C'est un de ces lieux communs comme le monde militant en connaît régulièrement : pour changer le monde et mettre fin à ses dysfonctionnements, il faudrait « changer de récit » (par anglicisme maladroit, certains parlent de changer de « narratif »). Si elle ne s'articule pas à une pensée du rapport de force, une telle conception revient à une liquidation de la politique.

« À l'inverse, nos récits collectifs ou imposés, nos mythes et fictions – la possibilité d'une croissance infinie dans un monde fini, par exemple – sont présentés comme immuables, objectifs, naturels. Nous, nous affirmons qu'un autre récit, une autre manière d'habiter le monde est possible. Il nous suffit de l'inventer ou de reprendre les travaux que d'autres avaient commencés ». Publiés dans Socialter, ces propos de la jeune militante écologiste Camille Étienne ressemblent à ceux de maintes figures de l'écologie ces dernières années. De Pablo Servigne à Cyril Dion, en passant par Greta Thunberg, l'idée est admise : il faut s'attaquer à un « récit hégémonique » (et occidental), qui valorise la croissance, le prêt-à-consommer, le tout-jetable et la concurrence, pour en inventer un nouveau qui le supplantera.
Hors de l'écologie, ce thème apparaît, entre autres, chez l'historien israélien Yuval Noah Hariri, auteur de l'essai à succès Sapiens : une brève histoire de l'humanité (1), ou encore chez les décoloniaux, qui dénoncent un récit de l'Histoire dominant et eurocentré.
L'idée de « changement de récit » implique que la lutte passerait par les discours et représentations collectives du monde, que leur modification permettrait de transformer les consciences, valeurs morales, choix politiques et comportements. Elle impose l'idée d'un enjeu épistémique, faisant de la culture et des imaginaires un terrain de lutte politique de premier ordre.
Cette conception de la lutte politique n'est possible que dans le cadre, devenu prédominant dans la gauche intellectuelle et militante, du postmodernisme, que le philosophe Fredric Jameson qualifiait de « logique culturelle du capitalisme tardif » (2). Un cadre de pensée post-marxiste qui concentre ses critiques sur l'épistémè, les représentations, les discours – plus souvent que sur les réalités matérielles autrement plus concrètes du travail, de l'exploitation subie ou de l'organisation de la production.
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