua le règne des hommes d’appareil, comme François Mitterrand. Désormais, à notre époque contemporaine, nous vivons dans un Régime de l'opinion, avec le règne des experts en communication, magnifiquement bien incarnée par la personne d’Emmanuel Macron.

Dès lors, le véritable facteur évolutif d'une élection est d'abord et avant tout la personnalité des candidats, de sorte que les résultats du vote peuvent varier significativement d'une élection à l'autre alors même que les caractères sociaux, économiques et culturels des électeurs restent sensiblement identiques. La Représentatie actuelle entraine en effet une très forte personnalisation du pouvoir. Même si les partis politiques ont toujours de l’influence, ils sont mis au service d’un leader. Il n’y a qu’à voir comment LR et le PS, deux monstres sacrés de la politique, se sont effondrés sous le poids de l’absence de potentiel de leurs candidats, tandis qu’En Marche ou LFI sont portés par l’influence de leur meneur.

Dans un tel système, l’exécutif prend l’avantage et le président de la République fait office de représentant bien plus que le parlementaire. Les élus sont toujours désignés parmi une caste de privilégiés au service d’intérêts particuliers, en l’occurrence la défense du libre marché, la destruction de l’État, et la protection des plus riches, mais ils peinent de plus en plus à faire illusion, car pour se distinguer, ils ont substitué aux propositions politiques une forme de communication marketing vide et molle. À force de se vendre comme on vendrait un yaourt dans une publicité, ils finissent par tous se ressembler, comme des Playmobil, ce qui nous donne l’impression d’être face à « une crise de la représentation ».

Mais une telle crise de la représentation n’existe pas, la représentation est une crise en soi. En dehors de quelques cas très rares à des périodes très exceptionnelles, la majorité du temps, les élus ne travailleront qu’à la défense de leur intérêt de classe et à leur propre carrière, au détriment du peuple.

Cette dégradation de la politique vers la communication a été bien entendu accompagnée par les médias de masse, dont l’impact sur les choix électoraux est démesuré – nous vous renvoyons vers notre synthèse du remarquable ouvrage de Noam Chomsky : la Fabrique du consentement. Au final, ce n’est pas très étonnant que le mensonge soit partout, les paroles n’ont plus la moindre valeur pour les politiciens communicants. Pas étonnant donc qu’ils prétendent agir par et pour la démocratie. Heureusement que McKinsey est là pour aiguiller nos chers « débiles » dans la recherche de l’intérêt général !

II - Changer de système

Après une première partie d'article factuelle, il nous a paru intéressant dans une seconde partie de lancer dans le débat public quelques idées de réformes qui permettraient de sortir de la « Représentatie » pour entrer au moins dans une véritable Démocratie indirecte, bien plus respectueuse des souhaits des citoyens. Elles sont bien entendu subjectives et critiquables

Ainsi, on comprend mieux la manière dont notre pseudo-démocratie a été pensée. L’arnaque saute clairement aux yeux : nous appelons notre système représentatif électoral républicain « démocratie indirecte », alors que ceux qui l’ont conçu ont été très clairs sur le fait que ce système n’était absolument pas une démocratie. Mais est-ce qu’il serait bien raisonnable pour autant de mettre en place une démocratie directe à l’échelle de la France ?

En réalité, il est tout à fait possible de créer un système qui donne réellement le pouvoir au peuple, sans tomber dans un horizontalisme impraticable qui nous obligerait de bon matin à statuer sur telle ou telle loi mineure.

Pour commencer, on pourrait revenir au tirage au sort, déjà discuté par nos philosophes du XVIIIe. Sans aller à le généraliser à l’intégralité de nos institutions, on pourrait envisager de commencer par simplement tirer au sort les sénateurs. De cette manière, au lieu de représenter comme aujourd’hui l’oligarchie (les sénateurs étant élus seulement par des oligarques élus), on permettrait qu’une institution représente correctement toute la réalité sociale du pays, ce qui est très, très loin d’être le cas actuellement parmi nos élus.

Cette proposition ne bouleverserait pas grand-chose, vu que le Sénat n’a quasiment pas de pouvoir, le dernier mot revenant à l’Assemblée. Mais cela montrerait déjà que le tirage au sort produit du travail de qualité, cela exercerait aussi une forte pression sur les députés, car il existerait une assemblée représentative de citoyens légitimée par les institutions, qui pourrait faire entendre sa voix. Cela pourrait être un premier pas vers plus de mesures de ce type.

Mais un Sénat de citoyens ne suffirait évidemment pas pour que notre « Représentatie » devienne une Démocratie. C’est pour cela qu’on pourrait envisager un RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne), mais pas n’importe lequel pour commencer. : un RIC abrogatif.

Le principe d’un RIC abrogatif est que les parlementaires votent toujours la loi, mais un certain nombre de citoyens ont la possibilité de demander que soit tenu un référendum pour annuler une loi votée par le Parlement. Avec un tel outil, la réforme des retraites n’aurait probablement jamais vu le jour ! Finies la grève et les multiples manifestations ! Finie la « pédagogie » à la Macron ! Finis les 49-3 « démocratiques » et « constitutionnels » ! Et le plus beau avec ça, c’est que les arguments anti-RIC fallacieux sont balayés : le coup de « oui, mais les gens vont rétablir la peine de mort ! » est impossible à opposer, ce RIC ne peut rien créer, mais simplement remettre le pays dans l’état dans lequel les élus l’ont trouvé en arrivant.

D’ailleurs, si on y réfléchit, le seul vrai argument contre le RIC abrogatif est « je ne suis pas démocrate ». C’est en fait ce que pensent la plupart des élus, tout comme l’assumait honnêtement Sieyès par exemple. Cela permettrait ainsi de clarifier les choses et changerait complètement la mentalité de nos élus qui devraient faire preuve de beaucoup plus de prudence, et être bien plus en phase avec la volonté générale pour légiférer. On pourrait d’ailleurs aussi imaginer que les députés qui ont voté une ou deux lois invalidées par un RIC abrogatif ne pourraient pas se représenter à l’élection suivante. Notons enfin que cela rend beaucoup moins utile un mandat impératif, qui serait en réalité très compliqué à mettre en œuvre.

Ce serait beaucoup plus efficace que le RIP (Référendum d'Initiative Partagée) qui porte bien son nom tant son application est difficile à mettre en œuvre. La différence est que dans le cas du RIP – introduit en 2008 dans notre constitution comme on jetait une pièce aux pauvres au Moyen-Âge – ce sont les parlementaires qui ont l’initiative du référendum. Ensuite, il faut une validation du Conseil constitutionnel, puis le soutien d’un dixième des électeurs, et enfin que le Parlement ne se saisisse pas de la question, avant de la soumettre à référendum aux Français. Pourquoi ne pas exiger aussi un alignement entre Mercure et Vénus, uniquement les années bissextiles et les mois où Bruno Le Maire ne sort pas un livre ?

Pour ce qui est du RIC législatif – pour proposer des lois comme en Suisse – il y a aussi non seulement de très bonnes raisons de le soutenir, mais aussi la possibilité de le mettre en place de manière rationnelle. Mais il nous semble plus stratégique de commencer par le RIC abrogatif qui est le plus simple à faire accepter par la population – bien peu de gens seront contre. En revanche, ce RIC minimal entraîne déjà des réactions violentes des élus, qui comprennent bien que ce serait la fin de l’oligarchie. Il sera donc déjà très difficile de faire accepter ce simple RIC abrogatif.

Fait intéressant : le RIC abrogatif figure depuis 1947 dans la Constitution italienne, mais hélas avec un quorum de 50 % de participation, trop élevé pour le rendre pleinement utile. Une proposition de ce type – permettant de censurer le vote des représentants et d’empêcher leur réélection – a déjà été proposée par des élus de premier plan en France : c’était le cas pour le projet de Constitution girondine, présentée en 1793 par Condorcet (soutenu par Sieyès). Condorcet déclara alors que cette censure était « le moyen [pour le peuple] de conserver dans une plus grande étendue la jouissance de ce droit de souveraineté dont, même sous une constitution représentative, il est utile, peut-être, qu'un exercice immédiat rappelle aux citoyens l'existence ». Dans les mois qui ont suivi, ce projet de constitution girondine fut refusé et 5 des 8 députés girondins qui l’avait rédigé furent exécutés.

Et en effet, à force de ne pas rappeler au peuple qu’il conserve le droit de souveraineté ultime, les élus en sont venus à considérer comme normal d’en avoir seuls la détention. Il est toujours stupéfiant de voir comment les élus se battent sans vergogne contre toute forme de contrôle. Le dernier grand exemple en date est survenu en 2006 avant l'élection présidentielle : la candidate Ségolène Royal avait élaboré une proposition assez minimaliste pour démocratiser un minimum nos institutions :

« Souvent, il y a des insuffisances ou des élus qui ne prennent pas en compte les aspirations profondes de leur collectivité […] Et là, c'est vrai qu'il n'y a pas d'évaluation au long cours du rôle des élus […] Et c'est pourquoi, dans une réforme institutionnelle, je pense qu'il faudra clarifier et peut-être préciser la façon dont les élus pourraient être obligés de rendre des comptes, à intervalles réguliers […] avec des jurys de citoyens tirés au sort qui évaluent les politiques publiques, non pas dans un sens forcément de sanctions, mais pour améliorer les choses […] dans des logiques gagnant-gagnant, c'est-à-dire qu'une surveillance populaire sur la façon dont les élus remplissent leur mandat […] à partir d'un certain nombre d'indicateurs que l'on pourrait démocratiquement mettre en place. Ce serait, je pense, très utile à une démocratie vivante. »

La violence des réactions (exemples : 1, 2, 3, 4) a permis d’illustrer la gravité du problème de déficit démocratique en France. Résumons :

« Dans l'entourage du Conseil constitutionnel, un juriste parle de "puérilité démagogique totale". […] Cela rappelle "ce qui s'est produit de façon apocalyptique sous le règne de Mao". […] Selon un autre spécialiste, "c'est contre-productif du point de vue démocratique. La démocratie suppose un rythme, des échéances, des délais. C'est ce qui permet de faire accepter des décisions et des votes qui sont impopulaires, mais nécessaires, et dont l'électorat reconnaît ensuite le bien-fondé. […] C'est comme si le médecin ou le dentiste s'abstenaient de vous soigner sous prétexte que vous ne voulez pas avoir mal".

Le député Marc-Philippe Daubresse a demandé s’il s’agissait de "mettre en place des tribunaux populaires à la Pol Pot ou à la Mao Tsé-Toung ?". M. André Laignel, secrétaire général de l’Association des maires de France, a utilisé des mots très durs et dénoncé "le populisme qui s’inscrit dans la veine de l’antiparlementarisme le plus sommaire". M. Laurent Fabius a affirmé, à juste titre, qu’utiliser la démocratie participative pour démolir la démocratie représentative serait "une énorme faute".

M. Max Gallo a fait part de son inquiétude devant une proposition qui "rappelle les funestes années de Mao Tsé-Toung et de la Révolution culturelle" : "Chaque fois, dans notre histoire, que l’on a voulu s’en prendre aux élus, c’est en réalité à la République que l’on a voulu s’attaquer, du général Boulanger à Paul Déroulède, des protagonistes du 6 février 1934 à ceux qui, sous Pétain, avaient voulu mettre en place des comités chargés de dénoncer les autorités locales qui faisaient preuve d’esprit républicain. Tout ceci doit nous encourager à ne pas mépriser, mais à honorer, au contraire, les règles de la démocratie, de la démocratie représentative, la seule qui ne conduise pas aux larmes et au sang, la seule qui respecte les droits et la volonté du peuple". »

Tour ceci traduit assez nettement que les élus ont parfaitement conscience de ne pas faire ce que le peuple attend d’eux. Pourtant, il semble y avoir un véritable engouement des citoyens en faveur de plus de mesures telles que celles proposées par Mme Royal à l'époque :

Le RIC, le contrôle des médias, le recours au référendum, la révocation des élus, etc. : toutes ces propositions sont fortement soutenues dans l’opinion publique. Et le fait que les élus ne les votent pas démontre, si besoin était encore, que nous ne sommes pas en démocratie.

Il y a d’ailleurs une solution plus simple que la révocabilité permanente des élus : inutile de perdre du temps dans des combats pour démettre des députés à mi-mandat : fixons comme aux États-Unis le mandat des députés à 2 ans. Cela signifierait qu’on serait déjà en campagne pour les législatives de 2024. Les révolutionnaires américains avaient bien compris que la menace d’une élection rapprochée forcerait les élus à plus respecter les désirs du peuple :

« Toutes ces garanties, cependant, se trouveraient très insuffisantes sans la contrainte d'élections fréquentes. C'est pourquoi la Chambre des représentants est constituée de manière à entretenir chez ses membres le souvenir habituel de leur dépendance à l'égard du peuple. Avant que les sentiments imprimés dans leur esprit par le mode de leur élévation puissent être effacés par l'exercice du pouvoir, ils seront obligés d'anticiper le moment où leur pouvoir cessera, où leur exercice sera contrôlé et où ils devront redescendre au niveau d'où ils ont été élevés, pour y rester à jamais, à moins que l'accomplissement fidèle de leur mission n'ait établi leur droit à un renouvellement de cette mission. »

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu'Emmanuel Macron souhaite une réforme des institutions pour créer un mandat de… 7 ans pour le président. C’est simplement le monarque présidentiel qui parle.

Autre proposition : le scrutin proportionnel, qui est en vigueur chez la plupart de nos voisins européens. Cela permettrait que les décisions soient prises par des élus qui représentent réellement la majorité de la population, et pas uniquement 25 % comme aujourd’hui. Le modèle allemand est un modèle intéressant : il comporte bien 100 % de proportionnelle, mais on y choisit individuellement les élus. Assorti au RIC abrogatif, cela donnerait lieu à une représentation qui puisse vraiment commencer à se rapprocher d’une démocratie ! Bien sûr, il nécessiterait des systèmes de coalition et des compromis ; on voterait sans doute moins de lois, mais elles représenteraient au moins la moitié de la population et seraient donc sans doute meilleures. Rappelons aussi que notre mode de scrutin majoritaire actuel, non démocratique, a pu donner en 2017 une majorité à Macron avec seulement 30 % de voix...

Enfin, aucune démocratie effective ne peut exister sans des médias indépendants et sérieux, qui réalisent d’un côté le travail d’information et de transmission de connaissances pour que les citoyens soient éclairés, et qui d’un autre côté agissent comme contre-pouvoir pour dénoncer les abus et les manipulations des élus, quand il y en a. L’information et la connaissance constituent le bras armé de la démocratie.

Bien sûr, il y aurait aussi beaucoup à dire sur des sujets tels que l’élection du Président de la République au suffrage universel (et même l’existence de ce poste), l’autorisation du cumul des mandats et la limitation de leur reconduction, l’âge limite des députés, la mise en place de quotas par catégories socioprofessionnelles, la composition du Conseil constitutionnel, etc. Cependant, la mise en place d’un RIC abrogatif avec des seuils réalistes, couplée à un mode de scrutin propositionnel pour un mandat de 2 ans des députés, serait déjà un pas de géant vers une démocratie indirecte véritable.

Il est essentiel que de telles modifications soient opérées par référendum, en précisant que seul un autre référendum pourra le défaire, et non pas par une assemblée constituante qui, pour les raisons oligarchiques qu’on a vues, s’opposerait probablement à ces réformes. C’est exactement ce qui vient d’arriver au Chili, qui a élu une constituante... d’oligarques d’extrême-droite.

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