Interview Démocratie
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publié le 02/09/2023 Par Olivier Berruyer , Chris Hedges
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Chris Hedges est un journaliste américain, lauréat d'un prix Pulitzer. Il a été correspondant de guerre pour le New York Times pendant quinze ans. Reconnu pour ses articles d'analyse sociale et politique de la situation américaine, il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Dans cette interview par Olivier Berruyer pour Élucid, il propose une critique de ce qu'il appelle « l'élite progressiste » américaine, l'hypocrisie de ses valeurs et son accointance avec les puissances d'argent (« les entreprises »). Il décortique le rôle de cette oligarchie, comment elle a pris le pouvoir et comment elle impacte dorénavant le monde entier.

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Retranscription de l'interview

Olivier Berruyer (Élucid) : Chris Hedges, bonjour.

Chris Hedges : Bonjour !

Olivier Berruyer : Je suis très heureux de vous recevoir sur la chaîne YouTube du site Élucid. Alors vous êtes un célèbre journaliste américain, vous avez reçu le prix Pulitzer. Vous avez été correspondant de guerre pendant une vingtaine d'années, du Salvador à la Bosnie, de l'Irak à la Palestine, pour de nombreux journaux, et en particulier le New York Times, dont vous avez fini par démissionner après vos propos qui condamnaient la guerre d'Irak. Et donc vous avez entamé une carrière de dissident. Et on peut vous lire très régulièrement sur Élucid, ce dont je vous remercie.

Alors je vous reçois essentiellement pour parler de votre livre La mort de l'élite progressiste, qui est très éclairant sur ce qui se passe actuellement dans nos sociétés. Alors pour commencer, je vais vous demander tout simplement : c'est quoi l'élite progressiste et quelle est son histoire ?

Chris Hedges : L'élite progressiste a traditionnellement fonctionné, dans une démocratie capitaliste, comme une soupape de sécurité. Elle est autorisée, ou tolérée, parce qu'elle améliorera un système qui est déséquilibré. Lorsque des abus particulièrement odieux se présentent, que le système devient trop sévère, trop cruel ou trop borné, alors l'élite progressiste fonctionne ainsi et l'illustration parfaite en serait, aux États-Unis, le New Deal ; en définitive elle protège le capitalisme de ses propres tendances à l'autodestruction et à l'exploitation sans pitié. Mais les paramètres en sont strictement définis.

L’élite progressiste et l'establishment progressiste sont tolérés aussi longtemps qu'ils n'attaquent ni ne questionnent le caractère vertueux de la classe dominante. Ainsi, lorsque vous franchissez cette ligne, comme Noam Chomsky, vous devenez un paria. Mais de manière plus cruciale encore, le mécanisme utilisé pour vous discréditer est l'establishment progressiste lui-même, car au sein de la société, ils se sont positionnés comme les arbitres de la morale. Et lorsque le système lui-même est remis en question, lorsque la complicité de l’élite progressiste elle-même est mise en évidence par des penseurs radicaux comme Chomsky ou Howard Zinn ou d'autres, il y a une violente contre-attaque de cet establishment progressiste. C'est l'instrument de l'élite dirigeante pour décrédibiliser les penseurs radicaux.

J'en ai été le témoin lorsque j'étais le chef du bureau pour le Moyen-Orient au New York Times. J'ai passé sept ans au Moyen-Orient. Je parle arabe. J'étais parfaitement conscient de la débâcle que la guerre en Irak allait devenir. Comme la plupart des arabisants, je pense. Et lorsque j'ai dénoncé les appels à envahir l'Irak, j'étais bien sûr aussi conscient que l'Irak n'avait pas d'armes de destruction massive. Mais dire cela à cette époque était inconcevable. Et les principales forces utilisées pour m'attaquer provenaient de l'establishment progressiste, comme Michael Ignatieff, par exemple, des gens que je connaissais, ou George Packer ou d'autres.

Et j'ai été critiqué pour ma propre incapacité à faire preuve d'empathie. Je veux dire, par exemple, l'une des critiques était que je revenais du Moyen-Orient, mais que je ne voulais pas libérer le peuple irakien. L’élite progressiste fonctionne de cette manière. Et c'est pour cela qu'elle est tolérée dans un système capitaliste. Roosevelt, lors de l'adoption du New Deal, dans sa correspondance privée avec son frère, dit que si des concessions ou des solutions ne sont pas apportées à la situation critique de la classe ouvrière, il y aura une révolution. Il a utilisé ce terme. Et Roosevelt a dit, plus tard, que sa plus grande réussite était d'avoir sauvé le capitalisme. Telle est la principale fonction de l’élite progressiste dans une démocratie capitaliste qui fonctionne.

Olivier Berruyer : Vous définissez aussi la notion d'État-entreprise. Alors qu'est-ce que c'est ? Comment ça marche ? Et quel est le lien avec l'élite progressiste ?

Chris Hedges : Les configurations politiques, pas seulement aux États-Unis, mais aussi dans la majeure partie du reste du monde industrialisé, ont changé avec l'ascension du pouvoir des entreprises. Cela a inclus une neutralisation de l'establishment progressiste ou de l’élite progressiste. Ce que nous avons subi est une forme de coup d'État au ralenti par les entreprises. Aucun pays, pas la France, pas les États-Unis, n'a le contrôle sur son économie. Et le système dans lequel nous vivons peut probablement être décrit comme du totalitarisme inversé. C'est un terme utilisé par le philosophe politique Sheldon Wolin, probablement le plus important philosophe politique de notre époque aux États-Unis.

Tout cela est décrit dans son livre, Democracy Incorporated. Et Wolin dit que ce que nous avons établi, c'est un système au travers duquel les images, l'iconographie, le langage, les symboles, même les institutions sont restés les mêmes. Mais sous la surface, les entreprises se sont approprié tous les leviers du pouvoir. C'est un peu comme ça qu'apparaissait la Rome antique après la mort de la République. Il y avait toujours un Sénat, il y avait toujours… mais aucune de ces institutions ne fonctionnaient plus comme des institutions démocratiques. Elles ont été perverties, essentiellement pour consolider la richesse et le pouvoir d'une élite oligarchique et marchande. Et Wolin, que je connaissais, argue que les deux mécanismes par lesquels la population avait été rendue passive étaient les accès faciles et bon marché au crédit et aux biens de consommation.

Et je lui ai demandé si, dans l'hypothèse où cet accès au crédit venait à disparaître, si ces biens de consommation bon marché ne le demeuraient pas, est-ce que cela signifierait que le système reviendrait sur une base plus classiquement totalitaire avec un leader démagogique ou charismatique ? Selon lui, oui. Et je pense que cela explique l'ascension de nombre de ces démagogues - Orban, Trump, Modi Erdogan, et d'autres. Mais en effet, la presse a été détruite aux États-Unis. Les élus sont en fin de compte financés par des entités oligarchiques, des entreprises. Je veux dire, la campagne présidentielle d'Hillary Clinton a coûté un milliard de dollars.

Et c'est simplement une forme légale de corruption, car une fois qu'ils sont au Congrès, les lobbyistes au service des entreprises écrivent les lois. Je veux dire, ce qui est intéressant, c'est que la plupart des politiques publiques qui sont promues et changées en lois n'ont aucun soutien populaire. En fait, 70 % à 80 % des gens, je veux dire de tous bords politiques, aux États-Unis, souhaitent un contrôle démocratique de Wall Street. Mais ce contrôle n'existe pas.

Olivier Berruyer : Dans votre vision, les entreprises ont arraché le pouvoir des mains des citoyens, c'est ça ?

Chris Hedges : Oui, le pouvoir des entreprises est en fait si solidement retranché, si envahissant, que la force politique des citoyens a été détruite. Et bien sûr, combinée à cette prise de pouvoir, il y a eu la destruction des syndicats. Seulement 11 % environ de la population active américaine est syndiquée, et la plupart de ceux qui le sont sont dans des secteurs publics où ils ne peuvent pas faire grève. Donc oui, le pouvoir a été complètement retiré des mains du peuple pour passer entre celles des entreprises, qui, essentiellement… du fait de ce capitalisme sans entraves, sans régulation du fait même de sa nature, exploiteront une population d'êtres humains ainsi que le milieu naturel jusqu'à l'épuisement total ou l'effondrement. Et c'est pour cela que la crise, l'urgence environnementale est étroitement liée à l'appauvrissement de la classe ouvrière, la désindustrialisation, l'économie des petits boulots.

Et je pense que nous devons aussi inclure la corporatisation des systèmes d'informations pour que les paramètres de ce qui est considéré comme un débat « acceptable » deviennent si étroits qu'un tel débat ne peut finalement plus exister. Un bon exemple s'est présenté lorsque les États-Unis ont débattu de l'opportunité d'intervenir ou non en Syrie. Dans les médias contrôlés par les entreprises, la question était : « devrions-nous utiliser une force purement aérienne ou bien également envoyer des troupes au sol ? » Seules ces deux options étaient présentées. C'est un bon exemple de la manipulation des paramètres du débat. Et bien sûr, des voix comme la mienne ont été complètement réduites au silence parce qu'il ne peut y avoir de remise en question du système lui-même.

Olivier Berruyer : Vous rappelez que Wolin expliquait que, finalement, un des éléments communs aux totalitarismes passés du XXe siècle, qu'ils soient fascistes ou staliniens, c'était finalement une très forte hostilité envers la gauche. On a l'impression qu'on a un mouvement de ce type qui se développe. Est-ce que ça vous inquiète ? Est-ce que ça va empirer ? Est-ce que c'est un signe que certains éléments du passé assez graves sont en train de se remettre en place ?

Chris Hedges : Oui, parce qu'au fur et à mesure de la consolidation du pouvoir par un régime totalitaire, celui-ci perd une grande partie de son soutien populaire. Et les systèmes totalitaires qui parviennent au pouvoir n'ont quasiment jamais le soutien de la majorité de la population. Je crois que le score le plus élevé que les nazis ont pu atteindre dans une élection libre, je ne me souviens plus très bien, était de 37 % ou quelque chose comme ça. Et au fur et à mesure que ces mesures draconiennes sont mises en place, ceux qui critiquent le système deviennent plus dangereux, car ils donnent une voix à des impressions largement répandues sur le système et appellent à son remplacement.

Et tout comme les fascistes en Allemagne ou les staliniens en Union soviétique ont persécuté leurs critiques, les entreprises persécutent les leurs. Par exemple, je suis un ami proche de Julian Assange. Il constitue un exemple classique. Julian a accompli le travail journalistique le plus admirable de notre génération en exposant d'innombrables mensonges, crimes de guerre et impostures. Et l'État, l'État totalitaire, l'État totalitaire oligarchique s'est résolu à faire en sorte, soit qu'il passe le restant de ses jours dans une prison Supermax aux États-Unis ou qu'il soit tué. Et ce n'est pas seulement parce qu'ils sont furieux que leurs machinations aient été révélées, c'est aussi un avertissement adressé à quiconque souhaiterait faire de même.

Donc oui, Julian a bien été diabolisé par les médias contrôlés par les entreprises. Et n'oublions pas que contrairement à Daniel Ellsberg, Julian n'avait jamais signé aucune sorte d'accord de confidentialité en faveur de l'État sécuritaire ou de l'armée. Il n'a pas non plus volé les documents. Ils ont fuité et lui ont été donnés. Alors qu'Ellsberg, bien sûr, a physiquement dérobé les documents. Et il n'est pas non plus américain. La liste est longue… Il n'est pas américain : comment peut-il être attrait en justice sur le fondement de l'Espionage Act s'il n'est pas citoyen américain ? Wikileaks n'est pas basé aux États-Unis, et c'est très inquiétant pour ceux d'entre nous qui s'y intéressent parce que cela démontre la faillite complète du système judiciaire. Il n'existe aucune protection légale parce qu'ils enfreindront toutes leurs propres règles si cela peut faire taire quiconque menace les centres de pouvoir.

Et mes collègues de l'époque ont dit « ça devient impossible ». Quiconque doté d'une conscience qui pourrait dévoiler des malversations criminelles ou toutes sortes de mensonge énoncé par l'État, est trop terrifié, trop effrayé, et à raison. Ils savent qu'ils seront arrêtés. Ainsi, nous nous retrouvons dans une situation où il est devenu impossible de regarder de près les rouages internes du pouvoir, ce qui est le rôle d'un bon journaliste. Et l'Histoire nous a amplement démontré que dès que le pouvoir dispose de la capacité d'opérer secrètement, les abus du pouvoir augmentent exponentiellement.

Olivier Berruyer : Vous avez rencontré Fritz Stern, qui était un universitaire qui avait fui le nazisme, et vous avez donné des éléments de réflexion que vous développez dans son livre. Quels étaient-ils et quelles leçons on peut en tirer pour aujourd'hui ?

Chris Hedges : Oui, Fritz Stern était l'un des grands experts de l'étude du fascisme. Il a fui l'Allemagne nazie lorsqu'il avait 18 ans. Il a enseigné à Columbia. Je le connaissais. Et il a écrit un livre intitulé Politics of Cultural Despair, qui s'intéressait aux racines du fascisme. La raison pour laquelle le fascisme a émergé en Allemagne est demeurée une question fondamentale pour lui pendant toute sa vie. Et il m'a dit qu'il y avait un grand désir de fascisme en Allemagne avant même que le mot « fascisme » n'existe. Et je pense que nous sommes en train de voir le même type d'aspiration de nos jours dans la société occidentale. Car comme le fait remarquer Hannah Arendt, le fascisme a pour ressort la pensée magique, comme tout système totalitaire.

Et lorsque le monde réel devient si répugnant et si hostile, nous le voyons avec l'émergence de la droite chrétienne - et j'ai écrit un livre, comme vous le savez, intitulé American Fascists, the Christian Right and the War in America, qui est aussi disponible en français - les gens battent en retraite vers un système de croyances détaché de la réalité. Les anthropologistes appellent ça « crisis cults », les cultes de crise. Et l'un des aspects intéressants de la couverture médiatique de Trump lorsqu'il était président est que la presse n'arrivait pas à comprendre pourquoi tous les mensonges, tous les abus de pouvoir de Trump n'ont jamais outragé ni aliéné sa base, ses soutiens. Eh bien, c'est parce que Trump avait le rôle d'un leader de secte.

Et si vous vous renseignez sur les sectes, Singer's Cults and the Mists de Margaret Singer ou d'autres livres, lorsque vous êtes dans une secte, vous voulez que votre leader soit omnipotent. Vous voulez qu'il ait le pouvoir absolu. Vous voulez qu'il puisse défier n'importe quelle loi, n'importe quelle norme, parce qu'il devient - parce que vous, en tant qu'individu impuissant, avez trouvé une mesure de pouvoir personnel au travers de votre leader. Et au fur et à mesure que les entreprises ont privé de leurs droits et de leur pouvoir les pauvres et la classe ouvrière, l'attrait des leaders sectaires, de systèmes totalitaires de pensée magique n'a fait que devenir de plus en plus séduisant.

Ainsi, lorsque j'ai écrit mon livre sur la droite chrétienne, sur les gens qui se réfugiaient dans le cocon de cette idéologie - je le sais, car j'y ai passé deux ans et procédé à des centaines d'interviews - ils avaient traversé la perte de leur logement, des luttes contre des addictions, des violences conjugales, le chômage ou le travail précaire chronique ou prolongé. Le désespoir. Et le premier chapitre de ce livre est d'ailleurs intitulé Désespoir. Et c'est pourquoi Fritz Stern parle de la politique du désespoir culturel. Hannah Arendt a aussi écrit là-dessus. C'est le désespoir, un désespoir où on ne perçoit aucune issue, qui nous propulse dans les bras de mouvements et de figures totalitaires. Et avec le capitalisme d'entreprise sans entraves, sans régulation, ce désespoir, que rien ne vient entraver ou contrôler, ne peut qu'aller croissant. Et en retour, il alimente les distorsions politiques dont nous constatons l'ascension.

Olivier Berruyer : Il y avait un autre point aussi qui était mis en avant par Wolin. Ce qui le frappait, c'était l'étroitesse des solutions proposées. Les médias ne mettent pas en avant de grosses réformes. Quand on regarde, effectivement, l'éventail des solutions est assez réduit. C'est un des rôles des médias aussi, ça ?

Chris Hedges : Oui, parce qu'ils se focalisent, comme le fait remarquer Wolin, sur ce que Freud appelait le narcissisme des petites différences. Et vous avez un système qui est devenu hostile à l'encontre des travailleurs précaires ou de la classe ouvrière. Et les solutions proposées sont tangentielles, voire triviales ; et bien souvent même celles-là ne sont pas adoptées. Par exemple, Biden a fait campagne sur l'attribution d'un salaire minimum horaire de 15 dollars ou sur la gratuité de l'éducation supérieure. Rien de tout cela n'a été concrétisé.

Mais ces mesures n'affectent jamais les centres de pouvoir qui continuent leurs assauts. Et quand bien même, rien n'a fonctionné. Rien ne s'est même passé. Et il y a eu, comme vous l'avez fait remarquer, une immense couverture médiatique autour d'actions très limitées qui auraient peut-être pu, dans une certaine mesure, atténuer la souffrance qui pèse sur la classe ouvrière et les travailleurs précaires, mais n'endigueraient pas sa source.

Olivier Berruyer : Mais alors, à quoi servent les politiciens, quel est leur rôle dans le système d'état-entreprise ?

Chris Hedges : Les personnalités politiques, c'est un simple spectacle. Tout d'abord, les campagnes ne s'arrêtent jamais. Une campagne se termine, une élection présidentielle prend fin, et presque immédiatement, la suivante commence. Et tout est complètement vide. Sans contenu. Il s'agit simplement de créer, de manufacturer des personnalités politiques et de les vendre au public. On ne parle pas des vrais problèmes. C'est comme ça que vous pouvez assister à l'ascension d'un personnage comme Donald Trump, lequel a une personnalité fictive qui a été créée pour lui, en tant qu'homme d'affaires, dans le show de télé-réalité « The Apprentice ».

Mais je pense que le succès de Trump provient du fait qu'il joue à ce jeu bien mieux que les politiciens traditionnels. Joe Biden, par exemple, est une personnalité très réactionnaire. La raison pour laquelle Obama l'avait choisi comme vice-président est que bien qu'il soit un démocrate, il votait comme les républicains. Mais Biden était derrière l'ALENA, l'accord de libre-échange nord-américain qui a désindustrialisé les États-Unis et, vous le savez, réduit au chômage des millions de travailleurs. Biden appelait à l'invasion de l'Irak cinq ans avant que les États-Unis n'envahissent effectivement l'Irak, ce qui était évidemment un crime de guerre. Biden a fait adopter en 1994, en tant que sénateur, la loi de 1994 sur le crime qui a entraîné une explosion de la population carcérale.

Aux États-Unis, 2,3 millions de personnes sont incarcérées. C'est presque 25 % de la population carcérale mondiale alors que nous représentons moins de 5 % de la population mondiale totale. Il a dérégulé la Commission fédérale des communications, ce qui a permis à une demi-douzaine de firmes de prendre le contrôle des ondes et de contrôler ce qu'environ 90 % des Américains entendent ou regardent. Il est derrière la destruction de Glass-Steagall, la loi de 1933 qui avait mis un pare-feu entre l'investissement et les banques commerciales. Le Canada n'a pas traversé de crise bancaire après l'effondrement global de 2007-2008, et nous, si. Ses politiques publiques ont gravement endommagé le pays.

Et simplement d'un point de vue très personnel, l'explosion des incarcérations de masse et la militarisation de la police ont eu des effets terribles sur des millions de familles américaines. Mais il y a une forme d'amnésie historique concernant son parcours. Et ce qu'il en reste est la projection de cette personnalité fictive, ce sympathique oncle Joe, qui se prétend président des travailleurs, de la classe ouvrière, dont il provient. Mais tout cela n'est qu'une fiction, car lorsque les cheminots ont tenté de négocier pour un nouveau contrat et menaçaient de faire grève, il a utilisé le Railroad Act qui permet au gouvernement fédéral d'empêcher les grèves.

Durant sa campagne, il a beaucoup parlé de l'importance des syndicats, du mouvement ouvrier, et du recours aux conventions collectives. Et pourtant, ce qu'il a fait, c'est restreindre l'accès aux conventions collectives à une des très rares entités ou groupes de travailleurs qui en bénéficiaient. C'est du théâtre politique en permanence, et les problèmes sont complètement ignorés. Parce que concernant tous les problèmes importants, il n'y a aucune différence entre les Républicains et les Démocrates. Ils s'opposent sur des problématiques culturelles, ou secondaires. Mais que ce soit sur la guerre, sur les accords de libre-échange sur la surveillance de masse, la militarisation de la police, l'État carcéral, ils se rejoignent complètement.

Ce que nous avons, en réalité, c'est un duopole oligarchique au pouvoir. Et je pense que ce qui est intéressant dans la destruction de ce duopole est qu'avec l'ascension de Trump et la conversion du parti Républicain en un parti qui ressemble essentiellement à une secte construite autour de Trump, on a pu voir les élites traditionnelles du parti, Liz Cheney, Mitt Romney, ainsi que les experts traditionnels de droite, Kristol et d'autres, migrer peu à peu vers le parti démocrate. Et maintenant le vieil establishment républicain a fusionné avec l'establishment démocrate dans le but de s'efforcer de contenir l'ascension de cette sorte de néo-fascisme autoritaire, peu importe le nom qui lui est donné, qui est incarné par une personnalité comme Trump.

Olivier Berruyer : Et vous craignez qu'on bascule dans un régime encore plus dur de totalitarisme ?

Chris Hedges : Oui, nous glissons vers du totalitarisme pur et dur, car les outils utilisés pour contrôler et surveiller la population sont beaucoup plus sophistiqués et insidieux que tout ce que nous avons pu connaître auparavant dans l'histoire humaine, y compris la Stasi en Allemagne de l'Est, que j'ai étudiée. Ils nous traquent, nous sommes la population la plus photographiée, la plus observée, la plus contrôlée de l'histoire de l'humanité. Ils contrôlent les centres d'information, surtout sur les réseaux sociaux au travers des algorithmes. Ils ont réussi à marginaliser et même diaboliser toutes les critiques, provenant à la fois de la gauche et de la droite du système.

Et nous savons qu'en définitive, la classe capitaliste choisira le totalitarisme plutôt que de procéder à des réformes même tièdes. Par exemple, vous aviez Lloyd Blankfein, le PDG de Goldman Sachs, une organisation criminelle en tant que telle ; imaginons que Bernie Sanders ait été le candidat du parti démocrate, ce qui ne risquait guère d'arriver, ce PDG et d'autres oligarques soutiens du parti démocrate auraient soutenu Trump. D'une certaine façon, cette forme de mort des institutions démocratiques est organisée par une élite oligarchique d'entreprises au pouvoir qui refuse de procéder à la moindre réforme.

Franchement, Bernie Sanders n'a rien d'un radical. Il était de l'élite progressiste traditionnelle sous bien des aspects, mais même ça, maintenant, parce que c'est déplaisant pour eux, ils ont mis en place des mécanismes pour que cette nouvelle forme de totalitarisme d'entreprise soit inévitable, et ils ont tous les outils pour s'assurer que toute forme d'opposition soit écrasée.

Olivier Berruyer : Mais alors quel est le rôle de cette élite progressiste dans un système d'État-entreprise ? En tout cas à quoi elle servait jusqu'à présent ?

Olivier Berruyer : Dans mon livre, j'argue que l'ascension de ce contrôle de l'État par les entreprises a détruit l’élite progressiste traditionnelle à son propre détriment, car il n'y a plus de soupape de sécurité. Il n'y a plus de forces, au sein des démocraties capitalistes, qui puissent restreindre la rapacité du capitalisme. Et je pense que c'était une décision à très courte vue de la part du pouvoir des entreprises. Et l’élite progressiste a ainsi été neutralisée, et s'est tournée vers une forme d'activisme élitiste focalisé sur l'inclusivité et le politiquement correct et ce que nous appelons la « culture woke », mais ne fonctionne plus comme l’élite progressiste du passé.

Et c'est précisément ce thème que je traite dans mon livre, j'ai écrit pour parler de toutes les institutions libérales traditionnelles, la presse, la communauté académique, les institutions religieuses. Et la situation actuelle est très dangereuse, parce qu'il n'y a aucun contrôle. Il n'y a plus de contrôle, maintenant. Il n'y a plus d'entraves. Et le pouvoir des entreprises agira suivant ce qu'il a été créé pour faire à savoir rançonner et exploiter toujours plus, encore et encore, à la fois la planète et ceux qui la peuplent. Et tout cela entraîne des distorsions dans le monde politique qui favorisent l'ascension des démagogues.

Même en France, vous le voyez, avec Le Pen et d'autres. Ce phénomène est courant partout dans le monde industrialisé parce que les mêmes forces sont à l'œuvre dans tous ces pays. Cette puissance des entreprises n'a pas seulement altéré les États-Unis, mais la plupart des pays industrialisés, et l'Inde, la Turquie, et bien d'autres pays.

Olivier Berruyer : Alors on va détailler un peu les différentes institutions, justement, qui permettent de soutenir cet État-entreprise. Vous insistez beaucoup sur l'université. Alors quel est le rôle de l'université dans ce système ?

Chris Hedges : Les universités ont été la cible de ce pouvoir aux États-Unis après les années 1960. Lewis Powell a écrit un mémoire sur le sujet en 1971. Ce mémoire a eu une postérité importante. Powell était l'avocat des grands groupes auprès de la Chambre de Commerce des États-Unis et a plus tard été nommé comme juge à la Cour Suprême. Et c'est un mémoire fascinant, car il définit un programme visant à combattre les mouvements populaires, le mouvement féministe, le mouvement pacifiste, les mouvements des minorités comme les noirs américains ou les Amérindiens, et d'autres, qui mettaient les centres de pouvoir sous pression. Powell dresse une liste de ce que les entreprises doivent faire.

La lutte contre la communauté académique est en tête de liste. Il cite explicitement Ralph Nader, et je crois que c'est le seul nom, figurant dans ce mémoire d'une personnalité publique qui devait être détruite. Et malheureusement - j'étais le rédacteur des discours de Nader lorsqu'il était candidat à la présidentielle - malheureusement, ils ont réussi à transformer Ralph en paria. La communauté académique était une forte source d'inquiétude. Et l'assaut qu'ils ont lancé contre elle a pris deux formes. D'abord, les universités ont vu leur financement baisser. Le City College, par exemple, à New York, était, il fut un temps, l'une des grandes universités de ce pays. Et puis ils ont coupé tout son financement. Cela a forcé les universités à dépendre des dons d'entreprises ou d'oligarques. Et ils ont imposé tout un panel de restrictions sur ce qui pouvait être dit, sur qui pouvait être embauché.

Il en a été ainsi dans toutes les universités d'élite. J'ai enseigné à Princeton. J'ai travaillé en tant qu'étudiant à Harvard, qui croulait sous l'argent. Je crois que le financement d'Harvard est près de 23 milliards de dollars. Le financement de Princeton est - je ne sais pas, pas autant, mais quand même très élevé. Et en fin de compte, tout cet argent a restreint l'étendue de ce qui est considéré comme un débat acceptable à l'université, surtout dans les départements d'économie. J'ai déjà mentionné Sheldon Wolin. Wolin a enseigné à Berkeley, puis, plus tard, à Princeton. Dans les années 1980, il a dénoncé le néolibéralisme pour l'escroquerie qu'il était. Et l'université s'est retournée contre lui. Il a été banni de… en fait, il avait l'habitude d'écrire pour le New York Review of Books et bien d'autres publications libérales. Il n'a plus pu être publié après ça. Et il m'a dit qu'à un moment, au sein même du département de sciences politiques de Princeton, ses propres collègues refusaient de lui parler.

Voici un exemple de l'intrusion de l'argent des entreprises et de leur pouvoir pour contrôler le récit à l'intérieur même des universités. Vous ne pouviez plus être titularisé comme professeur au sein d'un département d'économie si vous n'épousiez pas l'idéologie néolibérale. Et le pouvoir de ces entreprises ou autres donateurs oligarchiques a augmenté au fur et à mesure de l'arrêt du financement public des universités. Et ces universités se sont transformées en écoles professionnelles. Vous forcez les départements à chercher du financement auprès des entreprises. Et les départements qui en sont incapables, notamment ceux chargés des humanités, dépérissent. Des départements entiers sont fermés. L'université de Washington - j'y avais tenu une conférence il y a quelques années, ils venaient juste de fermer leur département de philosophie.

On entraîne les gens à trouver leur place, à tous les niveaux du système éducatif, à l'intérieur du système créé par les entreprises. Dans des communautés pauvres, on leur donne une éducation très basique, rudimentaire, une aisance suffisante avec les nombres pour qu'ils puissent travailler dans des entrepôts ou des fast-foods. Si vous allez dans une université comme Princeton, la spécialité la plus répandue, à la fois à Harvard et à Princeton; est l'informatique, la programmation. Et le danger, avec ça, c'est qu'avec la destruction, l'offensive contre les humanités, on perd la capacité à commencer à se poser le genre de question qui peut défier le pouvoir du système.

On est entraîné à servir le pouvoir de quelque façon que ce soit. Mais personne n'est entraîné à penser. Et ça reste vrai du début à la fin du parcours éducatif. Pour ces universités en particulier, parce qu'elles sont si chères, la première question qu'on se pose lorsqu'on y entre, peu importe que ce soit une université d'élite comme Harvard ou une université d'État, c'est « est-ce que ce cursus va me servir à des fins professionnelles ? Est-ce qu'il va m'aider à trouver un travail ? » Ce sont maintenant les principales questions qui se posent à l'université. Plus personne n'apprend aux gens à penser, on leur dit simplement quoi penser.

Olivier Berruyer: Vous expliquez d'ailleurs que ceci cause une espèce de vide moral, qu’ils n'ont pas de bonne connaissance de leur civilisation. Quelles sont les conséquences ?

Chris Hedges : Oui, ce qui accompagne ce phénomène est l'ignorance historique et culturelle, voire l'amnésie. Et lorsqu'on perd conscience de la culture dont on provient, on ne peut plus savoir où on va. On ne comprend plus que là où on se trouve dans le présent est le résultat de certaines décisions, de certaines idéologies et politiques publiques. Et cette incapacité à maintenir un lien avec le passé rend presque impossible toute critique du présent. Et ce n'est pas vrai seulement du point de vue de l'Histoire. Par exemple, si vous voulez être titularisé comme professeur dans une université d'élite, vous allez devoir écrire un bon gros livre bien épais sur Ronald Reagan. C'est un exemple véridique, qui vient de Princeton. Mais vous n'allez pas pouvoir écrire sur d'autres sujets, comme le parti communiste.

Dans les années 1930, les États-Unis avaient un parti communiste très puissant et très robuste qui a été complètement effacé de l'Histoire. Je crois que c'est ce qui rend important le livre de Howard Zinn, A People's History of the United States. Et Zinn lui-même a été chassé de l'université de Boston et est encore attaqué aujourd'hui. Mais Zinn a dévoilé le fait que le système politique américain a été créé par une élite oligarchique d'hommes blancs, majoritairement esclavagistes. Et dès le début, ils ont réduit des groupes à l'impuissance. Les femmes ne pouvaient pas voter. Les citoyens qui n'étaient pas propriétaires ne pouvaient pas voter. Évidemment, les noirs américains ne pouvaient pas voter. Les Amérindiens ne pouvaient pas voter.

Et donc, Zinn rappelle comment, à partir de la révolution, toutes les brèches dans un système aussi fermé ont été ouvertes non pas par l'élite, mais par des mouvements populaires. Les abolitionnistes, les suffragistes, le mouvement ouvrier. Nous avons eu les luttes ouvrières les plus sanglantes de tous les pays industrialisés. Des centaines de travailleurs américains ont été assassinés par des hommes armés, des milices d'État, et les Pinkertons. Des dizaines de milliers de travailleurs ont été blacklistés, de terribles lois anti-syndicats ont été mises en place, surtout après la Première Guerre mondiale, mais une nouvelle fois après la Seconde, avec le Taft-Harley Act, etc. Le mouvement des droits civiques…

Toutes ces ouvertures de la démocratie américaine, comme le documente Zinn, ont surgi grâce à l'ascension de ces mouvements populaires. Or, rien de tout cela n'est enseigné. On en revient, encore une fois, à la déification d'un pouvoir largement blanc et masculin. Roosevelt est souvent montré comme un exemple d'un individu provenant de l'élite oligarchique qui nous aurait donné la Sécurité sociale, la journée de travail de huit heures. Ce n'est pas vrai. Ce sont d'énormes grèves, tout au long des années 1930, qui ont paralysé l'industrie automobile et tout le reste, qui ont forcé la main de l'élite oligarchique. Et à cette époque, nous avions une élite progressiste fonctionnelle qui a été capable de - et à nouveau, elle n'avait rien de radical - qui a été utilisée pour discréditer le parti communiste, surtout dans les années 1950. La vérité de l'Histoire américaine, cette vérité de l'instauration d'un espace démocratique, est une vérité dont je pense que la plupart des étudiants en histoire restent ignorants.

Olivier Berruyer : Vous parlez aussi du plus grand péché de cette élite progressiste, qui est finalement sa collusion avec l'élite au pouvoir, pour censurer, pour blacklister, finalement ceux qui sont un peu rebelles à cette vision, alors comment ça se manifeste et quelles sont les conséquences ?

Chris Hedges : Tel est le danger du pouvoir des entreprises, ce que Wolin appelle le totalitarisme inversé. Parce que dès l'instant où est survenue l'ascension de ce pouvoir, et sa capture des institutions qui avaient permis un degré de participation démocratique au sein d'un espace démocratique, ce pouvoir a déclaré la guerre à l’élite progressiste traditionnelle. Et ils ont détruit le mécanisme par lequel le système pouvait éviter les excès. Vous aviez des émeutes à Paris - et j'ai vécu à Paris. J'ai été dans les banlieues. Paris est une société racialement segmentée, tout comme les États-Unis d'ailleurs. J'habite à Princeton, et vous avez bien quelques familles noires, mais habituellement elles enseignent dans le département de physique à l'université. Mais nous avons des villes comme Trenton ou Camden. Trenton est à vingt minutes. Elle est peuplée à plus de 90 % par des minorités ethniques qui vivent dans une grande pauvreté et un environnement très violent.

Je ne veux pas critiquer la France spécifiquement, parce que les États-Unis ont le même problème. Et avec cette exploitation sans pitié par le pouvoir des entreprises vient évidemment une attaque contre les services sociaux. Et la raison pour laquelle cette attaque existe - je reviens tout juste de Londres et j'y voyais que le NHS, le service de santé publique britannique, est privatisé. Parce qu'au fur et à mesure de l'éviscération de l'État par les entreprises - autrement dit, l'État a été désindustrialisé, l'industrie a été délocalisée au Mexique, ou au Vietnam, ou en Chine, ou dans d'autres endroits ; et les entreprises ont adopté un comportement prédateur et tentent d'obtenir la privatisation des services sociaux traditionnellement gérés par l'État. Nous avons 17 agences de renseignement aux États-Unis. Une bonne partie de cette activité est privatisée.

Booz Allen Hamilton, par exemple. C'est l'entreprise dans laquelle Edward Snowden a travaillé. C'est une entreprise privée. Au fur et à mesure que les villes, notamment américaines, ont sombré dans un état avancé de délabrement, elles ont dû se vendre morceau par morceau pour payer les fonds de pension, les salaires des fonctionnaires municipaux, et équilibrer leur budget. Que font-elles ? Elles vendent le système d'assainissement, elles concèdent les parcmètres à des entreprises privées, ou la fourniture d'électricité. Tout est privatisé, tout comme le système de santé. Et donc, d'un côté, on a cette force qui appauvrit les États-Unis, et la classe ouvrière.

Et de l'autre côté, on a l'ascension de ces entités privées qui exploitent encore davantage une classe ouvrière déjà appauvrie. Et cela déclenche le genre de troubles qui se traduit aussi bien par des émeutes à Nanterre que par l'ascension d'un personnage comme Donald Trump. Ce qui polarise encore davantage la société. Les États-Unis sont une société très polarisée. Et les systèmes d'information sont détruits par cette polarisation. Par exemple, aux États-Unis, le fonctionnement de la presse aujourd'hui diffère énormément par rapport à l'époque où j'ai débuté. Je travaillais pour le New York Times. Vous aviez déjà des conglomérats médiatiques majeurs, très proches de l'élite au pouvoir. Mais ils ont cherché à rencontrer un plus grand succès auprès d'une audience plus large.

Aujourd'hui, les entités médiatiques ont été autorisées à courtiser certains groupes démographiques en particulier. Et à ces groupes, ils disent ce qu'ils veulent entendre. Par exemple, il y a eu toute l'idée selon laquelle la Russie était responsable de l'élection de Trump, idée dont le rapport Mueller et ce dernier nouveau rapport, ordonné par l'establishment, ont prouvé la fausseté. Pendant deux ans, et remportant le prix Pulitzer au passage, le New York Times a promu et accordé du crédit à une théorie que nous savons maintenant être complètement fausse. Mais personne ne leur reproche rien, car ils ont servi à leurs lecteurs, ou dans le cas de MSNBC ou CNN, à leurs spectateurs, ce qu'ils voulaient entendre.

En parallèle de cette tendance à flatter un groupe en particulier, il y a aussi la diabolisation d'un autre groupe. Ainsi, aucun des deux camps n'a plus accès à des informations vérifiables, il devient donc impossible de communiquer, - j'ai couvert la guerre en Yougoslavie - c'est exactement ce qui s'est passé en Yougoslavie. Vous aviez des groupes ethniques, croates, musulmans, serbes, qui se sont emparés des centres de communication. Et vous finissez avec une société qui ne se rend même plus compte de cette prise de contrôle. C'est très dangereux. Et puis, bien sûr, il faut prendre en compte le fait qu'aux États-Unis, un pays qui n'exerce virtuellement aucun contrôle sur les armes à feu et permet aux citoyens d'acheter des armes de qualité militaire, il y a en moyenne plus d'une fusillade par jour. C'est une descente dans une forme de nihilisme anarchique.

Olivier Berruyer : Vous expliquez aussi qu'en étant devenue très craintive, très policée, cette élite progressiste, finalement, a laissé quelque part le monopole de la rébellion à l'extrême droite. Comment on peut se sortir de cette situation ?

Chris Hedges : C'est l'ouvrage de Julien Benda, La Trahison des Clercs. Ce qui se passe quand on a une élite progressiste qui a failli, c'est qu'elle se met à soutenir des politiques publiques qui ne sont plus vraiment progressistes. L'exemple parfait en serait l'administration Clinton. L'administration Clinton est l'administration démocrate qui a permis l'adoption de l'ALENA, qui a créé le système carcéral actuel. Comme je l'ai déjà dit, Biden était au Sénat et très impliqué dans tout ce processus. Et l'establishment progressiste est resté largement fidèle à un parti démocrate qui, par essence, s'est changé en une copie du parti républicain traditionnel. C'est ce qui a attisé la colère envers l’élite progressiste, et c'est une colère légitime, de la part de la classe ouvrière réduite à l'impuissance, et cette colère trouve sa source dans le fait que l'élite progressiste, ou l'élément progressiste au sein du parti démocrate l'a trahie.

Et tous ces mensonges sur le fait que, depuis l'administration Clinton, le parti démocrate a servi à la classe ouvrière - et il fut un temps où la classe ouvrière avait un poids significatif au sein du parti démocrate, mais ce n'est plus le cas - tous ces mensonges ont fait beaucoup plus de dommages et eu des conséquences bien plus importantes que tous les mensonges proférés par Trump.

Et je pense que bien des soutiens de Trump ne sont pas aussi naïfs qu'on les dépeint. Ils comprennent parfaitement que Trump est un escroc et un narcissique, mais il est devenu leur revanche contre une élite progressiste éduquée qui les a trahis. Et Trump le sait bien, et il en joue. Et je pense que cette colère est bien réelle. Au sein du système politique américain, il n'est pas vraiment possible de voter pour ceux qu'on veut élire. On vote contre les forces qu'on hait. Et c'est tout aussi vrai pour ceux qui votent pour un personnage comme Biden que pour ceux qui votent pour un personnage comme Trump.

Olivier Berruyer : Vous expliquez finalement que, comme ils se sont mis à détester cette élite qui les a trahis, ils détestent aussi ses valeurs, d'où le développement aussi du racisme qui a lieu dans les pays occidentaux.

Chris Hedges : Eh bien, parce que les valeurs que l’élite progressiste prétend soutenir sont fausses. L'hypocrisie de l’élite progressiste l'a transformée en une entité détestée par toute la société, en particulier par la classe ouvrière blanche qui a le sentiment d'avoir été détrônée. Et la classe ouvrière blanche n'a pas tort. L’élite progressiste, en se refusant à défendre les valeurs progressistes traditionnelles et en permettant à des forces politiques rétrogrades ou au néolibéralisme de la manipuler, s'est détruite elle-même, et détruit par conséquent son rôle traditionnel au sein d'une démocratie capitaliste.

Olivier Berruyer : Vous expliquez aussi que la peur est une des principales armes de l'élite qui est au pouvoir. Pourquoi, comment ça se manifeste ?

Chris Hedges : La peur est tout ce qu'il leur reste comme méthode de contrôle, parce que les politiques publiques qu'ils promeuvent sont précisément celles qui servent les intérêts des puissances oligarchiques et des entreprises, pas les intérêts du public. Il y a un effort constant, au travers de tout le spectre politique, que ce soit chez les démocrates ou ailleurs, pour vous effrayer et vous faire comprendre que, peu importe que ce soit la droite ou la gauche, enfin ce n'est pas la gauche, mais que ce soit la droite - je veux dire, soyons honnêtes, en Europe le parti démocrate serait un parti d'extrême droite, notamment concernant son positionnement vis-à-vis de la guerre, de la guerre perpétuelle. Mais les Démocrates se servent de la peur comme les Républicains. C'est la peur de celui d'en face, la peur de ce que le parti politique opposé pourrait faire s'il était au pouvoir dans le pays.

La peur a aussi été utilisée pour inaugurer ces 20 années de débâcles militaires au Moyen-Orient, des fiascos, rendus possibles par la peur, par toutes ces alertes sans que cela occulte le fait que nous avons traversé des événements comme le 11 septembre ou d'autres affreux attentats terroristes, comme à Paris. Mais étant familiarisé avec le Moyen-Orient, je ne pense pas que la montée en puissance de l'islam radical puisse être détachée des reconfigurations qui ont eu lieu sous le joug du néolibéralisme et de la confiscation du pouvoir par les entreprises.

J'étais à Paris après le 11 septembre, j'y couvrais l'actualité relative à al-Qaeda, et il était clair que les Européens, généralement d'ascendance nord-africaine qui étaient recrutés par al-Qaeda étaient souvent ceux qui vivaient dans les banlieues, ou au moins dans des zones très défavorisées. Ils n'avaient aucune véritable notion d'identité. Même s'ils étaient nés en Algérie et n'étaient arrivés en France qu'à l'âge de 3 ou 4 ans lorsqu'ils retournaient en Algérie, ils y étaient perçus comme Français ; mais les Français, la culture traditionnelle française ne les percevait pas comme Français, et bien souvent ils trempaient dans la petite délinquance, et c'est exactement ce chemin qui mène à l'extrémisme, à la radicalisation. Cela arrive quand les gens sont laissés de côté.

J'ai passé beaucoup de temps à Gaza, j'étais très familier du Hamas ; et Gaza est la plus grande prison à ciel ouvert du monde. C'est honnêtement difficile de décrire à quel point les conditions de vie y sont affreuses. Vous n'avez même pas d'eau potable dans la plupart des habitations, les gens s'entassent à dix par pièce, il n'y a pas de travail, personne ne peut se marier, car personne n'a l'argent nécessaire pour fonder une famille. La seule façon qu'il leur reste de s'affirmer en tant qu'individu est de devenir djihadiste, voire de commettre un attentat suicide ; au moins, après ça, ils auront leur photo partout sur les murs des camps de réfugiés où ils vivent. Il n'y a aucun autre moyen pour eux de s'affirmer. Un système a été créé dans lequel la seule voie d'auto-affirmation qui leur est laissée est de basculer dans le terrorisme, et je dirais qu'en définitive, le moteur de ce phénomène est le système qui a été créé, et par là je ne veux pas seulement dire l'État d'apartheid qu'est Israël, mais aussi le système qui fait en sorte qu'une énorme proportion de la classe ouvrière, pour reprendre les termes de Marx, a été transformée en main-d'œuvre redondante, en déchets humains. Ces gens sont superflus, ils ne comptent pas, ils n'ont aucune importance.

Et c'est pour ça que je pense que durant les émeutes en région parisienne, on a pu voir tout et n'importe quoi, même des bibliothèques, qui pouvait représenter le pouvoir, devenir la cible potentielle d'attaques et je ne défends pas la destruction de bibliothèques, mais je pense que nous devons clarifier que cette colère, cette rage devant le fait d'être exclu du système et en même temps, d'être exploité par les mêmes entreprises qui ont rendu votre existence superflue, cette colère et cette rage sont en définitive causées par la configuration du pouvoir, et que la faute ne pèse pas sur les jeunes algériens ou tunisiens qui vivent dans la Cité des 4000.

Olivier Berruyer : Vous pensez qu'il y a un problème de racisme en France ?

Chris Hedges : Oui, la France est un pays extrêmement raciste. Notamment au niveau de la ségrégation des personnes de couleur en France. Et comme je l'ai déjà dit, ce n'est pas du tout spécifique à la France. Une telle ségrégation existe également aux États-Unis. Mais en effet, la ségrégation et la diabolisation des minorités de couleur et des musulmans - je veux dire, vous savez qu'avec l’incident de Charlie Hebdo j'ai adopté une position à contre-courant de la majorité concernant les caricatures du prophète. La raison en est qu'après avoir passé une si grande partie de ma vie dans des bidonvilles très pauvres dans le monde musulman, et dans des camps de réfugiés, j'étais particulièrement conscient que - et particulièrement pour les jeunes musulmans - en définitive, c'est tout ce qu'ils ont. Ils n'ont aucune autre structure dans leur vie en dehors de leurs cinq prières quotidiennes. C'était leur seul cadre.

Ils n'avaient pas de travail. S'ils vivaient à Gaza, ils étaient piégés dans une prison à ciel ouvert. Ils étaient perpétuellement attaqués. Je veux dire, aussi monstrueux qu'ait pu être le régime d'apartheid en Afrique du Sud, je ne pense pas que le régime sud-africain n’ait jamais envoyé son aviation bombarder les townships. Et de nous voir, nous, en Occident, avec notre prospérité, nous moquer de la seule figure du seul symbole qui donne du sens, une identité et un sens, de la valeur à leurs vies, pour moi, c'était inacceptable. Et selon moi, cette insensibilité, je ne sais pas si elle était raciste, mais elle pouvait sans aucun doute être qualifiée d'ignorance. C'était insensible à l'extrême, ce même extrême qui régit toutes ces existences.

Et vous savez, en France, comme aux États-Unis, vous avez votre propre forme d'amnésie historique. Je veux dire, pendant bien des années, vous ne vous êtes jamais confrontés aux atrocités de la guerre d'Algérie. Je ne sais pas dans quelle mesure ça a pu changer, mais pendant très longtemps, vous ne vous en êtes pas préoccupés du tout. Et, je veux dire, la guerre d'Algérie, ça a été un spectacle d'horreur.

Olivier Berruyer : Alors justement, on en vient à une autre institution qui est très importante dans ce système d'état-entreprise. C'est les médias. Alors finalement, c'est quoi leur fonction principale ?

Chris Hedges : Il a existé, par le passé, de grands empires médiatiques, comme les journaux Hearst, ou d'autres. Mais avec l'ascension du pouvoir des entreprises, les médias ont été rachetés par les plus grands groupes. Dès lors, les médias ne sont devenus qu'une source de profits supplémentaire au milieu de centaines d'autres sources. Et la même pression pèse sur toutes ces sources de profits : celle de générer encore plus de profits. Lorsque j'ai débuté, tous les principaux groupes médiatiques avaient leurs propres bureaux à l'étranger. Ils avaient leurs propres reporters, leurs propres producteurs. Tout ça a disparu.

Si vous regardez le contenu proposé, en tout cas certainement aux États-Unis, ils ne s'intéressent plus à l'information. Ce qu'ils font, c'est sélectionner une poignée d'événements parmi les informations d'une journée, et toutes les émissions, les unes après les autres, vont simplement commenter tour à tour ces quelques événements. La pression pour extraire toujours plus de profits des médias pousse les médias toujours plus près d'une transformation complète en une simple forme de divertissement. Et si vous regardez la façon dont les plateaux sont conçus, dorénavant, tous reprennent la structure des plateaux utilisés pour les événements sportifs.

Vous avez par exemple une obsession constante pour les sondages. Tout se transforme essentiellement en courses de chevaux. Les problèmes ne sont jamais traités. C'est toujours « qui monte, qui descend, quelle est leur stratégie ». Et vous faites venir - le but étant toujours de créer du conflit - vous faites venir un membre du parti démocrate comme Van Jones, une figure de l'establishment démocrate, et ensuite vous trouvez quelqu'un qui soutient Trump. Et une fois face à face, ils se lanceraient dans ce que je n'appellerais même pas un débat, mais plutôt une compétition de lancer de boue. Et il y a un profond cynisme de la part des animateurs, qui sont tous des célébrités médiatiques, comme Rachel Maddow et d'autres, en aucun cas de vrais journalistes.

Et les individus qu'ils choisissent sont bien souvent, et c'est volontaire, ceux qui s'accordent le mieux avec les stéréotypes. Le stéréotype du bigot sans éducation qui soutient Trump, mais aussi, en face, le stéréotype du libéral élitiste, mou et déconnecté de la réalité. Et en soi, l'information est déjà devenue une forme de télé-réalité avec, bien entendu, l'importance accordée aux nouvelles relatives aux célébrités. Les ragots sur les célébrités deviennent de l'information. Le procès d'O.J. Simpson en était déjà un bon exemple. Il avait été diffusé en direct. Les médias de nos jours sont tellement corrompus, tellement en dysfonctionnement.

Et bien sûr, le détail le plus intéressant est qu'ils n'ont plus aucune crédibilité. Nous savons, au travers de sondages, qu'en termes de gens qui font confiance ou ont du respect pour les médias d'information, le taux est aussi faible que pour le Congrès. Les gens connaissent le système. Ils comprennent très bien. Mais cela sert les intérêts commerciaux - et d'ailleurs, un autre aspect du problème est la simplification à l'extrême. Par exemple, lorsque vous souhaitez réaliser un reportage sur un accord de libre-échange, c'est incompatible avec l'idée de divertissement qui est désormais privilégiée par les médias. Donc ils n'en parlent pas. Ils ne parlent plus de politique étrangère… Et ils s'adonnent au bellicisme, comme nous le voyons avec la situation en Ukraine.

Mais dès à présent, on peut constater l'apparition d'une certaine fatigue relative à l'Ukraine venant du public, comme cela avait été le cas avec l'Irak par le passé, et avec l'Afghanistan, et la Syrie, et la Libye. Et lorsque cela se produit, les médias cessent tout simplement d'en parler. Il n'était bien sûr pas question de faire de vrais reportages puisque les médias sont des soutiens inconditionnels de ces désastreuses aventures militaires. Mais ils cessent même de simplement en parler. Et lorsque les États-Unis en sont arrivés à devoir quitter l'Afghanistan sur un constat de défaite humiliante, les Américains n'étaient même plus vraiment conscients que la guerre était toujours en cours.

Donc oui, la vraie presse, celle qui ne sert pas les intérêts des entreprises et tente de se préoccuper de sujets importants, comme vous le faites, a été de plus en plus marginalisée. Des personnages comme moi-même, ou Matt Taibbi, ou Glenn Greenwald, étaient tous des figures médiatiques de premier plan pour le grand public il y a une décennie. Mais parce que nous ne nous sommes pas laissés corrompre ou manipuler pour rentrer dans le moule, nous avons tous été marginalisés.

Olivier Berruyer : En fait, un de vos collègues du New York Times résume, finalement, sa fonction principale dans le système en tant que journaliste. Vous pouvez nous la rappeler, nous dire ce que vous en pensez ?

Chris Hedges : Oui, c'est Doug McGill qui a dit à sa femme que son travail de journaliste consistait à rendre le monde sûr pour les milliardaires. Eh bien, oui, tout à fait. Clairement, le New York Times soutient consciemment l'élite. On a même retenu un nombre. 30 millions. Il y a 30 millions de personnes aux États-Unis, un pays de 330 millions d'habitants, qui sont soit des membres de l'élite économique, ou qui servent d'adjuvants aux membres de cette élite. Et si vous jetez un œil à la publicité, aux États-Unis ou - je veux dire, dans le New York Times, ou si vous regardez les sections spécifiques, tout concerne exclusivement des problématiques qui ne sont pertinentes que pour les plus riches. Pourquoi ? Parce que bien entendu, ils veulent attirer les annonceurs qui visent ce groupe. Et ce qui s'est passé, même pour le New York Times, c'est que cette focalisation et cet intérêt des entreprises ont probablement rendu plus de 60 % du public américain invisible.

J'ai écrit un livre, Days of Destruction, Days of Revolt, avec un dessinateur, Joe Sacco, qui est disponible en français. Et nous nous sommes rendus dans les coins les plus pauvres des États-Unis. Si vous allez à Pine Ridge, l'espérance de vie moyenne pour un homme y est de 48 ans. C'est l'espérance de vie la plus basse de tout l'hémisphère occidental en dehors de Haïti. 60 % des foyers n'ont ni électricité ni eau courante. Nous avons interviewé des ouvriers agricoles en Floride, dont le droit du travail est le plus défavorable de tout le pays pour les ouvriers agricoles. Et nous avons interviewé des travailleurs en situation irrégulière provenant d'Amérique centrale qui étaient enchaînés à l'intérieur d'un camion toutes les nuits. Et on leur avait dit que - et c'est de l'esclavage - s'ils alertaient les autorités ou la police, leurs familles au Honduras ou au Guatemala seraient tuées.

60 % des familles américaines ne disposent pas d'économies suffisantes pour pouvoir avancer 400 $ ou 1000 $ en cas d'urgence. Mais étant donné que les médias sont désormais si noyautés par les entreprises et une logique de profit, personne n'en parle. Plus personne n'a de correspondants du travail. Je crois que le New York Times était le dernier à en avoir. Et il me semble qu'ils n'en ont plus. Plus personne n’en a. Et toute cette focalisation - cela a toujours été vrai au sein d'organisations de l'élite, comme le New York Times, mais au fur et à mesure que le modèle commercial de la presse a évolué, ça a empiré. Parce que rappelez-vous, à l'époque de la presse écrite, 40 % du revenu des journaux provenait des petites annonces ; qui n'existent plus.

Et ensuite, avec l'ascension d'Internet, le monopole d'un média sur la mise en connexion des vendeurs et des acheteurs a disparu. Parce que les gens, dorénavant, au travers des algorithmes, peuvent entrer directement en contact. Et cela a entraîné une terrible pression économique sur les médias. Et ils ont répondu à cette pression accrue en devenant encore plus obséquieux envers les centres du pouvoir dans une tentative désespérée de conserver une certaine viabilité financière. Mais si vous allez dans les grandes villes, Philadelphie, Boston pour ce qui est des journaux, là-bas, il n'y a plus rien, de nos jours.

Ils ne trouvent plus d'acheteurs pour leurs espaces d'annonces publicitaires. À la rédaction du Philadelphia Inquirer, il y a encore peu de temps, ils avaient encore 750 reporters et rédacteurs. Maintenant, ils en ont, je crois, moins de 200. Et c'était assez frappant quand j'y suis passé récemment, car lorsque je suis entré dans la rédaction, les trois quarts des bureaux étaient vides. Cette tension économique a exacerbé la tendance des médias, qui était déjà présente, à se focaliser sur les préoccupations des élites. Et maintenant, ils se montrent encore plus lâches concernant leur servilité envers les élites.

Olivier Berruyer: Vous soulignez que l'affaiblissement de l'élite progressiste a coïncidé avec le passage d'une culture basée sur l'imprimé, à une culture basée sur l'image. Alors pourquoi et quelles en sont les implications ?

Chris Hedges : Cela engendre une amnésie historique. La plupart de ces images sont promues par des entreprises. Cela détruit toute possibilité de raisonnement complexe, et nous coupe de notre propre passé, de notre propre histoire, et pas seulement du déroulé des événements en tant que tels, mais aussi du monde des idées. C'est un monde de divertissement perpétuel, à la Huxley. C'est très dangereux. Et pour se protéger de telles forces malveillantes, il faut se montrer proactif, édifier des barrières. Je n'ai pas de télévision. Je n'utilise ni ne suis présent sur aucun réseau social. Quelqu'un s'occupe d'une page Twitter pour moi, d'une page Facebook, que je n'ai même jamais vue. Et je lis. Je veille à continuer à lire. Parce que si vous perdez contact avec la culture de l'écrit, et que vous êtes bombardés d'images ou de clichés ou de slogans, même si vous vous opposez à ce pouvoir, vous adoptez le langage dont le pouvoir prescrit l'usage.

Par exemple, vous pouvez vous opposer à la guerre contre le terrorisme, mais le simple usage de l'expression « guerre contre le terrorisme » montre que vous êtes sous l'emprise de ces centres de pouvoir, parce que cette expression est une tautologie. Vous ne pouvez pas faire la guerre au terrorisme. Linguistiquement, ça n'a pas de sens. C'est pour ça que Noam Chomsky est si important. Et je pense que c'est pour ça qu'une si grande partie de sa critique politique, que j'admire, provient de son génie en tant que linguiste. Il perce toujours à jour de tels mécanismes. Malheureusement, la plupart des gens sont des consommateurs passifs d'information, et ils parlent la langue et utilisent les clichés qui leur sont présentés, même si ça n'a aucun sens.

Par exemple, concernant le conflit en Ukraine, sur lequel je sais que vous avez fait de l'excellent travail ; j'étais en Europe de l'Est, en Europe centrale, en 1989. J'étais là lorsque des promesses ont été faites à Gorbachev par Hans Dietrich Genscher et James Baker, et d'autres, de ne jamais étendre l'OTAN au-delà des frontières de l'Allemagne réunifiée, parce que rappelez-vous que la réunification allemande nécessitait l'approbation des soviétiques. Et selon les termes de l'accord, non seulement il était prévu que l'OTAN ne s'agrandisse plus, mais quiconque de présent durant ces négociations vous aurait dit qu'étendre davantage l'OTAN aurait été stupide, provocateur et dangereux. Et pourtant, c'est arrivé malgré tout.

Et si vous parlez de cette réalité, de ce fait historique, comme j'ai pu le voir dans le débat relatif au conflit ukrainien, vous êtes immédiatement mis à l'écart. C'est un bon exemple de la façon dont les gens se coupent du passé pour végéter dans une sorte d'éternel présent. Il est essentiel de conserver un contexte historique, et c'est ce que nous avons perdu. Nous n'avons plus de contexte. Et lorsqu'on perd son contexte, on perd la notion d'où on se trouve. On devient facilement manipulable par les forces qui produisent des images, slogans et clichés séduisants qui prennent la place de la pensée.

Olivier Berruyer : En France, on assiste à des réductions de plus en plus importantes des libertés publiques, pas après pas. J'aurais voulu vous demander, comme vous êtes étrangers, quelle est l'image de la France, comment vous voyez la France, comment vous voyez ce que fait Macron depuis pas mal d'années ?

Chris Hedges : Macron est l'archétype du technocrate qui sert les intérêts des entreprises et de l'élite oligarchique, et qui est tout à fait prêt à passer outre l'opinion publique pour le faire. Comme nous l'avons vu avec la réforme des retraites, il ne se préoccupe pas du fait que la plupart des gens n'en voulaient pas. C'est comme ça que le pouvoir des entreprises fonctionne, que ce totalitarisme inversé fonctionne. Et ce n'est évidemment pas spécifique à la France. C'est à travers la plupart du monde industrialisé ainsi que des pays comme l'Inde et partout ailleurs qu'on observe cette sorte de rage en formation contre tous les symboles et les centres du pouvoir.

Olivier Berruyer : Alors vous êtes finalement devenu un dissident. On en a beaucoup interviewé sur la chaîne. D'ailleurs, vous retrouverez les interviews de Noam Chomsky, de Seymour Hersh, de Daniel Ellsberg qui vient de nous quitter, sur cette chaîne. J'ai envie de vous demander : comment est-ce qu'on devient un dissident ? Comment vous, vous êtes devenu dissident. Pourquoi il y en a aussi peu et le fait qu'il y en ait peu, quelle conséquence ça a sur la réaction de l'élite progressiste envers les dissidents ?

Olivier Berruyer : Dans mon cas, je dirais qu'il y a eu deux facteurs principaux. L'un est d'avoir été reporter de guerre si longtemps, dans des endroits si dangereux, où il était courant que les gens avec qui je travaillais soient tués. Un grand nombre, y compris mon ami le plus proche, n'ont pas survécu. Et lorsque quelqu'un est prêt à se mettre physiquement en danger parce qu'il voit le genre d'atrocités que j'ai pu voir au Salvador durant la guerre, à Gaza ou à Sarajevo, on se retrouve à défier un système qui, littéralement, essaie de vous tuer. Et donc je dirais que ça m'a donné une forme d'armure lorsque je suis rentré aux États-Unis, car j'avais passé 20 ans à faire face aux forces qui tentaient de me détruire à cause de mon travail en tant que reporter. Ça, c'était le premier facteur.

Et le second facteur, je dirais qu'il était lié au fait que j'ai grandi dans un environnement religieux. J'ai obtenu mon diplôme à la Harvard Divinity School, et je crois qu'il y avait une sorte d'accord implicite sur le fait qu'il faut défendre la vérité, et qu'il existe un impératif moral à lutter pour la vérité et la justice. Et aussi une compréhension du fait qu'habituellement, on ne réussit pas. Et que de ce fait, on ne doit pas combattre les fascismes parce qu'on escompte les vaincre, on les combat parce qu'ils sont fascistes ; on combat le mal parce que c'est le mal, le mal radical pour citer Kant. Et je ne suis pas un carriériste. Je ne suis pas allé assurer la couverture de la guerre au Salvador ou à Sarajevo parce que cela allait servir ma carrière.

Justement, les carriéristes, habituellement, ne partent pas dans les zones de guerre, parce que c'est trop dangereux. Je pense que ces facteurs m'ont protégé. Je suis bien placé pour comprendre le pouvoir, ayant travaillé pour le New York Times. Je sais que je ne dois attendre aucune forme de récompense. Je m'attends même au contraire. Je pense que c'est en partie dû à ma compréhension ou à ma préparation aux conséquences. Et aussi à l'empathie. Je pense que le fait d'avoir été confronté à énormément de souffrance, et quel que soit mon positionnement vis-à-vis des palestiniens, ce que j'endure personnellement ne représente rien parce que j'ai passé tant de temps à Gaza. Ce n'est rien comparé à ce qu'endurent les palestiniens. C'est une forme d'empathie, mais aussi de loyauté. Par le passé, j'ai pu dire qu'il n'y a que deux types de correspondants de guerre : ceux qui se soucient de ce qu'ils voient, et ceux qui ne s'en soucient pas. Et si vous vous en souciez, vous allez avoir des problèmes au niveau politique.

Olivier Berruyer : Mais donc comment réagit l'élite progressiste contre les dissidents ?

Chris Hedges : Eh bien, l’élite progressiste est utilisée pour discréditer tout dissident parce que tout dissident critique le système. L’élite progressiste est habituée à critiquer les excès du système tout en défendant le cœur du système en tant que tel, le qualifiant de vertueux et de bien intentionné.

Olivier Berruyer : Vous expliquez que : « par leur soif irrationnelle de pouvoir et d'argent, ceux qui exploitent l'humanité et la nature sont en train de nous mener au suicide collectif. » Pourquoi ils n'essaient pas d'empêcher ce suicide ?

Chris Hedges : C'est parce que l’élite progressiste a été reconfigurée. La définition de l’élite progressiste n'est plus ce qu'elle était lorsqu'elle tentait encore de procéder à des réformes. L’élite progressiste est maintenant définie au travers de ses particularités linguistiques, de la politique identitaire liée à la culture woke, de son politiquement correct. Mais tout l'aspect relatif à la lutte des classes, tout l'aspect relatif aux injustices économiques, a été éradiqué chez ceux qui s'identifient comme membres de l’élite progressiste. Je ne pense pas que des individus comme Bill Clinton ou même Barack Obama pourraient être considérés comme traditionnellement progressistes, mais ils ont revêtu les apparences du progressisme tout en détruisant ce que le progressisme a été. Et c'est pour cela qu'ils font partie du système. Et la culture woke, ou la diversité, ça ne remet en rien en cause le pouvoir des entreprises. C'est une forme de colonialisme interne, comme lorsqu'on promeut Clarence Thomas à la Cour Suprême.

Mais évidemment, même s'il est noir, Clarence Thomas sert les intérêts de l'extrême droite. Ces forces sont parfaitement à l'aise avec l'idée d'avoir des figures de proue comme Clarence Thomas ou Condoleezza Rice ou d'autres parce qu'ils aident à conférer de la validité à un système exploiteur. Et l’élite progressiste a désormais rejoint cette campagne pour la diversité. Mais la diversité est mise au service d'un système d'oppression. D'ailleurs, Staline était très doué pour ça. Les gens oublient sa tolérance envers les femmes et toutes sortes de minorités ethniques… du moment qu'ils soutenaient les purges.

Olivier Berruyer : Vous avez une très belle phrase aussi que j'ai envie de citer. Vous dites : « l’État-entreprise cherche à nous inculquer l'indifférence au sort d'autrui et le culte de soi. Pour étouffer la compassion, il fait appel aux plaisirs comme à la peur. La culture de masse et la propagande cherchent à éradiquer la résistance, cette aptitude à dire non. » Dans un tel système, comment on peut lutter contre lui ? Sachant qu'évidemment les entreprises, les grandes entreprises, ne vont pas vouloir de réformes.

Chris Hedges : Eh bien, c'est ce qu'a fait le pouvoir des entreprises, ce que la société de consommation est parvenue à accomplir en refocalisant toute l'énergie des individus sur le culte de soi-même, et sur la célébration des valeurs nocives du culte de soi-même. Dès lors, comment atteindre le succès dans cette société ? Au travers de la manipulation des autres, du mensonge, au travers d'un manque d'empathie, au travers d'une soif de pouvoir. Si vous regardez des émissions de télé-réalité, toutes les valeurs qui y sont promues… Et en promouvant ces valeurs, on détruit toute possibilité de solidarité collective de quelque forme que ce soit. Et bien sûr, nous, en tant qu'individus ordinaires, notre seul pouvoir s'exerce au travers du collectif. C'est pour cela que les syndicats sont si importants.

Et cela crée une forme de climat politique et culturel où nous devenons les complices de notre propre déresponsabilisation. Nous recherchons une identité au travers des marques. Nous sommes obsédés par les réseaux sociaux et par nous-mêmes. Tout le monde peut devenir sa propre célébrité, maintenant. C'est un peu « Ma Vie : le film ». Toutes ces influences très nocives se sont glissées dans nos vies quotidiennes. Même quand vous marchez simplement dans une rue de Paris, vous êtes entourés de selfies, de gens ou d'influenceurs qui posent pour des selfies. En soi, c'est encore pire que d'être privé de la faculté de dire « non ». Ça revient à être privé de la faculté de simplement se poser les questions auxquelles on pourrait répondre « non ».

Olivier Berruyer : Pour conclure, je voulais citer une dernière de vos très belles phrases, vous dites : « les médiocres qui dissimulent leur sentiment d'inutilité et de vacuité sous le masque du pouvoir et de l'illusion, en essayant de nous imposer leur pernicieuse idéologie, craignent par-dessus tout… » quelque chose. Qu'est-ce qu'ils craignent tant ?

Chris Hedges : Ceux qu'ils craignent le plus sont ceux qui parlent le langage de l'amour, car l'amour est l'antithèse de l'objectification des êtres humains, la manipulation des êtres humains, l'idée selon laquelle les humains sont une matière première qu'on peut utiliser pour engranger des profits. Par exemple, aux États-Unis, si vous êtes pauvre, ou une minorité ethnique, ou si vous vivez dans une agglomération défavorisée, votre corps n'a aucune valeur pour l'État. Mais enfermé dans une cage, vous pouvez générer 50 000 $ ou 60 000 $ de profits par an pour les prisons, les compagnies de téléphonie, les démarcheurs ou même le secteur médical.

Ainsi, tout est privatisé, maintenant, dans les prisons américaines. Tel est le langage de l'exploitation. Et ceux qui parlent le langage de l'amour, ceux qui pensent que nous devrions investir dans les gens plutôt que dans des systèmes visant à les contrôler, en se positionnant en soutien de la primauté ou même du caractère sacré des autres, se retrouvent diamétralement opposés à ces puissances de l'argent.

Olivier Berruyer : Nous arrivons à la fin de cet entretien. Merci beaucoup, ça a vraiment été un grand plaisir, une chance de vous avoir à Paris, en Europe, puisque vous venez d'ailleurs soutenir la famille de Julian Assange. Je vais vous poser notre question traditionnelle. Qu'est-ce qui est connu de peu de personnes et qui mériterait d'être connu de tous ?

Chris Hedges : Que le pire des maux est celui que nous portons en nous. Il n'est pas externe. Et si nous ne sommes pas conscients de ce mal, nous ferons le mal au nom du bien.

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