« La russophobie traduit la chute d'une Amérique brisée » - Emmanuel Todd

Depuis la chute de l’URSS, la Russie a connu des heures sombres. Ce qui a été fait à ce pays par « l’Occident », après l’effondrement pacifique du communisme, a été moralement indigne.

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publié le 22/11/2021 Par Emmanuel Todd
Emmanuel Todd : « La russophobie traduit la chute d'une Amérique brisée »
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Mon indignation, si elle a pu donner quelques résultats intéressants sur le plan moral, a quand même longtemps encombré mon analyse. Elle m’a interdit de voir les États-Unis et la Russie comme un couple historique, et empêché de développer une approche géopolitique systémique. Les conditions sont aujourd’hui réunies pour mettre de côté cette indignation et procéder à une analyse dépassionnée.

En effet, la Russie est revenue à l’équilibre, intérieur et extérieur. Les Russes ne semblent plus guère craindre les Américains, comme ont pu le montrer leurs interventions en Géorgie, en Crimée et surtout dans la guerre civile syrienne. C’est désormais la technologie militaire américaine (dont l’avion F-35), qui donne des signes de fragilité, et non le système de défense antiaérienne russe S-400.

Nous pouvons donc poser froidement la question du sens historique de la russophobie américaine. Il ne s’agit pas ici d’étudier la Russie en elle-même, mais la représentation que s’en font les États-Unis, et peut-être sa place dans l’inconscient collectif américain.

En 1989, à la fin de la guerre froide, selon les sondages Gallup, 62 % des individus interrogés avaient une opinion très favorable ou plutôt favorable de la Russie. En 2021, la tendance s’est largement inversée puisque ce chiffre est descendu à 22 %. Comment expliquer l’expansion de ce phénomène russophobe ? Il est étrange de voir les Américains vouer une telle haine à la Russie, alors même que cette dernière, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, ne présente plus une menace stratégique et qu’il est difficile de trouver le régime Poutine pire que le régime Brejnev.

De plus, il est clair qu’aujourd’hui, dans l’esprit même des Américains, l’ennemi stratégique est la Chine. Pourtant, pour le moment, les États-Unis refusent d’envisager une alliance avec la Russie pour contrer la montée en puissance chinoise, à l’instar de l’alliance que Nixon et Kissinger avaient initiée avec la Chine contre l’URSS dans les années 1970. Pire, l’action diplomatique et géopolitique américaine semble s’obstiner à pousser davantage la Russie, qui ne le désirait nullement, dans les bras de la Chine.

La persistance d’un discours négatif sur la Russie et ce refus de l’envisager comme une alliée possible (son statut pourtant durant la Seconde Guerre mondiale !) sont d’autant plus étonnants que certains indicateurs fondamentaux montrent l’évolution positive du système social russe depuis 2000.

Le premier indicateur est celui-là même qui m’avait permis de prédire l’effondrement soviétique, le taux de mortalité infantile. Il était remonté de 22,0 à 27,9 pour mille naissances vivantes entre 1971 et 1974. En 1990, il était encore de 18,4. En 2019, il est tombé à 4,9 — en dessous du taux américain, de 5,4 ! Autrement dit, si l’on prend simplement le destin des enfants nouveaux nés dans leur première année, les États-Unis sont désormais en retard sur la Russie.

Second indicateur, l’espérance de vie. Dans leur ouvrage Deaths of despair (2020), Anne Case et Angus Deaton attirent notre attention sur sa baisse aux États-Unis, qui s’explique notamment par la hausse du nombre des suicides, des décès par surdose d’opioïdes et par l’alcoolisme chez les Blancs de 45 à 54 ans.

Toujours en retard sur ce plan, la Russie voit cependant son espérance de vie augmenter rapidement. D’ailleurs, le taux de suicide russe serait tombé, selon l’OCDE, en 2019 à 11,5 pour 100 000 habitants tandis que celui des Américains a atteint 13,9.

Si l’on se fie à ces deux indicateurs (laissant de côté le mirage monétaire du PIB par tête), il semble que l’on assiste à une évolution positive du modèle social russe d’une part, et à une crise du système social américain d’autre part. Comment, dans ces conditions, expliquer la persistance d’un rejet critique sans réflexion de la Russie par les Américains ?

Pour comprendre ces tendances américaines — déclin social et attitude russophobe —, je propose de porter un regard nouveau sur la Guerre froide et de nuancer, ou même de rejeter, l’idée (universellement admise, je l’admets, y compris en Russie sans doute) selon laquelle l’affrontement Est-Ouest a résulté en la seule défaite du bloc soviétique, consacrant un unique vainqueur, les États-Unis. La réalité qui émerge aujourd’hui, c’est que le modèle américain est aussi sorti brisé de la confrontation.

L’hypothèse est la suivante : le système américain a implosé, moins visiblement, mais tout aussi violemment que celui de l’URSS sous la pression de la concurrence communiste. Les évolutions négatives récentes sont un effet à long terme de cette implosion, que nous n’avions pas encore perçue.

Avant même d’analyser cette implosion, toutefois, nous devons décrire l’entrée en rivalité systémique des États-Unis et de l’URSS au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Un autre paradoxe nous attend : avant de détruire la démocratie sociale américaine, la Russie avait contribué à sa naissance.

L’âge béni de l’histoire des États-Unis

Les systèmes mentaux russes et américains sont clairement opposés. Celui de l’Amérique, que je peux saisir par les structures familiales anciennes et présentes (libérales non-égalitaires) consiste en une liberté que n’entrave aucune exigence d’égalité. Celui de la Russie dérive d’une famille paysanne qui combinait égalité des frères et autorité forte (sans limites même) du père.

Nous avons donc deux systèmes — l’un de la Liberté sans l’Égalité, l’autre de l’Autorité et de l’Égalité — diamétralement opposés et bien fabriqués pour, non seulement s’affronter, mais aussi se compléter à l’échelle planétaire. L’Amérique pousse la Russie vers la croissance, la Russie pousse l’Amérique vers l’Égalité. Globalement, le monde développé entre 1950 et 1960 tend vers un état social.

Un élément est commun aux deux systèmes, qui concerne l’évolution éducative. Les deux pays ont connu (avec tous les autres), de façon décalée, un processus d’alphabétisation de masse. Dès lors que les sociétés ont senti que chacun était capable de lire et d’écrire, les hommes ont été capables de se penser égaux, et de réfléchir en termes de citoyenneté.

Chez les Russes, cela a conduit, dans un contexte d’autoritarisme et d’égalitarisme familial, de guerre et de crise religieuse, à l’émergence du communisme. L’égalité culturelle des individus a mené à un moment totalitaire de l’histoire, léniniste puis stalinien puis brejnevien. Chez les Américains, l’égalité culturelle s’est installée, plus tôt, dans un contexte de libéralisme et de non-égalitarisme familial. Bien loin d’être totalitaire, l’âge démocratique fut en Amérique libéral.

Mais comment les États-Unis purent-ils trouver en eux-mêmes un idéal d’égalité, alors que les enfants n’y étaient pas définis comme égaux ? Par l’opposition entre une race blanche, dont les membres sont égaux entre eux, et d’autres races, Indiens puis surtout Noirs. En d’autres termes, l’égalité idéologique, entendue comme égalité blanche, a été donnée aux États-Unis par le racisme plutôt que par les valeurs familiales. Démocratie totalitaire, démocratie raciale : nous sommes loin ici des contes de fées de la philosophie politique, dans l’histoire réelle. Ce sont ces deux systèmes qui ont interagi entre 1945 et 1990.

Cependant, dans les années 1950 et les années 1970, l’Union soviétique a exercé une influence bénéfique sur l’Occident. La concurrence avec le communisme a obligé le capitalisme occidental à se « socialiser ». Il n’était plus pensable, face à un rival socialiste qui réussissait à avoir des taux de croissance impressionnants, et de faire tourner un chien puis un homme dans l’espace, de pratiquer le libéralisme sans complexe du XIXe siècle.

Le système de valeurs américain a tenté d’ajouter, après la Seconde Guerre mondiale encore plus qu’avec le New Deal de Roosevelt, l’égalité pour tous à la liberté. Pendant cet « âge béni » de l’histoire des États-Unis, la volonté de surpasser l’adversaire communiste a permis la montée en puissance d’un État social, avec le plein emploi, sans oublier une politique internationale responsable autant qu’impériale, par la mise en œuvre du plan Marshall par exemple.

La destruction mutuelle et l’implosion du système social américain

Cette concurrence a cependant poussé le système américain au-delà de sa limite théorique. L’égalité de tous les hommes, là où les frères sont inégaux, n’est pas concevable. La classe ouvrière américaine s’est certes épanouie, avec des syndicats puissants, devenant classe moyenne. Mais le taux de profit américain a baissé considérablement et le patronat s’est organisé pour une contre-offensive.

Surtout, le rival communiste a sommé l’Amérique, très explicitement, de traiter ses Noirs comme des hommes. Le mouvement d’émancipation, jusqu’au Civil Rights Acts en 1964, a été très consciemment influencé par la nécessité de faire face aux Russes. L’Amérique s’est alors dépassée. Mais – et ici l’anthropologie historique nous révèle quelque chose de tragique – l’abolition de l’infériorité noire a détraqué le système égalitaire américain. Si les Noirs sont des hommes comme les autres, alors le sentiment de l’égalité blanche s’effondre. La route est libre pour la montée des inégalités économiques et l’implosion de la Sécurité sociale. L’émancipation des Noirs a pulvérisé le sentiment collectif blanc. La révolution néo-libérale nait sous pression raciale. Elle n’est selon moi que le relâchement sans frein d’une pulsion inégalitaire logée dans l’inconscient anthropologique.

La révolution néo-libérale s’est appuyée sur deux autres facteurs très importants, dont un seul a un rapport avec le communisme et donc la Russie.

Commençons par une évolution universelle dont la Russie n’est en rien responsable. Aux États-Unis comme ailleurs, mais avant tout autre pays, l’égalité culturelle de l’alphabétisation a été détruite par le développement de l’université. Il semble bien qu’à partir du moment où 25 % d’une classe d’âge a fait des études supérieures complètes, le sentiment d’égalité s’effrite, et que ceux d’en haut commencent de se prendre pour une nouvelle élite. Plus ou moins rapidement, selon le lieu, cette élite se glorifie en tant que méritocratique.

Ce seuil a été franchi entre 1960 et 1965 aux États-Unis, coïncidant avec l’ultime montée en puissance de l’émancipation des Noirs. On pourrait alors décrire l’égalité blanche comme prise en tenaille : vaporisée en haut par la constitution d’une masse d’éduqués supérieurs et minée en bas par l’irruption de citoyens Noirs. Notons que ce seuil de 25 % d’éduqués supérieurs chez les 25-30 ans a été atteint en Russie entre 1985 et 1990. La nouvelle stratification éducative a fragilisé le communisme russe comme la démocratie américaine.

Avec le deuxième facteur supplémentaire de la crise culturelle américaine des années soixante, nous retrouvons la concurrence communiste : les récentes et meurtrières pitreries militaires des États-Unis en Afghanistan ou en Irak nous ont fait oublier, l’essentiel, la défaite américaine au Vietnam, face au communisme. La guerre du Vietnam a représenté pour les États-Unis une humiliation pratique et un effondrement moral de première grandeur. Avec 58 000 morts américains et 3 millions de morts vietnamiens, ces derniers habitant en majorité au sud le territoire que l’Amérique était supposée protéger.

Résumons la crise des années soixante : baisse du taux de profit, émancipation des Noirs, stratification éducative, humiliation militaire. Tels furent les quatre facteurs de destruction idéologique qui menèrent à la réaction néo-libérale (ou néo-conservatrice) de Reagan. Nous ne devons pas voir la révolution néo-libérale comme une idéologie désincarnée, mais bien comme une réaction nationale à la défaite, s’exprimant par un ressourcement extrémiste dans la valeur locale de liberté.

Reagan a été élu en 1980, cinq ans après l’entrée des communistes à Saïgon en 1975. Trois des quatre facteurs de la crise américaine découlaient de l’opposition à la Russie : baisse du taux de profit, émancipation des Noirs, défaite du Vietnam. Le communisme est bien à l’origine de la poussée néo-libérale. L’Amérique de Reagan, blessée au Vietnam, reprend la course aux armements et s’attaque aux syndicats. Nous constatons aujourd’hui, avec un décalage de quarante ans, qu’en détruisant l’industrie, la classe ouvrière, la Sécurité sociale et le niveau de vie américain réel, le néo-libéral-nationalisme a fini par aboutir à une baisse de l’espérance de vie américaine. Oui, le système social américain a implosé, et en partie sous pression russe.

L’idée est difficile à accepter, car, contrairement à ce qui s’est passé à l’Est, les institutions des États-Unis sont formellement restées intactes. Les mêmes mots sont employés pour désigner le système politique et social américain : l’appellation « démocratie libérale » n’a pas disparu.

Pourtant, c’est bien l’argent des riches qui guide désormais les processus électoraux (ploutocratiques), c’est la mortalité de ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures qui augmente, tandis que la mobilité sociale est désormais inférieure outre-Atlantique à ce qu’elle est en Europe. Les États-Unis étaient, dans les années 1920, le pays le plus riche du monde, responsables de près de 45 % de la production industrielle de la planète. Ils sont aujourd’hui confrontés à une baisse de l’espérance de vie – repérable avant l’effet majeur du Covid.

La perception que nous avions de l’affrontement des blocs est donc remise en cause par une analyse systémique qui voit dans les États-Unis et la Russie un couple, dont l’émergence fut d’ailleurs envisagée par Tocqueville.

Une autre analyse de la Guerre froide est désormais possible. Il n’y a pas eu un vaincu, l’URSS, et un vainqueur, les États-Unis, mais deux vaincus, qui se sont détruits mutuellement. L’influence d’abord bénéfique du communisme a finalement conduit à la chute du système social américain. S’il ne s’est pas effondré brutalement, à l’instar du communisme, il a changé de forme, mais quelque chose de fondamental s’est alors brisé, le sentiment collectif blanc. Il n’est pas certain que l’Amérique arrive à s’en remettre.

La question raciale continue de hanter l’Amérique et d’y empêcher maintenant ce qu’elle permettait autrefois, une action collective efficace. La polarité Républicains/Démocrates s’appuie sur la division raciale et la perpétue. Près de 90 % des Noirs votent pour les Démocrates, constituant pour ce parti une sorte de mercenariat électoral garanti, qui vote maintenant de concert avec les éduqués supérieurs et semble-t-il, depuis 2020, les plus riches, pour maintenir vivant un système politique oligarchique. Le parti républicain n’arrive plus à s’échapper d’une identité blanche de moins en moins privilégiée.

Le racisme permettait une démocratie blanche, il autorise désormais la perpétuation d’une oligarchie qui, depuis Obama, se rêve multiraciale. Le passage de la Démocratie à l’Oligarchie a été modulé par le conflit avec la Russie. Je me demande parfois comment l’Amérique aurait géré la nouvelle stratification éducative, qui partout mine l’égalité, si la Russie ne l’avait pas sommée de libérer ses Noirs. Une histoire contre-factuelle reste à imaginer et à écrire… Un sujet pour auteur de science-fiction.

Plus modestement, je constate que la fixation des Américains sur la Russie est enfin compréhensible. Elle témoigne à la fois d’une nostalgie profonde des jours heureux (1945-1965), et du ressentiment inexpiable né de la destruction du système social américain (depuis 1965) par la concurrence communiste.

Photo d'ouverture : Joe Biden et Vladimir Poutine à Genève, 16 juin 2021 - @WikimediaCommons

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