Au lendemain des élections européennes, nous nous trouvons face à l’exigeante nécessité de devoir analyser des résultats qui montrent une victoire du Rassemblement National et une lourde défaite de la majorité présidentielle. La France serait-elle en train de rejoindre le camp des démocraties illibérales, dont on oublie bien souvent qu’elles ne sont que des régimes réactionnels au néo-libéralisme qui ont corrompu la démocratie ?

Article Démocratie
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publié le 19/06/2024 Par Roland Gori
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« On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour que ce soit vrai, il faut qu’il y ait pensée. Là où les opinions irraisonnées tiennent lieu d’idées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité c’est l’absence de pensée libre qui rend possible d’imposer par la force des doctrines officielles totalement dépourvues de signification. » – Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, 1934

Au lendemain des élections européennes, nous nous trouvons face à l’exigeante nécessité de devoir analyser des résultats qui montrent une victoire du Rassemblement National et une lourde défaite de la majorité présidentielle. La France serait-elle en train de rejoindre le camp des démocraties illibérales, dont on oublie bien souvent qu’elles ne sont que des régimes réactionnels au néo-libéralisme qui ont corrompu la démocratie (1) ? Une fois ce diagnostic posé, il convient d’essayer de comprendre comment nous en sommes arrivés là. C’est-à-dire qu’est-ce qui conduit un parti xénophobe, issu du pétainisme et de la petite bourgeoisie poujadiste – c’est sous cette étiquette que Jean-Marie Le Pen se présenta lors de sa première candidature –, à produire l’illusion de se présenter comme un parti antisystème, identitaire certes, mais social ?

Pour bien comprendre comment une telle agitation politique a pu se révéler payante, il convient d’analyser la manière dont ces « ingénieurs du chaos » (2), comme le Mouvement cinq étoiles par exemple, ont pu conquérir une majorité. Et, par cette analyse, nous parviendrons peut-être à comprendre les effets de la dissolution de l’Assemblée nationale décrétée par Emmanuel Macron et l’échec de sa stratégie.

La victoire d’Emmanuel Macron en 2017 n’a pas seulement été la victoire d’un mouvement centriste bénéficiant du rejet des partis traditionnels de gouvernement (LR, PS), ce fût la victoire d’un gouvernement au Centre et d’un Centre corporéisant, en la personne d’un jeune conquérant, l’héritage giscardien d’un « libéralisme-libertaire ». Ce libéralisme-libertaire a mis en œuvre avec une brutalité sans pareille des réformes faisant du principe cardinal du libéralisme, la concurrence débridée de tout et de tous, le vecteur de cette nouvelle société du travail, de la performance, de la Nation start up et de l’État Entrepreneur, dont la figure anthropologique majeure fait de tout un chacun, un « auto-entrepreneur » de lui-même (3).

Je ne saurais ici reprendre les analyses socio-politiques que j’ai consacrées depuis près de vingt ans à cette révolution symbolique (4) qui a tenté de transformer radicalement les habitus des Français et les fabriques de servitudes sociales et subjectives que ce pouvoir a tenté de mettre en place. C’est un échec. De cet échec sont issus les différents mouvements de manifestations et de résistances qui refusent la transformation des citoyens en « chair à entreprise », du mouvement des Gilets Jaunes aux manifestations contre les projets de loi réduisant les protections sociales, en passant par les émeutes et la détestation de la personne du chef de l’État, de son arrogance, de son absence d’empathie et de sa brutalisation du peuple et de ses représentants.

Que reste-t-il de ses fidèles partisans ? Des publicistes qui tentent, dans une rhétorique propre aux services de com’, de vendre des éléments de langage qui glissent sur les esprits comme la pluie sur les plumes d’un canard. Je voudrais bien me faire entendre. Ce ne sont pas les personnalités des politiques qui m’intéressent – de Gabriel Attal à Jordan Bardella en passant par Emmanuel Macron –, mais les personnalités sociales, les individus sociaux, comme les nommait Émile Durkheim ou des « idéaux types » pour évoquer Marcel Mauss.

Et, que reste-t-il des discours politiques d’Emmanuel Macron ou de Gabriel Attal, ces « élites » en scission avec le peuple ? Une parole politique dégradée en slogans publicitaires visant à faire peur (Ouh, le vilain Mélenchon ! Ouh, la dégradation de la situation économique de la France ! Ouh, les antisémites masqués !) ou promettant, une fois encore, le retour des beaux jours après les mesures impopulaires. Mais, ces discours de propagande sont largement usés après sept années de macronisme. La propagande étymologiquement suppose la foi, la confiance ; elle est de nature religieuse. Et la publicité qui en est son relais industriel n’opère qu’un temps.

Les « industries du vide » (Cornélius Castoriadis) qui reprennent en chœur les refrains du macronisme n’auront sans doute plus aujourd’hui les succès de naguère. Le désamour est là, et sans doute installé pour longtemps. Faut-il pour autant voir l’avenir en « rose » ? Ce serait bien naïf de le penser, et davantage encore de le croire. Tout est à construire pour réhabiliter une fonction politique du langage et de la parole, pour initier des champs de dialogues argumentés et de discussion où il sera possible de nous opposer sans nous exterminer, de nous rassembler sur ce qui nous divise au lieu de nous diviser sur ce qui nous rassemble. Le Nouveau Front Populaire aura à relever ce défi face aux malaises sociaux et aux effondrements politiques.

Il aura d’autant plus à faire que de l’autre côté de l’échiquier politique prospèrent ce que nous pouvons nommer les « agitateurs politiques ». C’est-à-dire tous ceux qui peuvent aujourd’hui faire tourner leurs machines électorales avec les combustibles de la peur, de l’insécurité, de la méfiance, de l’angoisse et de l’exclusion, qui génèrent les passions tristes de la haine. Là où se nichent depuis toujours le RN et sa généalogie xénophobe et raciste attribuant à l’autre la cause des misères et des malheurs endogamiques. Tout le reste est bavardage, maquillage, masques et frasques dissimulant le cynisme qui attribuait naguère les malheurs des Français aux juifs, aux francs-maçons, aux communistes et autres minorités supposées comploter contre le pays. Aujourd’hui, les slogans et les thèmes de l’agitation politique ont changé, mais non les procédés.

Les agitateurs incluent toujours dans les conspirations qu’ils supposent toute organisation ou minorité qu’ils imaginent opposées à leurs projets. Pour ce faire, ils prélèvent dans leurs publics les éléments de langage qui expriment la colère et le désespoir. L’agitateur travaille, pour ainsi dire, de l'intérieur, secouant ce qui est en sommeil dans le public. À la manière des patients souffrant d’hallucinations auditives, qui entendent et font entendre ce que leurs propres lèvres murmurent. Cela est bien connu des aliénistes : le patient qui entend des voix bouge, à son insu, ses propres lèvres qui prononcent les mots de l’hallucination.

C’est là que réside toute la force de l’agitation politique et admettons, bon gré, mal gré, qu’elle n’est pas le privilège exclusif de l’extrême-droite. Je soulignerai simplement que par l’habile jonction que l’extrême-droite opère aujourd’hui entre des revendications populaires et des valeurs nationalistes identitaires, elle réussit ce coup fabuleux d’une agitation politique pouvant déboucher sur une victoire électorale.

L’alternative politique rationnelle et positive fait totalement défaut aux agitateurs politiques. Ils ont besoin du malaise pour continuer à prospérer ; ils ont besoin de la peur pour attirer le chaland, ils ont besoin de la méfiance angoissée et de l’insécurité d’atmosphère pour justifier leurs victoires électorales et leurs défaites politiques. Ils se vautrent dans le malaise sans chercher à le traiter autrement qu’en haranguant les foules par des selfies et en excluant les opposants dont ils ont besoin pour justifier leurs défaites et pour gouverner par la peur. L’agitateur n’est ni un réformiste ni un révolutionnaire, il est la menace permanente qui pèse sur les démocraties lorsqu’elles ont renoncé à l’exigence de penser, lorsqu’elles ont abandonné l’improbabilité infinie des arguments raisonnables et des espaces de dialogue au profit des slogans publicitaires et des stratégies du chaos.

Là est la faute impardonnable d’Emmanuel Macron lorsqu’il a dissout l’Assemblée nationale : la stratégie du chaos dont il se faisait l’ingénieur pour redistribuer les cartes politiques n’avait que peu de chance de s’établir au profit d’une coalition centriste. Beppe Grillo, Trump, Bolsonaro, Poutine, etc., ne sont pas des « centristes ». La dilution des barrières idéologiques qu’ils parviennent à générer avec des algorithmes et des coups de gueule clownesques favorise la reconstitution d’un peuple du ressentiment, accueillant les revendications sociales mâtinées aux xénophobies identitaires et nationalistes les plus belliqueuses.

Là est le fonds de commerce de tous les agitateurs politiques, car « le malaise peut être comparé à une maladie de la peau ». Le patient qui en souffre ressent, d'instinct, le besoin pressant de se gratter. S’il suit les conseils d'un médecin compétent, il évitera de se gratter et cherchera un remède à la cause de ses démangeaisons. Mais s'il cède à sa réaction première, il se grattera d'autant plus vigoureusement. Cet exercice irrationnel d'automutilation lui procurera un certain soulagement, mais, en même temps, augmentera son besoin de se gratter et ne guérira en rien sa maladie. L'agitateur dit : « continuez de vous gratter ! » (5).

Notes

[1] Fareed Zakaria, L’avenir de la liberté, Paris : Odile Jacob, 2003 ; Roland Gori, Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, LLL, 2017.

[2] Giuliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos (2019), Paris : Gallimard, 2023.

[3] Roland Gori, La nudité du pouvoir, Paris, LLL, 2018.

[4] Roland Gori, psychanalyste, membre d’Espace analytique, professeur honoraire des Universités. Derniers ouvrages parus : La fabrique de nos servitudes, Paris, LLL, 2022 ; Et si l’effondrement avait déjà eu lieu. L’étrange défaite de nos croyances, Paris, LLL, 2020 ; La nudité du pouvoir, Paris, LLL, 2018 ; Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Paris, LLL, 2017 ; L’individu ingouvernable, Paris, LLL, 2015 ; Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? Paris : LLL, 2014 ; La Fabrique des imposteurs, Paris : LLL, 2013, et La Dignité de penser, Paris : LLL, 2011, etc.

[5] Léo Löwenthal et Norbert Guterman, 1949-1950, Les prophètes du mensonge. Études sur l’agitation fasciste aux États-Unis, Paris, Éditions la découverte, 2019, p. 76.

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