Comme son compatriote Assange, David McBride, ancien avocat de l'armée australienne, a remis une foule de documents militaires à des journalistes de l'Australian Broadcasting Corporation (ABC), des documents classifiés détaillant des crimes de guerre commis par des soldats des forces spéciales australiennes en Afghanistan. Il a récemment plaidé coupable de vol et de partage d'informations secrètes et vient d'être condamné condamné à 5 ans et 8 mois de prison.

publié le 30/04/2024 Par Marco Cesario

Mise à jour - 15/05/2024 : Le lanceur d'alerte David McBride a été condamné à 5 ans et 8 mois de prison pour vol de documents confidentiels. L'avocat de McBride, Mark Davis, a immédiatement déclaré qu'il se préparait à faire appel des condamnations. « C'est un jour sombre pour la démocratie australienne. L'emprisonnement d'un lanceur d'alerte aura un grave effet dissuasif sur les personnes susceptibles de dire la vérité. Notre démocratie souffre lorsque les gens ne peuvent pas s'exprimer sur des actes répréhensibles potentiels », a déclaré Kieran Pender, directeur juridique du Human Rights Law Center.

Peter Greste, directeur exécutif de l'Alliance pour la liberté des journalistes, a quant à lui déclaré : « L'Australie est récemment tombée à la 39e place du classement mondial de la liberté de la presse, et ce sont des cas comme celui-ci qui portent atteinte à la liberté de la presse dans notre pays. [...] je suis scandalisé par la condamnation de David McBride en ce triste jour pour l'Australie ».


Des meurtres déguisés de sang-froid, des tortures de prisonniers, des familles assassinées, des enfants innocents tués d'une balle dans la poitrine et des corps abandonnés et exposés aux intempéries. L’armée australienne a laissé derrière elle en Afghanistan une traînée de sang que des responsables militaires diligents ont tenté (en vain) de dissimuler dans les sables brûlants de Kandahar.

Or, révéler au grand public les atrocités commises par ces soldats sans valeurs ni espoir  –la présence des armées de l'OTAN en Afghanistan s'est terminée dans un fracas total, une déroute complète – ne permet pas d'obtenir une récompense prestigieuse comme le prix Pulitzer. Bien au contraire, cela a accéléré le processus infernal d'incarcération à l'issue d'un calvaire judiciaire.

Alors que les criminels et les assassins de vieillards et d'enfants sont en liberté, les lanceurs d'alerte, qui fournissent des informations de première main sur la manière dont ces assassins ont opéré puis dissimulé leurs crimes, sont poursuivis en justice et soumis à des procédures kafkaïennes. Comment ce renversement des valeurs est-il possible ? N'en dit-il pas long sur la puissance du complexe militaro-industriel qui agit en toute impunité ?

David McBride, un avocat de l'armée australienne devenu lanceur d'alerte

Il ne fait pas bon être lanceur d’alerte en Australie. Et pas seulement en Australie. Partout, le pouvoir tente de réduire au silence tous ceux qui cherchent à dénoncer ses intrigues et ses meurtres impunis. Partout, le pouvoir craint les fuites et c'est pourquoi il crucifie les lanceurs d'alerte ; en cela il poursuit le vieil adage mussolinien : en frapper un pour en éduquer 100.

Comme son compatriote Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, qui risque 175 ans de prison si extradé aux États-Unis pour avoir révélé les atrocités de l’armée américaine en Irak et Afghanistan, David McBride, ancien avocat de l'armée australienne, fait l'objet d'un procès secret qui pourrait lui valoir une peine de prison à vie, pour avoir divulgué des informations classifiées qui ont servi de base aux Afghan Files, un ensemble de documents concernant les opérations des forces spéciales australiennes en Afghanistan.

Les documents, divulgués à l'Australian Broadcasting Corporation (ABC) par McBride, couvrent un large éventail de sujets, mais ils décrivent surtout de nombreux cas d'exécutions illégales d'hommes et d'enfants non armés. En réponse à cette fuite, la police fédérale australienne a effectué une opération dans les bureaux d'ABC en juin 2019, confisquant tout le matériel lié à l'affaire. C'est la procédure que tout pouvoir suit, sans exception. Dès que l’info est divulguée, la police débarque dans les rédactions des journaux qui l’ont divulgué. Faut-il y voir l'éternelle revanche de l'exécutif sur ce qu'on appelle le « quatrième pouvoir » ou l'indépendance de la presse censée contrebalancer les dérives du pouvoir en place ? Et si le pouvoir achète certains médias sans pouvoir les acheter tous, n'est-il pas suffisant d'envoyer la police pour dissuader les plus impertinents ?

Les documents d'inculpation affirment que les fuites ont eu lieu entre 2013 et 2018. Les révélations ont déclenché un certain nombre d'enquêtes, notamment le rapport Brereton [1] de 2020 : l'enquête, menée par Paul Brereton, à la fois juge à la Cour suprême de Nouvelle-Galles du Sud et général de division dans l'armée de réserve, a dévoilé les preuves de 39 meurtres de civils (des hommes et des enfants non armés) et de prisonniers, ainsi que d'autres incidents de traitement cruel ou inhumain de non-combattants en violation possible du droit international humanitaire. Les exécutions illégales évoquées dans le rapport ont commencé en 2009, la plupart ayant eu lieu en 2012 et 2013.

Pour avoir révélé ces crimes odieux, au lieu de devenir un héros national, David McBride doit répondre de cinq chefs d'accusation, dont la divulgation non autorisée d'informations, le vol de biens appartenant au Commonwealth et trois chefs d'accusation pour violation de la loi sur la défense. S'il est condamné, il risque des dizaines d'années derrière les barreaux pour avoir simplement dit la vérité.

Récemment, une nouvelle évolution s'est produite dans cette affaire, ce qui a secoué l'opinion publique australienne : la condamnation de David McBride a été finalement reportée après que ses avocats ont demandé plus de temps pour examiner de nouvelles preuves « substantielles ». Selon le quotidien anglais The Guardian, le Commonwealth prévoit de déposer une nouvelle déclaration sous serment – en grande partie classifiée – contenant l'avis d'un expert militaire de haut rang. Les avocats de la défense envisagent d'adapter leur plaidoyer de culpabilité en fonction de cet avis d'expert, qui devrait souligner la gravité du préjudice que la remise de documents à des journalistes par McBride aurait pu causer à l'armée australienne s'ils avaient été rendus publics.

En novembre dernier, David McBride avait plaidé coupable de trois chefs d'accusation, dont le vol d'informations du Commonwealth et leur transmission à des médias, après qu'une cour suprême de l'ACT [2] ait autorisé le Commonwealth à retenir des éléments de preuve susceptibles de mettre en péril « la sécurité et la défense de l'Australie » s'ils venaient à être divulgués. Une fois de plus, nous observons les mêmes distorsions et abus qui ont été à l'œuvre avec les cadres militaires américains, malmenés par les révélations de WikiLeaks, et avec les pouvoirs en place, qui défendent bec et ongles leur droit d'opérer dans l'obscurité et à l'abri des regards indiscrets de la presse et du public. Le danger serait donc les révélations et non les assassins à la solde des gouvernements qui tuent, torturent, commettent des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité... Une vaste blague.

L'enfer meurtrier des Afghan Files

Descendons à présent dans l'enfer des « dossiers afghans ». En les parcourant, on note différents éléments troublants : le chaos d’une armée non préparée, déplacée, et dont les règles d’engagement étaient plus qu’ambiguës ; une armée qui s'est laissé aller à d'horribles crimes et à des tortures gratuites, à la fois par ennui, par manque de préparation, mais aussi pour se « sentir en vie » au milieu d’une guerre aussi atroce qu'inutile.

Ces centaines de pages de documents secrets donnent un aperçu sans précédent des opérations clandestines des forces spéciales d'élite australiennes en Afghanistan, y compris des incidents au cours desquels des troupes ont tué des hommes et des enfants non armés. Les documents, dont beaucoup portent la mention AUSTEO (Australian Eyes Only)[3], suggèrent un malaise croissant aux plus hauts niveaux quant à la culture des forces spéciales australiennes, alors qu'elles menaient une guerre sanglante et secrète contre les insurgés dans une partie du sud de l'Afghanistan.

Un document datant de 2014 fait référence à des « problèmes » enracinés au sein des forces spéciales, à une « culture guerrière » et à la volonté des officiers de fermer les yeux sur les mauvais comportements. Un autre document fait référence à une « désensibilisation » et à une « dérive des valeurs » parmi les soldats d'élite du Special Air Service, tandis que d'autres font allusion à de profondes divisions entre les deux unités d'élite qui composent principalement les forces spéciales– le SAS basé à Perth et le Commando Regiment basé à Sydney.

Une enquête secrète de la défense sur la conduite des forces spéciales australiennes en Afghanistan examine également le meurtre présumé d'au moins deux enfants dans des incidents distincts. Une source a déclaré à ABC que des soldats des forces spéciales se déplaçaient dans une zone reculée aux premières heures du matin lorsqu'ils ont abattu un garçon, avant de laisser son corps sur place. Le corps a été retrouvé plus tard par des villageois locaux et récupéré par sa famille. Selon une source des Afghan Files, les proches de l'enfant assassiné ont déclaré qu'il ramassait des figues lorsqu'il a reçu une balle dans la poitrine et dans les jambes. Le meurtre de l'enfant n'a jamais été signalé à la chaîne de commandement. La source décrit le meurtre comme un signe de « décadence éthique » au sein des forces spéciales. La police fédérale australienne (AFP) a ensuite confirmé à ABC qu'elle envisageait également de lancer une enquête complète sur au moins un des incidents, dont le meurtre d'un garçon dans la province de Kandahar en 2012 qui aurait été dissimulé par des soldats.

Selon un autre document, un commando australien a abattu un homme sur une moto lors d'une opération au sud-est de la base principale australienne à Tarin Kowt, blessant une femme par la même occasion. Ce commando n'a pas été inquiété au motif que des insurgés étaient actifs dans la région et que l'homme sur la moto avait un comportement de « squirter » (fuyard) [4]. Un rapport ultérieur du chef de la police, Matiullah Khan, alertait sur le fait que l’armée australienne « tirait sur des civils, en particulier sur des femmes » qui ne constituaient pas une menace.

Un autre document pointe du doigt les règles d’engagement de l’armée australienne. En 2013, déclenchée par un incident l’année précédente dans lequel des Australiens ont tué deux hommes afghans non armés, une série de directives et de mémoires ont été publiés par la hiérarchie des Forces de défense soulignant la nécessité de s’assurer que les Afghans « participaient directement aux hostilités » avant de leur tirer dessus. Les documents indiquaient à quel point cette certitude pouvait être difficile à atteindre, en particulier en ce qui concerne les « squirters ».

En mai 2009, une enquête interne a révélé que des soldats australiens responsables du meurtre de trois hommes avaient été libérés malgré le fait que ces derniers n'étaient pas armés, que l'un d'entre eux s'éloignait de la zone attaquée et que les deux autres tentaient de se cacher. Aucune arme n'a été retrouvée à proximité et aucun des huit Afghans capturés vivants n'a été interrogé sur l'identité des hommes abattus. L'officier qui a décidé la libération des soldats ne s'est pas rendu sur place et n'a pas interrogé les habitants. Il a déterminé que les hommes morts avaient « agi de manière cohérente avec la participation directe aux hostilités ».

Les révélations de David McBride impliquent donc des meurtres en série commis une armée mal-préparée, en déroute et dont les règles d’engagement étaient ambiguës. Mais il révèle également qu'après le crime, la hiérarchie militaire s'est lancée dans de vastes opérations de dissimulation, offrant ainsi une couverture totale aux abus et aux crimes. Ce n’est donc pas un hasard si aucun soldat n’a été jugé et condamné et qu’aucune hiérarchie n’ait été traînée en justice. Et c’est pour cette raison que McBride, voyant ce qui se passait de l’intérieur, a décidé d’agir, comme il le raconte lui-même dans un éditorial paru dans le Sidney Morning Herald :

« Le processus de dénonciation a pris de nombreuses années et a nécessité de nombreuses tentatives. Il a commencé par une plainte interne formulée poliment. Lorsque cela a échoué, je suis allé voir la police puis le ministre. Et finalement, je suis allé voir la presse. Ce qui nous amène à mon procès. Les détails importent probablement moins que le principe, à savoir que selon moi, l'armée australienne est responsable d'un échec lamentable. Elle a manqué à son devoir envers ses soldats, elle a manqué à son devoir envers l’Australie. C’est une revendication que je maintiens à ce jour. »

Mais alors que les Afghan Files ont reçu un prix Walkley et que l’un des journalistes, Dan Oakes, a reçu une médaille de l’Ordre d’Australie, la source sur laquelle il s’est appuyé, David McBride, risque la prison. Voilà le revers de la médaille, la face cachée de l'iceberg. Comme dans le cas de Julian Assange, les médias officiels se précipitent comme des vautours pour publier les informations obtenues et, une fois publiées, ils tournent le dos à leur informateur. Pire, ils se rangent du côté du pouvoir en place et participent à salir la réputation des lanceurs d'alerte.

Comme le rappelle l’ancien officier de l’armée australienne Stuart McCarthy, le film à succès Four Corners présenté à la veille de la condamnation de David McBride comme « la véritable histoire derrière les dossiers afghans », illustre à quel point la presse mainstream est devenue faible pour défendre des faits qui contredisent la propagande officielle. Ce film jette une ombre sur les actions de McBride et détourne l’attention du public loin des véritables responsables : les soldats, la hiérarchies militaires et les dirigeants politiques qui ont envoyé l'armée vers une déroute certaine.

Parmi ces politiciens, on retrouve le ministre de la Défense qui a participé directement au déploiement tactique des forces spéciales australiennes en Afghanistan, ainsi que sept des ministres de l’époque qui sont encore aujourd’hui des ministres du gouvernement australien. Ironie du sort, le secrétaire du Cabinet de l’époque est aujourd’hui le procureur général qui a refusé d’exercer son pouvoir ministériel pour abandonner les poursuites injustes contre McBride...

Dans notre tête résonnent les paroles de John Lyons, rédacteur en chef d’ABC News et chef du journalisme d’enquête, après l’irruption de la police fédérale australienne dans les locaux d’ABC : « La véritable victime d’un média asservi est le public ». Et dans le cas de McBride, nous voyons que d’un côté, les coupables ne sont pas traduits en justice et que, de l’autre, certains grands médias qui se pavanent derrière la prétendue indépendance du journalisme, ne sont parfois rien d’autre que le bras du pouvoir qu’ils prétendent défier.

Notes

[1] Sur le site officiel du Parlement australien, ce rapport a disparu. Si vous essayez d'aller sur la page officielle du Parlement australien et que vous cliquez sur le lien du Rapport Brereton, vous tomberez sur le classique erreur 404 partout où le rapport est cité : « la page est introuvable ». Curieux, non ? Mais comme le net ne pardonne pas, vous pouvez trouver un lien ici pour lire le pdf dans son intégralité. Spoiler : les noms des meurtriers sont censurés.

[2] Le Territoire de la capitale australienne (ACT), connu sous le nom de Territoire de la capitale fédérale (FCT) jusqu’en 1938, est un territoire fédéral de l’Australie.

[3] Une politique pour obliger tous les organismes du gouvernement d'Australie-Méridionale à protéger leurs informations. Elle décrit le système de classification de l'information de l'Australie-Méridionale (ICS) et les directives associées, que toutes les agences doivent utiliser pour protéger la confidentialité, l'intégrité et la disponibilité de toutes les informations officielles.

[4] Selon l’armée australienne, un squirter est une personne que l'on voit s'éloigner rapidement d'un objet d'intérêt.

Photo d'ouverture : David McBride (D) et trois soldats dans le désert - Gorodenkoff - @Shutterstock