Le combat contre l’ethnocentrisme occupe les anthropologues depuis maintenant plus de deux siècles et représente encore aujourd’hui une menace pour notre compréhension de « l’Autre ». Dans La société contre l’État (1974), Pierre Clastres dénonce la vision évolutionniste et ethnocentrique des américanistes.

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Œuvre d’une vie, l’ouvrage regroupe une série d’articles publiés entre 1962 et 1974, tous réunis par un seul et même objectif : comprendre pourquoi les tribus amérindiennes, au contraire des sociétés occidentales, n’ont jamais connu l’émergence d’une structure étatique.

Ce qu’il faut retenir :

Victimes d’une tendance naturelle à l’ethnocentrisme, les anthropologues du XIXe siècle ont transmis une image caricaturale des tribus amérindiennes. Ces communautés, analysées à l’aune des valeurs occidentales, sont traditionnellement décrites comme des sociétés morcelées, en situation de guerre quasi permanente, sans État, sans écriture, sans histoire ou sans surplus économique.

L’image d’un système primitif où règnent la division, la violence et la guerre est en partie imaginaire : les relations que ces sociétés entretiennent entre elles ne sont pas toujours conflictuelles, mais, au contraire, sont unies par un puissant réseau d’alliances matrimoniales.

Loin d’être régis par une économie de subsistance, les villages amérindiens subviennent à leurs besoins au-delà même du nécessaire, en travaillant moins de quatre heures par jour – le reste du temps étant consacré à des activités rituelles (chant, mythe, parole, épreuve initiatique, etc.).

La fonction du rite et de la parole dans les sociétés primitives est bien plus essentielle qu’il n’y paraît. Ils permettent de consolider l’esprit de corps et de rappeler la loi fondamentale qui régit la tribu : «tu n’auras pas le désir du pouvoir, tu n’auras pas le désir de soumission». Autrement dit, la structure même des sociétés primitives garantit l’égalité entre les membres du groupe et interdit l’apparition de tout pouvoir coercitif – donc étatique. Elles ne sont donc pas sans État, mais contre l’État.

Biographie de l’auteur

Pierre Clastres (1934-1977) est un ethnologue et un anthropologue français, chercheur au CNRS et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale à l’École Pratique des Hautes Études. Ses recherches, consacrées aux « sociétés primitives » d’Amérique du Sud, participent à une réévaluation de la structure sociopolitique des tribus amérindiennes et introduisent une réflexion nouvelle sur l’émergence de l’État dans les sociétés humaines. Entre 1963 et 1974, il mène des missions de terrain au Paraguay, au Brésil et au Venezuela pour observer de près la vie quotidienne, les mythes, les rites, les chefs et les guerres menées par ces peuples autochtones.

Parfois associé aux courants anarchistes, Pierre Clastres est incontestablement un auteur polémiste par ses affirmations tranchées. Proche des milieux socialistes, il s’est cependant toujours opposé à l’anthropologie marxiste dominante à son époque, préférant s’appuyer sur les approches de Deleuze et Guattari. Il disparaît prématurément à l’âge de 43 ans et laisse derrière lui une œuvre inachevée, mais riche d’intuitions.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

Chapitre I. Copernic et les Sauvages

Traditionnellement, une société est dite « primitive » ou « archaïque », quand elle ignore l’écriture, quand sa structure repose sur une économie de subsistance et que ses chefs sont dépourvus de tout pouvoir coercitif. Cette définition présente cependant certaines faiblesses. Les peuples de la forêt amazonienne, par exemple, ignorent l’écriture, mais ne peuvent pas, pour autant, être qualifiés de « primitifs ». Loin d’être des structures économiques en survivance, les tribus amérindiennes produisent un surplus alimentaire capable de nourrir une population deux fois plus importante que la leur – contrairement au prolétariat européen du XIXe siècle, pourtant considéré comme une « société non primitive ». En outre, le défaut d’autorité des chefs indiens a souvent amené les premiers explorateurs et les anthropologues à nier le caractère politique de ces sociétés. Pour eux, le pouvoir, nécessairement synonyme de coercition et de subordination, ne peut exister en dehors de la relation hiérarchique « commandement-obéissance », qui caractérise les structures politiques occidentales.

Cette vision erronée s’inscrit en droite ligne du courant évolutionniste de la seconde moitié du XIXe siècle, selon lequel tous les groupes humains, quels qu’ils soient, connaissent une évolution quasiment biologique, passant du stade de barbare ou d’enfant, à celui d’homme mûr et civilisé. Dans cette perspective, les tribus amérindiennes reflèteraient l’état « primitif » qu’ont connu les sociétés occidentales avant d’atteindre leur pleine maturité. Il va de soi que cette évolution supposée naturelle n’est pas dépourvue de tout jugement de valeur. Aux yeux des évolutionnistes, le système occidental est incontestablement supérieur aux sociétés amérindiennes, dont l’archaïsme aurait freiné le développement.

Incapables de réfléchir selon des critères qui leur sont extérieurs, les Occidentaux s’appuient sur des références qu’ils jugent universelles, sans réaliser qu’ils tombent dans le particularisme. Les anthropologues donnent ainsi une définition du pouvoir politique qui ne s’applique qu’à un cas particulier, celui des sociétés occidentales, et présentent cette définition comme universelle. Cette contradiction entre la volonté de produire un discours scientifique et l’incapacité à prendre conscience du « rapport narcissique avec soi-même » mène dangereusement à l’idéologie.

Pour éviter toute dérive obscurantiste, et rester dans le cadre de la science, l’anthropologie doit donc entreprendre une véritable « Révolution copernicienne » : « Jusqu’à présent, et sous certains rapports, l’ethnologie a laissé les cultures primitives tourner autour de la civilisation occidentale […]. Il est temps de changer de soleil et de se mettre en mouvement ». Cette « conversion héliocentrique » mène à une conclusion fondamentale : le pouvoir politique hiérarchique et coercitif n’est pas le modèle du pouvoir vrai, il n’est qu’un cas particulier, choisi par certaines cultures. L’impuissance des chefs indiens ne signifie donc pas que leur société est apolitique. Dans la mesure où le pouvoir politique est une nécessité inhérente à la vie sociale, une société sans politique est-elle même envisageable ? La réponse est relativement évidente : toute société est, par essence, politique, qu’elle soit coercitive ou non. 

Chapitre II. Échange et pouvoir : Philosophie de la chefferie indienne

Dès les premières explorations, les voyageurs et les ethnographes du Brésil ont été frappés par l’impuissance des chefs indiens, qui ne parviennent à faire appliquer leurs ordres qu’en cas de situation exceptionnelle, guerre ou famine. Comment définir la chefferie des peuples de la forêt, dans la mesure où elle ne possède aucun pouvoir ? Qu’est-ce qui distingue le chef du reste de la tribu, si ce n’est son autorité effective ? En 1948, R. Lowie énumère les trois propriétés essentielles du leader indien : il garantit la paix au sein du groupe, il est généreux de ses biens et doit être un bon orateur. Un quatrième critère, propre à l’aire sud-américaine, pourrait être ajouté : la polygynie, privilège réservé à la chefferie, et éventuellement à quelques grands chasseurs ou guerriers aguerris.

Le lien social dans les sociétés premières est fondé sur un système de don et de contre-don, qui consiste en un échange de femmes, de biens et de services. En apparence, le chef semble participer à cette loi d’échange : tout porte à croire qu’il reçoit une partie des femmes du groupe en échange de biens économiques et linguistiques. En réalité, la circulation des femmes se fait à sens unique : du groupe vers le leader. En effet, la charge de chef étant héréditaire, sa descendance prend à chaque génération plus de femmes que les autres lignages, sans jamais pouvoir les rendre. Mais, à l’inverse, le leader doit donner tous les biens qu’on lui demande, sans en attendre en retour, de sorte que le devoir de générosité se traduit parfois par un véritable asservissement du chef envers le groupe.

En outre, plus qu’un privilège, le langage est un devoir auquel la chefferie ne peut se dérober. Dans de nombreuses tribus amérindiennes, le leader doit gratifier le groupe d’un discours tous les matins ou tous les soirs, sans jamais attendre aucune réponse, ni même aucune réaction : « si le chef doit comme tel, se soumettre à l’obligation de parler, en revanche les gens auxquels il s’adresse ne sont tenus, eux, qu’à celle de paraître ne pas l’entendre ». Le leader indien est donc mis à l’écart du système d’échange qui régit la société et, en ce sens, il est rejeté de la société elle-même. Ce rapport négatif à la société semble, par la même occasion, l’écarter du pouvoir.

Le devoir de parole susmentionné joue un rôle de premier ordre dans cette entreprise qui consiste à interdire volontairement l’émergence d’un État coercitif. Si la parole est un privilège accordé au pouvoir dans les sociétés étatiques, elle est en revanche un devoir de la chefferie dans les tribus amérindiennes. Le langage, par son rapport antinomique à la violence, est le moyen que se donne le groupe d’interdire au pouvoir de devenir coercitif ; il assure la séparation nette entre le chef, d’un côté, et la violence, de l’autre. Le devoir de parole du leader, « c’est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de parole de devenir homme de pouvoir ».

Chapitre III. Indépendance et exogamie

Depuis le XIXe siècle, les travaux menés par les anthropologues sur les tribus amérindiennes ont contribué à diffuser une vision biaisée de leur organisation sociétale. Un trait majeur ressort de la description qu’ils en font : les peuples de la forêt amazonienne, contrairement à la civilisation andine, seraient constitués de communautés, dont l’indépendance politique et économique aurait abouti à la constitution d’un territoire morcelé et en situation de guerre quasi permanente. Pourtant, les relations qu’entretiennent ces peuples ne sont pas toujours conflictuelles. Les tribus amérindiennes sont reliées entre elles par un système d’alliances exogamiques, qui peuvent donner lieu à des solidarités intercommunautaires.

En effet, dans l’aire sud-américaine, le mariage à l’intérieur du groupe est généralement prohibé, de sorte que les enfants doivent se marier avec les membres d’une autre communauté. Or, la raison qui a poussé les primitifs à instaurer une telle interdiction n’est clairement pas liée à la volonté de sanctionner l’inceste, puisqu’une tribu est constituée d’une centaine d’individus, dont les liens de parenté sont si éloignés qu’ils peuvent difficilement être établis. La fonction de l’exogamie locale n’est donc pas négative, c’est-à-dire empêcher l’inceste, mais positive : « elle est le moyen de l’alliance politique ». Chaque tribu peut compter sur les communautés avec lesquelles elle entretient des relations maritales pour obtenir de l’aide en cas de disette ou d’attaque armée.

La diversité des modèles matrimoniaux et politiques proposés par les peuples de la forêt est un témoignage en faveur de leur capacité créatrice. Loin d’être des sociétés anhistoriques, comme ont pu le suggérer certains anthropologues, les tribus amérindiennes suivent une trajectoire qui leur est propre. Si la majorité des peuples de la forêt est structurée en « dèmes », c’est-à-dire en unités principalement résidentielles, certaines tribus tendent à s’organiser en lignages : autrement dit, l’appartenance au groupe repose moins sur le lieu de résidence que sur le partage du sang.

L’adoption d’un système lignager peut aboutir à la disparition des dèmes au profit d’un ensemble unifié et stratifié socialement. Parfois, les dèmes subsistent, mais ils se transforment en « structures multilignagères », comme c’est le cas chez les Tupis. Quand cette deuxième option est choisie, les tribus ont tendance à étendre leur hégémonie politique sur plusieurs communautés : l’ensemble est alors constitué de plusieurs sous-chefferies, mises sous la tutelle d’une chefferie principale. Les peuples de la forêt amazonienne ne sont donc pas des sociétés sans histoire : la diversité des alliances politiques qu’ils présentent témoigne de leur capacité à transformer leurs structures.

Chapitre IV. L’arc et le panier

La distinction entre les hommes et les femmes est un élément structurant des sociétés sud-américaines. Chez les Guayaki, la dualité genrée structure la production économique de la communauté : les hommes s’occupent de la chasse et de la collecte, tandis que les femmes se chargent du reste – c’est-à-dire du transport des biens, de la vannerie, de la poterie, de la cuisine et des enfants. Ainsi, leur vie économique se lit comme l’opposition d’un « groupe de producteurs » – les hommes – avec un « groupe de consommateurs » – les femmes.

Élément structurant de la vie sociale, la division sexuelle de la société est rappelée aux membres du groupe à chaque instant de leur existence, par l’éducation, le symbole et le rituel. Les hommes se voient attribuer un arc, qu’ils reçoivent à l’âge de quatre ans et dont la fabrication marque l’entrée dans l’âge adulte. Les femmes acquièrent un panier vers neuf ou dix ans et doivent en fabriquer un de leurs propres mains à l’occasion de leurs premières menstruations. Bien plus qu’un outil, l’arc et le panier font partie intégrante des individus ; ils sont les « signes mêmes des personnes ». Leur fonction consiste à rappeler, visuellement et symboliquement, l’appartenance de chaque membre de la communauté au groupe des hommes ou à celui des femmes. Comme en témoigne le rejet généralisé des membres dont la sexualité est indéterminée, l’appartenance à un autre groupe, en dehors de l’espace féminin et masculin, est inenvisageable.

Enfin, la distinction entre les hommes et les femmes Guayaki est rappelée par la division sexuelle du travail linguistique. Le chant des femmes, qui participe généralement aux cérémonies rituelles, est collectif, larmoyant et toujours consacré à la mort, la maladie ou la violence. Les hommes, au contraire, chantent la nuit, seuls, et clament leurs exploits guerriers ou cynégétiques. En somme, « tous les aspects négatifs de l’existence sont pris en charge par les femmes, tandis que les hommes se vouent surtout à en célébrer sinon les plaisirs, du moins les valeurs qui la rendent supportable ».

À ce stade de notre réflexion, une question essentielle reste à élucider : pourquoi les Guayaki, comme la plupart des peuples de la forêt, ont-ils ressenti le besoin de rappeler en permanence la division sexuelle de la société ? Loin d’être futile, la séparation des sexes contribue à resserrer les liens sociaux entre les hommes et renforce la cohérence du groupe. Il existe chez les chasseurs Guayaki une règle selon laquelle il est interdit de consommer la viande de ses propres prises. S’installe alors une interdépendance alimentaire entre les hommes. Ils perdent en autonomie, mais ils sont, par la même occasion, tous mis sur le même pied d’égalité – chaque chasseur est à la fois un preneur et un donneur de gibier – et les liens sociaux qu’ils entretiennent entre eux sont consolidés.

L’institution matrimoniale, qui unit les hommes et les femmes de la tribu, est mise au service de la structure relationnelle, au même titre que la circulation des biens alimentaires. Chez les Guayaki, contrairement aux autres peuples de la forêt, le système en vigueur privilégie la polyandrie. Les femmes Guayaki possèdent plusieurs époux, de sorte qu’elles jouent un rôle de médiateur entre le père et les maris, mais aussi entre les maris eux-mêmes. À nouveau, chaque homme est à la fois « preneur » et «donneur », cette fois, non pas de viande, mais de femme : le père donne sa fille à un homme, le mari la reçoit et la partage avec un autre. En somme, « un homme dépend pour se nourrir de la chasse des autres, de même un mari, pour “consommer” son épouse, dépend de l’autre époux dont il doit, sous peine de rendre la coexistence impossible, respecter aussi les désirs ».

L’échange de gibier et de femmes structure la vie sociale, mais, par la même occasion, elle implique la perte d’individualité et l’aliénation des hommes à la communauté. Le chant, dont la fonction n’est pas uniquement destinée à rappeler la division sexuelle de la société, est le moyen qu’ont trouvé les hommes Guayaki de « refuser sur le plan du langage l’échange qu’ils ne peuvent abolir sur celui des biens et des femmes ». Le chasseur, soumis à l’échange sans lequel la société ne pourrait être, réaffirme sa liberté et son individualité par ses chants nocturnes, consacrés à la gloire de ses exploits personnels. Une double contradiction se fait jour. La première est liée au détournement de la fonction communicative du langage au profit d’une réaffirmation identitaire : considéré par les Occidentaux comme l’archétype de l’échange, le langage est devenu, chez les Guayaki, un moyen efficace de s’opposer au principe même de l’échange. La deuxième contradiction est liée à la nature de l’homme, qui cherche à s’affranchir de sa condition d’être social, sans jamais pouvoir s’en libérer autrement que par ses rêves ou ses mythes : « si l’homme est un “animal malade”, c’est parce qu’il n’est pas seulement un “animal politique”, et que de son inquiétude naît le grand désir qui l’habite : celui […] de refuser son être social pour s’affranchir de sa condition ».

Chapitre V. De quoi rient les Indiens

Les travaux de Claude Lévi-Strauss ont montré, à raison, que malgré leur légèreté apparente, les récits des « primitifs » doivent être pris au sérieux, dans la mesure où ils font partie intégrante de leur système de pensée. Cette prise de conscience, nécessaire, ne doit pas pour autant faire perdre de vue la fonction originelle de ces mythes : faire rire.

Chez les Indiens Chulupi, le rire, comme le langage ou le chant, traduit la volonté de briser un interdit inébranlable. Parmi les nombreux mythes « primitifs » qui nous sont parvenus, deux d’entre eux témoignent de leur capacité libératrice. Le premier relate l’expédition d’un chaman parti à la recherche de l’âme de son petit-fils. Le sujet, sérieux en apparence, prend d’emblée une tournure burlesque : le héros, tourné en dérision, est présenté comme un vieillard incapable de comprendre le second degré, et son voyage est ponctué d’épisodes grotesques pendant lesquels il chasse, il mange, il copule et abuse de l’innocence de ses petites filles. Le second mythe relate la promenade, cette fois d’un jaguar, pendant laquelle l’animal tente de reproduire les exploits d’autres animaux, sans jamais y parvenir. Tournés en ridicule, le chaman et le jaguar, sont pourtant des êtres dangereux et respectés par les Indiens.

Dans la plupart des tribus sud-américaines, le chaman est le seul membre du groupe à posséder des pouvoirs surnaturels et il est, par conséquent, un personnage qui inspire le respect et la crainte. Le jaguar, en tant qu’il chasse le gibier préféré des Indiens, constitue un concurrent de taille. Dans la réalité, il est donc impossible de rire de ces deux personnages. Cette contradiction entre l’imaginaire du récit et le réel de la vie quotidienne traduit l’une des fonctions sous-jacentes du mythe, et du rire qui en découle : il « dévalue sur le plan du langage ce qui ne saurait l’être dans la réalité et, révélant dans le rire un équivalent de la mort, il nous apprend que chez les Indiens le ridicule tue ». Le langage, qu’il prenne la forme d’un chant ou d’un mythe, permet donc aux hommes d’extérioriser leurs craintes et leurs désirs refoulés.

Chapitre VI. De la torture dans les sociétés primitives

La réaction des Occidentaux à la vue des cérémonies et des rituels sanguinolents que s’infligent les « sauvages » est unanime : tous sont effrayés par la cruauté dont ils sont capables. Pendant certains rites d’initiation, les garçons doivent accepter, sans broncher, qu’on leur transperce certaines parties du corps à l’aide d’un os de jaguar aiguisé. Pourquoi les « primitifs » s’infligent-ils une telle souffrance ? Quel rôle la torture rituelle peut-elle bien jouer dans les sociétés amérindiennes ? Pour certains, la douleur infligée pendant les rites permettrait aux membres du groupe de démontrer leur valeur individuelle en affichant leur courage inébranlable. Cette fonction ne peut être niée, mais elle est superficielle.

En réalité, la torture rituelle vise toujours à marquer le corps, durablement, pour indiquer, visuellement, l’appartenance de l’homme à la communauté. La trace laissée par l’initiation revêt donc une fonction mémorielle. Elle rappelle l’appartenance à la tribu, mais surtout, la soumission commune à la loi du groupe. Les sociétés primitives n’ont nul besoin d’écriture pour transmettre leur loi, le corps peut servir de réceptacle adéquat. Ainsi, chaque membre du groupe reçoit une marque identique pour rappeler la loi primitive qui s’oppose, de toutes ses forces, à la formation d’inégalités et à « l’émergence d’une plus terrifiante cruauté » : l’État. « On ne le soulignera jamais avec assez de force, c’est pour conjurer cette loi-là, loi fondatrice et garante de l’inégalité, c’est contre la loi d’État que se pose la loi primitive ».

Chapitre VII. La Société contre l’État

L’absence d’État dans les sociétés primitives est bien connue des ethnologues. Mais, un problème demeure irrésolu : pourquoi les peuples de la forêt amazonienne n’ont-ils jamais connu l’émergence d’une structure étatique? Et, inversement, pourquoi l’État est-il apparu dans certaines cultures ? Les raisons qui expliquent la non-apparition d’un pouvoir coercitif ont déjà été évoquées précédemment : la structure de ces sociétés interdit catégoriquement aux chefs d’exercer la moindre coercition et d’instaurer, par la même occasion, une stratification inégalitaire de la société. Le leader indien, choisi pour ses compétences techniques, n’a pas le pouvoir d’asservir la société. Au contraire, il est mis au service de la communauté, comme «prisonnier d’un espace où elle ne le laisse pas sortir». Le pouvoir despotique apparaît au moment même où ce rapport de force est renversé : une société devient étatique quand ses chefs détiennent la force nécessaire pour imposer leur volonté au reste de la communauté, quand apparaît un groupe d’oppresseurs capables d’exploiter les opprimés.

Les circonstances dans lesquelles le rapport du chef à la société est renversé, généralement liées aux expéditions militaires, sont connues. En revanche, les causes profondes qui expliquent ce renversement restent mystérieuses. Les marxistes ont voulu voir dans l’économie le moteur des transformations politiques. L’existence d’une structure étatique ou non implique effectivement des différences importantes sur le plan de la production économique. Les tribus sans État, parfois considérées comme des «sociétés de refus du travail», se caractérisent par une considérable limitation du temps consacré aux activités productives. On estime que les membres des peuples de la forêt amazonienne consacrent en moyenne moins de quatre heures par jour au travail. Sans pour autant être régies par une économie de subsistance, ces sociétés produisent à la hauteur de leurs besoins alimentaires et refusent tout «excès inutile».

Dans les sociétés étatiques, les membres de la communauté ne travaillent plus seulement pour eux même, mais aussi pour les autres, «sans échange et sans réciprocité». La majeure partie du temps est alors consacrée au travail, devenu aliéné, et non plus au loisir. Si le rapport entre économie et politique est indéniable, il ne faut pas pour autant croire que les évolutions économiques sont les seuls déterminants des transformations politiques. Au contraire, «avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, […] l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes». Pour que des inégalités économiques naissent, il faut qu’un groupe dominant soit capable de contraindre le reste de la société à travailler. Le travail aliéné est donc la conséquence du pouvoir coercitif, et non l’inverse.

Si l’origine de l’État n’est pas économique, est-elle démographique ? Les sociétés primitives se caractérisent généralement par la faiblesse numérique de leur population. Bien que le nombre total d’Indiens dans l’aire sud-américaine soit plus élevé qu’on ne le pensait, le morcellement politique de ces sociétés a permis de maintenir un nombre raisonnable d’habitants par tribu. Les 1 500 000 primitifs qui peuplaient l’Amérique du Sud étaient répartis dans des entités politiques qui étaient rarement constituées de plus de cent ou deux cents individus. Pourtant, l’augmentation démographique de certaines tribus, comme celle qu’ont connue les Tupi-Guarani, n’a pas nécessairement entrainé l’émergence d’une structure étatique. La densité démographique ne permet donc pas d’expliquer l’apparition d’un pouvoir coercitif.  

Si l’origine de l’État n’est ni économique ni démographique, est-elle donc religieuse ? À partir du XVIe siècle, les Tupi-Guarani, menés par des prophètes, se lancent par milliers à la recherche de la Terre sans Mal. Cette migration religieuse, pendant laquelle la plupart des participants perdent la vie, a pour objectif de fuir l’imperfection du monde, qu’ils nomment l’Un. Ce voyage peut être interprété de deux manières différentes. Le rejet de l’Un pourrait être l’équivalent métaphysique de la négation du pouvoir politique séparé, c’est-à-dire de l’État. La naissance d’une structure étatique correspondrait alors au renversement des valeurs métaphysiques de la société : «l’Indien Guarani dit que l’Un c’est le mal, alors qu’Héraclite dit qu’il est le Bien». Mais, la capacité des prophètes à mener à la mort une quantité considérable d’hommes, comme peu de chefs indiens en ont été capables, pourrait également révéler le pouvoir dissimulé de ces leaders religieux : «Dans le discours des prophètes gît peut-être en germe le discours du pouvoir, et sous les traits exaltés du meneur d’hommes se dissimule peut-être la figure silencieuse du Despote». Les prophètes, par leurs commandements, seraient-ils liés à l’émergence de l’État ? La question reste ouverte.

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