Le 13 janvier 2023, Patrick Cohen a encore démontré jusqu’où pouvait aller le journalisme, quand celui-ci s’évertue à défendre aveuglément les intérêts du gouvernement. Pour ça, il n’hésite pas à ergoter sur la proportion d’hommes pauvres qui décèdent avant l’âge de la retraite, afin de s’opposer à ceux qui défendent un modèle protecteur et égalitaire.

Graphe Société
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publié le 23/01/2023 Par Olivier Berruyer
Débunkons le débunkage de Cohen sur la réforme des retraites
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En tant qu’actuaire, c’est-à-dire spécialiste des tables de mortalité, j’ai souhaité réagir et démonter ici cette grossière opération de propagande des classes supérieures contre les travailleurs les plus pauvres. La lutte des classes est bien loin d’avoir disparu.

La chronique de la honte

Tout est parti d'une chronique, dans C’est à Vous, fenêtre ouverte sur les salons de la bourgeoisie tout heureuse qu’on la filme pendant qu’elle ripaille grassement sous nos yeux ébahis. Dans celle-ci, Patrick Cohen a « tenté modestement de démêler le vrai du faux de l'un des slogans des opposants à la réforme des retraites [qui] affirme qu'un grand nombre de Français meurent avant de pouvoir se reposer ».

Pour voir la chronique de Patrick Cohen, cliquez ICI

25 % des hommes les plus pauvres déjà morts à 62 ans

Les travaux évoqués par Patrick Cohen s’appuient sur les excellentes données de l’Insee qui a réalisé des analyses de mortalité et d’espérance de vie en fonction des revenus. Pour ce faire, l’Insee a classé les Français en fonction de leurs revenus croissants, et les a répartis dans 20 groupes de taille égale, qu’on appelle des vingtiles. Le premier vingtile est le "0-5 %" et correspond aux 5 % les plus pauvres, le dernier est le "95-100 %" et correspond aux 5 % les plus riches.

Afin de rappeler les fortes inégalités d’espérance de vie en fonction des revenus à l’occasion de la réforme des retraites, plusieurs graphes assez proches ont alors circulé représentant la différence de mortalité des hommes à l’âge de la retraite (62 ans), dont le nôtre :

Le constat est factuel : 25 % des hommes faisant partie des 5 % des Français les plus pauvres sont déjà morts à 62 ans contre seulement 5 % des plus riches – et ont donc cotisé uniquement pour le compte des autres et non pas pour leur propre retraite. Il faut être précis, chaque mot compte ici.

L’intention était claire : alerter sur le fait que les différences de mortalité sont déjà énormes, et que le système actuel avec le même âge pour tout le monde est déjà très injuste. Et qu’augmenter l’âge pour tous à 64 ans ne va que renforcer cette injustice, car les victimes sont encore plus importantes à cet âge : près de 30 %.

Alors démêlons le vrai du faux… de Patrick Cohen pensant démêler le vrai du faux :

Quel est le fond de la chronique ? Certes, il rappelle qu’il existe ces écarts d’espérance de vie entre les plus pauvres et les plus riches, mais que ce graphique a plus à avoir avec la pauvreté en général (dont l’éradication n’est, à l’évidence, pas près de faire l’objet d’un projet de loi) qu’avec un débat sur la réforme des retraites : « [cette statistique] est hors sujet et nettement moins spectaculaire que son résumé ».

Plus précisément, l’argument de Cohen va être de noter que parmi ces 5 %, certains ne travaillent pas, ce qui est VRAI. Il en tire cependant une généralisation qui est FAUSSE. Et de celle-ci il affirme que l’argument est « hors sujet » et qu’il faut l’évacuer du débat sur les retraites, ce qui est également FAUX.

Son argument est simple : l’étude Insee ne parle pas des « 5 % des travailleurs les plus pauvres », mais des « 5 % des Français les plus pauvres ». Or, selon lui, ces Français les plus pauvres seraient : « les 5 % dont le niveau de vie est le plus faible : en moyenne 466 € par mois. […] S'ils sont restés à moins de 500 € mensuels, c'est qu'ils ont peu travaillé, qu'ils n'ont sans doute jamais été salariés et donc qu'ils n'ont que peu de droits à la retraite à faire valoir. En d'autres termes, ce n'est pas des actifs ou des travailleurs ».

Alors, NON, Patrick Cohen semble oublier que l’Insee parle bien ici de « niveau de vie », pas de « revenus ». Comme le rappelle l’Insee :

« Le niveau de vie est égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation. Ce nombre dépend de la taille du ménage, ainsi que de l’âge des personnes qui le composent : il faut compter une unité pour le premier adulte, 0,5 unité pour chaque personne supplémentaire de 14 ans ou plus et 0,3 unité pour chaque enfant de moins de 14 ans. »

Les 466 € de revenus qu’il cite correspondent uniquement à des célibataires. Et contrairement à ce qu’il dit, ignorant la précarité qui frappe une importante partie de la population, on peut très bien être salarié à ce niveau, si on travaille à temps partiel ou que l’on connait le chômage. Il suffit de n’avoir qu’un mi-temps au SMIC une partie de l’année.

Mais surtout, les 466 € de revenus correspondent en fait à 700 € pour un couple : l’Insee considère que ce sont 2 personnes au niveau de vie de 466 € (et non pas 350 €, car les frais de loyer sont partagés, par exemple). De même, on aura 5 personnes avec un niveau de vie de 466 € dans le cas d’une famille disposant de 1 400 € de revenus pour un couple avec 3 enfants adolescents, ce qui est le niveau d’un salarié au SMIC dont le conjoint ne travaille pas. On est alors bien loin du SDF fantasmé par Patrick Cohen... Sa généralisation est donc erronée.

Une drôle de vision de la pauvreté

Pour justifier son « hors sujet », Patrick Cohen déclare : « Vous voyez qu'on est assez loin du sujet des retraites et de l'affirmation de départ. On parle là de pauvreté, de dénuement, de mauvaise santé, mais pas de gens qui se tuent au travail ou qui n'arrivent pas à l'âge de la retraite ».

On peut voir que pour Patrick Cohen, les 5 % qui ont le niveau de vie le plus faible, « ne se tuent pas au travail », ce qui est faux comme on vient de le voir. Rappelons que le taux de pauvreté en France approche les 15 % de la population, en augmentation tendancielle depuis 2005, en particulier en raison du phénomène des travailleurs pauvres, quasiment nié par Patrick Cohen.

Ces personnes frappées par la pauvreté ont d’ailleurs des parcours complexes, mêlant années de galère, sortie de la pauvreté, retombée dans la pauvreté, etc.

Montrant l’étendue de sa connaissance scientifique et statistique, Patrick Cohen déclare « il ne s'agit pas d'un constat chiffré, mais d'une construction statistique ». Le contredisant, l’Insee avait pourtant indiqué dans sa remarquable étude à laquelle nous vous renvoyons : « L’espérance de vie par niveau de vie est un bon indicateur synthétique de la mortalité actuelle des personnes aisées ou modestes ».

L’arbre qui ne cache pas la forêt

La technique manipulatoire finalement utilisée par Patrice Cohen est la suivante. Il estime avoir démontré que la mortalité des 5 % les plus pauvres n’est pas liée au problème des retraites, donc il en conclut que le sujet de la mortalité selon le revenu n’est pas lié au problème des retraites. Ce qui est faux...

Pour lutter contre ce genre de manipulation, nous vous fournissons ce graphique donnant la mortalité masculine à 64 ans pour toutes les tranches de niveau de vie :

On retrouve bien les 29 % et 6 % de mortalité des plus riches et des plus pauvres avant leurs 64 ans, et on constate que la progression de mortalité est très régulière. Ainsi, c’est bien 14 % de TOUS les hommes qui seront morts avant leurs 64 ans, chiffre dès lors applicable à l’ensemble des travailleurs. Et on peut inférer que plus de 20 % des travailleurs ouvriers seront morts avant leurs 64 ans, contre 6 % des cadres.

Et les femmes ?

Afin de finir de disqualifier cette statistique, Cohen indique : « Elle ne concerne que les hommes ». C’est vrai, mais c’est déjà la moitié de la population... La mortalité est plus forte chez les hommes, mais, avec 15 % de décédées contre 4 %, l’écart n’a rien d’anecdotique chez les femmes comme on peut le constater.

La progression est aussi régulière pour les femmes.

De grandes différences d'espérance de vie entre toutes les classes

Patrick Cohen passe alors à l’espérance de vie et affiche à l'écran ce graphique :

On entend alors cette conclusion surréaliste :

« On voit aussi sur cette courbe que l'espérance de vie augmente rapidement quand le niveau de vie est faible et plus lentement quand le niveau de vie est élevé. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de grande différence d'espérance de vie entre les classes moyennes et les plus aisées. »

On imagine que pour eux, les classes moyennes c’est 4 000 € de niveau de vie – car ils confondent niveau de vie et revenus… Elles se situent en réalité entre 1 400 € et 2 600 €...

Par ailleurs, les chiffres sont éloquents si on regarde par exemple l’espérance de vie qu’on a, non pas à la naissance, mais par exemple encore à 62 ans.

Ainsi, l’espérance de vie à 62 ans des plus riches est 7 ans supérieure aux plus pauvres, soit 40 % de plus à vivre, mais elle est également de 3 ans supérieure à la moyenne de la population, soit 15 % de plus à vivre

On voit mal comment Patrick Cohen peut ainsi déclarer que ces chiffres sont « moins spectaculaires » qu’annoncé…

Un odieux pinaillage

On retrouve une technique fréquente des "fact-checkers" orientés :

1/ sur un vrai problème, prendre une citation venant d’une erreur ou d’un lapsus comme problème à débunker (ici Anne Hidalgo ayant dit « un quart des Français ») ;

2/ pinailler autour (avec une photo de Libération ayant pourtant dit fort justement « un quart des hommes ») ;

3/ en conclure, puisqu'il y avait bien une erreur dans l’erreur choisie, qu'il n’y a en fait aucun vrai problème : circulez, y’a rien à voir…

On parle pourtant ici de la mortalité précoce de milliers de travailleurs usés par le travail et la vie, à qui on veut imposer des années de travail en plus.

D'autant qu'il faut sortir des pourcents, et se rappeler qu'on parle de dizaines de milliers de morts précoces par an : environ 75 000 morts entre 18 et 61 ans, auxquels s'ajouteront demain près de 15 000 morts à 62 et 63 ans, qui n'auront jamais connu la retraite.

On compte d'ailleurs 2 hommes pour 1 femme dans ces décès précoces.

Sur les 30 dernières années, on aboutit ainsi au chiffre colossal de 2 700 000 morts précoces, qui auraient été 390 000 de plus avec une retraite à 64 ans. "Nettement moins spectaculaire", vraiment ?

Bref, tout ceci fait resurgir le spectre de la « retraite pour les morts » qui avait été combattue par les syndicats il y a plus d’un siècle…

La Bataille syndicaliste, 18 mai 1911

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