L'absence de campagne médiatique en faveur de la libération de Julian Assange ou pour dénoncer l'odieuse persécution dont il fait l'objet depuis tant d'années, constitue une nouvelle faute lourde des grands médias d'information qui, chaque jour un peu plus, courent à leur propre perte.

Article Démocratie
Accès libre
publié le 22/07/2023 Par Chris Hedges
abonnement abonnement
bulb

Abonnement Élucid

LONDRES – La persécution à l'encontre de Julian Assange, le climat de peur, la surveillance gouvernementale généralisée et l'utilisation de la loi sur l'espionnage pour poursuivre les lanceurs d'alerte, ont considérablement affaibli le journalisme d'investigation. Non seulement la presse n'a pas réussi à mener une campagne de longue haleine pour soutenir Julian – dont l'extradition vers les États-Unis semble imminente – mais elle n'essaie même plus de faire la lumière sur les rouages du pouvoir.

Cet échec n'est pas seulement inexcusable, il est aussi terriblement inquiétant, car le gouvernement américain, l'armée et les agences de renseignement telles que la CIA, le FBI, la NSA et la Sécurité intérieure, n'ont aucunement l'intention de se limiter au cas de Julian – qui risque jusqu'à 170 ans de prison s'il est reconnu coupable d'avoir violé 17 chefs d'accusation relevant de l'Espionage Act.

Les États-Unis et le Royaume-Uni ont honteusement violé toute une série de règles judiciaires et de procédures diplomatiques pour pouvoir garder Julian enfermé pendant sept ans dans les murs de l'ambassade équatorienne, après que l'Équateur lui ait accordé l'asile politique. La CIA, par l'intermédiaire de la société de sécurité espagnole UC Global, a enregistré les rencontres de Julian avec ses avocats, ce qui devrait déjà suffire à invalider son dossier d'extradition.

Julian est détenu depuis plus de quatre ans dans la tristement célèbre prison de haute sécurité de Belmarsh, depuis que la police métropolitaine britannique l'a arraché de l'ambassade équatorienne le 11 avril 2019. Les accusations à l'encontre de Julian ont été faites en vertu de la loi sur l'espionnage, bien qu'il ne soit pas citoyen américain et que WikiLeaks ne soit pas une publication hébergée aux États-Unis. Les tribunaux britanniques – qui se sont livrés à un simulacre de procès – semblent prêts à le livrer aux États-Unis une fois que son dernier appel aura été rejeté. Cela pourrait se produire dans quelques jours ou quelques semaines.

Mercredi soir, à la School of Oriental and African Studies de l'université de Londres, Stella Assange (avocate et épouse du journaliste lanceur d'alerte), Matt Kennard (cofondateur et enquêteur en chef de Declassified UK) et moi-même nous sommes penchés sur la faillite de la presse, en particulier en ce qui concerne le cas de Julian Assange. Notre échange est disponible en vidéo ici. Matt a débuté son propos ainsi :

« J'ai l'impression de vivre dans le roman 1984. Voilà un journaliste qui a révélé plus de crimes de la superpuissance mondiale que n'importe qui d'autre dans l'Histoire. Il est incarcéré dans une prison de haute sécurité à Londres. Les États-Unis, qui souhaitent l'extrader pour le garder en prison jusqu'à la fin de ses jours, sont allés jusqu'à espionner ses entretiens confidentiels avec ses avocats. Nous savons désormais qu'ils ont comploté pour l'assassiner.

Si l'on racontait toutes les révélations de Julian à des personnes venues d'une autre époque en précisant qu'il a quand même été extradé, et qu'en plus, les médias n'en ont pas parlé, personne ne nous croirait. Cela fait vraiment peur. S'ils peuvent faire ça à Assange et si les médias l'abandonnent, alors cela peut arriver à n'importe lequel d'entre nous. »

Lorsque Julian et WikiLeaks ont publié les câbles diplomatiques secrets et les carnets de la guerre d'Irak (Iraq War Logs) – qui révélaient les nombreux crimes de guerre américains, dont la torture et le meurtre de civils, la corruption, les scandales diplomatiques, les mensonges et l'espionnage gouvernemental – les médias traditionnels n'ont eu d'autre choix que de rapporter l'information. Julian et WikiLeaks les ont poussés à faire leur travail. Cependant, alors même qu'ils travaillaient avec Julian, des médias telles que le New York Times et le Guardian étaient déterminés à le détruire. Julian menaçait leur modèle journalistique et exposait leurs complaisances avec les centres de pouvoir. « Ils le détestaient », a déclaré Matt à propos des journalistes et des rédacteurs en chef des grands médias :

« Ils lui ont déclaré la guerre immédiatement après la publication. Je travaillais pour le Financial Times à Washington à la fin de l'année 2010 lorsque les documents ont été publiés. La réaction du bureau du FT explique en très grande partie ma profonde désillusion concernant les grands médias. »

Dès que ses informations ont été publiées, Julian est passé du statut de collègue journaliste à celui de paria. Il a subi, selon les termes de Nils Melzer, à l'époque rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, « une campagne implacable et acharnée de dénigrement public, d'intimidation et de diffamation ». Ces attaques prenaient la forme de « moqueries publiques, insultes et humiliations, allant jusqu'à l'appel ouvert à la violence et même des appels répétés au meurtre ».

Julian a été catalogué comme pirate informatique, bien que toutes les informations qu'il a publiées lui aient été communiquées par d'autres personnes. Il a été présenté comme un prédateur sexuel et un espion russe, traité de pervers narcissique et accusé d'être un malpropre sans hygiène. Les attaques incessantes contre sa personnalité, amplifiées par des médias hostiles, lui ont valu d'être abandonné par beaucoup de ceux qui le considéraient comme un héros. Pour Nils Melzer :

« Après l'avoir déshumanisé en le plaçant en isolement, en le tournant en ridicule et en le couvrant de honte, tout comme les sorcières que l'on brûlait sur le bûcher, il était facile de le priver de ses droits les plus fondamentaux sans provoquer l'indignation de l'opinion publique mondiale. »

Certes, le New York Times, le Guardian, Le Monde, El Pais et Der Spiegel, qui tous ont publié des documents de WikiLeaks fournis par Julian, ont publié une lettre ouverte commune le 28 novembre 2022 appelant le gouvernement américain à « mettre fin aux poursuites engagées contre Julian Assange pour avoir publié des documents secrets ». Mais la diabolisation de Julian, que ces publications ont contribué à favoriser, avait déjà été accomplie. Son épouse, Stella Assange, se souvient :

« Le changement a quasiment été immédiat. Tant que les médias savaient que Julian disposait encore de documents explosifs à divulguer, ils se comportaient en partenaires avec lui. Mais à partir du moment où ils ont obtenu ce qu'ils pensaient pouvoir attendre de lui, les médias ont fait volte-face et ont commencé leurs attaques ad hominem.

Il faut se replacer dans le contexte dans lequel se trouvait la presse en 2010 lorsque ces histoires ont éclaté. Les médias se battaient alors pour trouver un nouveau modèle financier et survivre à la modernité. La presse traidtionnelle ne s'était pas encore adaptée à l'ère de l'Internet. Et Julian arrivait avec un tout nouveau modèle de journalisme. »

Par la suite, les médias américains ont procédé à une WikiLeaks-isation de leurs modes de fonctionnement. Par exemple, le New York Times a adopté les innovations lancées par WikiLeaks, notamment la mise en place de canaux sécurisés permettant aux lanceurs d'alerte de divulguer des documents. « Julian était devenu une superstar », raconte Stella. « Il ne venait pas des cliques ou du sérail traditionnel. Il expliquait que ces révélations devaient conduire à des réformes et que la vidéo Collateral Murder constituait en elle-même une preuve de crime de guerre ».

Un manifestant brandit une pancarte de soutien à Julian Assange sur Oxford Street, Londres, 10 décembre 2021 - @AFP

Julian a été indigné en voyant les importants caviardages que le Guardian (entre autres) pouvait réaliser à propos de ses révélations. Il a reproché à ces publications de s'autocensurer pour plaire à leurs annonceurs et aux puissants. Comme l'a rappelé Stella, il dénonçait alors « la grande hypocrisie et la médiocrité du journalisme » de ces organismes d'information :

« Je trouve cela ironique toutes ces discussions sur la désinformation, alors qu'il s'agit d'une couverture pour la censure. Derrière toutes ces subventions d'organisations de lutte contre la désinformation, se trouve aussi une volonté de contrôler les récits. Si cette nouvelle ère anti-fake news prenait vraiment la vérité au sérieux, alors toutes ces organisations de lutte contre la désinformation devraient prendre WikiLeaks comme modèle, non ?

Le modèle de Julian était un journalisme scientifique. Les affirmations devaient toutes être vérifiables. La rédaction d'une analyse ne peut se concevoir si l'on ne montre pas ce sur quoi l'on se base pour écrire. Les télégrammes divulgués sont un parfait exemple. Vous rédigez une analyse sur des faits établis et vous faites référence aux télégrammes et à tout ce sur quoi vous vous basez pour rédiger votre article.

Le nouveau modèle de WikiLeaks était détesté des journalistes qui se considéraient alors comme les gardiens de l'information. WikiLeaks était entièrement financé par ses lecteurs. Ces derniers étaient situés partout dans le monde et réagissaient avec enthousiasme aux révélations. C'est pour cela qu'en décembre 2010, seulement deux ou trois jours après la publication des télégrammes du département d'État américain, PayPal, MasterCard, Visa et Bank of America ont tous démarré un blocus bancaire. C'était une toute nouvelle façon de censurer en démonétisant et en isolant les réseaux de leur lectorat et de leurs sympathisants. »

Et tandis que Visa interrompait les opérations financières de WikiLeaks, l'entreprise bancaire continuait de traiter les dons adressés au Klu Klux Klan. Et Stella poursuit :

« Le message de Julian, c'est que le journalisme a la capacité de contraindre le pouvoir à entreprendre des réformes politiques, qu'il peut amener la justice, qu'il peut aider les victimes et être utilisé devant les tribunaux – il l'a été devant la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) et même devant la Cour suprême du Royaume-Uni dans l'affaire des Chagos.

Le journalisme peut constituer une preuve ; c'est une approche totalement nouvelle. WikiLeaks se base uniquement sur des documents officiels authentiques. Il s'agit de mettre sur la place publique les coulisses du pouvoir, de les mettre à la disposition du public et des victimes de la criminalité d'État. Pour la première fois, nous avons pu utiliser ces documents pour demander justice, par exemple dans le cas du citoyen allemand Khalid El-Masri, qui a été enlevé et torturé par la CIA. Il a pu utiliser les télégrammes de WikiLeaks devant la CEDH lorsqu'il a poursuivi la Macédoine pour l'avoir extradé vers l'Afghanistan. Cette nouvelle approche a redonné au journalisme une capacité de contrepouvoir maximale. »

Les prétentions d'objectivité et de neutralité des grands médias participent à un mécanisme qui empêche le journalisme d'être utilisé pour contester les injustices ou réformer les institutions corrompues. Comme le souligne Matt Kennard :

« L'idée que l'on puisse se servir du journalisme comme d'un outil pour améliorer le monde et informer les gens de ce qui se passe leur est complètement étrangère. Pour eux, le journalisme c'est avant tout une carrière. C'est un symbole de statut social. Je n'ai jamais eu de cas de conscience, parce ce que je n'aurais jamais été journaliste si je n'avais pas pu révéler tous ces scandales d’État.

Une fois diplômé de l'université ou d'une école de journalisme, on prend un crédit, on a des enfants, etc. On veut avoir une vie "normale" sans trop de problèmes. Lentement, on se débarrasse de toutes nos aspérités. Tranquillement, on se met à fait partie intégrante de l'uniformité de la pensée. J'ai vu ce phénomène se produire de façon flagrante au Financial Times. C'est un système très insidieux. Les journalistes peuvent bien se répéter : "Je peux écrire tout ce que je veux", mais à l'évidence, ils ne le peuvent pas. »

Matt poursuit en racontant l'évolution de son jugement à propos du journal The Guardian :

« Les premières publications de WikiLeaks en 2010 ont été faites par le Guardian. Je me souviens, je me disais à l'époque : "Waouh, on a de la chance d'avoir le Guardian", parce le New York Times adoptait une position beaucoup plus favorable aux États-Unis et au gouvernement. Aujourd'hui, c'est le contraire. Je préfère de loin lire les articles du NYT sur ce sujet. Je ne dis pas que c'est parfait. Aucun des deux n'était parfait, mais il y avait une différence. Je pense que le Guardian a subi une répression intelligente de la part de l'État. »

Au Royaume-Uni, le comité D-notice est composé de journalistes et de responsables de la sécurité de l'État, qui se réunissent tous les six mois pour discuter de ce que les journalistes devraient ou ne devraient pas publier pour des raisons de sécurité nationale. Le comité émet régulièrement des avis. Le fait est que le Guardian a ignoré les avis de ne pas publier les révélations d'Edward Snowden concernant la surveillance de masse illégale. Finalement, soumis à une pression intense (dont des menaces du gouvernement de fermeture du journal), le Guardian a accepté que deux fonctionnaires du Government Communication Headquarters (GCHQ) supervisent la destruction des disques durs et des dispositifs de sauvegarde qui contenaient des documents fournis par Snowden.

Le 20 juillet 2013, les fonctionnaires du GCHQ ont filmé trois rédacteurs du Guardian tandis que ceux-ci détruisaient des ordinateurs portables à l'aide de meuleuses et de perceuses. Le rédacteur en chef adjoint du Guardian, Paul Johnson, qui se trouvait au sous-sol pendant la destruction du matériel, a ensuite été nommé au comité D-Notice et y a siégé pendant quatre ans. Lors de sa dernière réunion, il a été remercié pour avoir « rétabli les liens » entre la commission et le Guardian. Matt Kennard explique :

« Après la guerre d'Irak, l'État s'est rendu compte qu'il devait restreindre la liberté des médias britanniques. Le Daily Mirror, alors sous la direction de Piers Morgan (qui a bien changé depuis...), utilisait les logos des compagnies pétrolières pour faire les gros titres. On voyait Bush et Blair avec les mains couvertes de sang, des choses étonnantes, tous les jours, et pendant des mois. Il mettait John Pilger en première page, une chose inimaginable aujourd'hui. Il y a eu un grand mouvement de rue contre la guerre et l'État s'est dit : "Merde, ce n'est pas bon, il faut réprimer ça". »

C'est tout cela qui a déclenché la campagne du gouvernement pour neutraliser la presse. Mais le souligne Matt, il ne s'agit pas seulement de Julian Assange :

« Il s'agit de notre avenir à tous, de l'avenir de nos enfants et de nos petits-enfants. Les choses qui nous sont chères, la démocratie, la liberté d'expression, la liberté de la presse, sont très fragiles, bien plus fragiles que nous ne le pensons. C'est ce qu'a révélé Assange. S'ils arrivent à extrader Assange, les digues se briseront. Ce n'est pas comme s'ils allaient s'arrêter. Ce n'est pas comme ça que le pouvoir fonctionne. Ils ne vont pas se contenter de neutraliser une personne et de s'arrêter ensuite. Ils utiliseront ces outils pour s'en prendre à tous ceux qui dénonceront leurs crimes.

Si, en tant que citoyens, nous permettons au pouvoir d'imposer un cadre dans lequel un journaliste peut être emprisonné à vie pour avoir dénoncé des crimes de guerre, alors nous acceptons de subir le même sort si nous nous risquons à faire de même. Questionner le pouvoir et ses crimes ne sera plus un devoir du contrepouvoir journalistique mais un trop grand risque à prendre pour sa vie.

Le gouvernement britannique essaie d'imposer des lois qui empêcheront la révélation de ses crimes. Il souhaite faire du cas Assange une règle générale et criminaliser la révélation de crimes d'État. Or, lorsque les lois et l'état d'esprit d'une société interdisent de remettre en question le pouvoir et ses crimes, la question de savoir combien de marches nous séparent du fascisme n'a plus lieu d'être. »

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges
Source : Scheerpost — 09/07/2023

Cet article est gratuit grâce aux contributions des abonnés !
Pour nous soutenir et avoir accès à tous les contenus, c'est par ici :

S’abonner
Accès illimité au site à partir de 1€
Des analyses graphiques pour prendre du recul sur les grands sujets de l’actualité
Des chroniques et des interviews de personnalités publiques trop peu entendues
Des synthèses d’ouvrages dans notre bibliothèque d’autodéfense intellectuelle
Et bien plus encore....

Déjà abonné ? Connectez-vous