Herbicide ultra-toxique, « l’agent orange » a été employé comme arme par les États-Unis pendant la dévastatrice guerre du Vietnam. La toxicité du produit, occasionnant des cancers, des fausses couches ou des malformations à la naissance, aurait tué entre 3 et 5 millions de personnes au Vietnam, au Cambodge et au Laos. Des années après la catastrophe, les coupables restent encore impunis. Debout contre l’injustice, Tran To Nga, Franco-Vietnamienne victime de cet herbicide, a saisi les juridictions françaises contre quatorze multinationales agrochimiques, dont Monsanto, Dow Chemical, Herculès, ou DiamondChemical.

Article Démocratie
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publié le 16/09/2024 Par Monique Pinçon-Charlot
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Sociologue et ancienne Directrice de recherche au CNRS, Monique Pinçon-Charlot raconte les dernières déceptions judiciaires de cette affaire.

Je suis à 7h30 devant le Palais de Justice de Paris, sur l’île de la Cité, en ce 7 mai 2024, pour être sûre d’avoir une place dans la petite salle Tronchet où doit se dérouler le nouvel épisode judiciaire du combat contre l’agent orange, que mène Tran To Nga, une Franco-Vietnamienne âgée de 82 ans et victime elle-même de cet herbicide. Mon neveu June Charlot est là avec moi. Ayant des liens familiaux avec le Vietnam, il me tient régulièrement au courant de la mobilisation autour de ce qui relève d’un écocide, bien qu’encore non reconnu comme tel.

Ma petite taille et ma connaissance des lieux, ayant suivi l’intégralité du procès de Jérôme Cahuzac, me permettent d’être confortablement assise pour analyser cette confrontation incroyable entre les responsables de la Justice de la Cour d’appel de Paris et les avocats des 14 multinationales américaines, dont Monsanto, Dow Chemical, Herculès, ou DiamondChemical, qui ont fabriqué et fourni à l’armée américaine ce produit chimique ultra-toxique, « qui a tué, entre 3 et 5 millions de personnes au Vietnam, au Cambodge et au Laos » et détruit des millions d’hectares de forêt et de mangrove où se cachaient les résistants vietnamiens.

Les avocats des multinationales occupent à eux seuls toutes les places de la partie gauche de la salle ce qui ne laisse au public, venu en nombre, que la partie droite réservée aux avocats de la Défense, William Bourdon et Bertrand Repolt. TranTo Nga, ancienne journaliste au sein de l’agence de presse du Front national de libération du Sud-Vietnam et ses deux filles, impactées par transmission, avec des malformations cardiaques congénitales, ont pris place derrière eux, avec quelques militants dont mon voisin de banc, membre du Collectif Vietnam-Dioxine.

Mais les nombreux soutiens à cette mère de famille, victime parmi tant d’autres des 68 millions de litres de l’agent orange qui ont été répandus entre 1962 et 1971, resteront debout ou dehors. « L’audience se déroule soixante-dix ans jour pour jour après la bataille de Diên Biên Phu, qui voyait le Viêt Minh défaire les troupes françaises et les contraindre à se retirer du nord du Vietnam lors de la guerre d’Indochine ».

Cette audience en appel porte sur la question de l’immunité de juridiction que revendiquent les dirigeants des multinationales américaines, mais que contestent les victimes nombreuses des conséquences de cet horrible crime de guerre. Le tribunal judiciaire d’Évry dans l’Essonne a, en effet, le 10 mai 2022, jugé cette réclamation irrecevable. Les entreprises chimiques privées, revendiquant avoir agi sur ordre du gouvernement américain, estiment ne pouvoir donc être poursuivies devant les tribunaux français du fait du droit international.

Les États-Unis bénéficient en effet d’une immunité de guerre accordée « aux États étrangers dans le but de protéger leur souveraineté » (1). Toutefois, le Président de la République arabe syrienne Bachar Al-Assad a fait, lui, l’objet d’un mandat d’arrêt international par des juges français qui a été confirmé par la Cour d’appel de Paris en juin 2024. Ce qui est un atout majeur pour la défense de Tran TO Nga, comme l’explique William Bourdon (1) :

« Nous attendons que la cour d’appel écarte les immunités de juridictions et acte le fait que les sociétés américaines n’étaient pas pieds et poings liés par l’État, et qu’elles ont même développé un produit encore plus toxique que ce qui leur était demandé. Nous avons transmis aux juges des dizaines d’échanges qui prouvent qu’elles avaient bien connaissance de sa dangerosité. »

Je ressens une souffrance inhabituelle, car c’est la première fois que j’assiste à un procès dont les victimes sont des femmes blessées dans leur chair par la première puissance économique mondiale. Lorsqu’il s’agit de riches fraudeurs fiscaux ou d’hommes politiques corrompus, j’éprouvais un sentiment, peut-être malsain, d’une forme de justice à laquelle j’aspirais depuis longtemps. Le droit est souvent perçu comme aussi « naturel » que le capitalisme alors qu’il s’agit, comme celui-ci, d’une construction sociale, à la faveur des plus riches qui, en raison du rôle qu’ils jouent dans l’économie et la politique, sont familiers des juges, des prétoires et des avocats. (2)

La classe sociale dominante est ainsi consubstantiellement corrompue, du fait qu’elle s’accapare toutes les positions de pouvoirs, donnant le conflit d’intérêts en pâture aux membres des classes moyennes et populaires, alors que la non-séparation des pouvoirs permet de fluidifier les intérêts des détenteurs des titres de propriété. Ce qui leur assure immunité et impunité, grâce notamment à cette discipline universitaire qu’est le droit, conçu par et pour les dominants, qui impose une vision cloisonnée et réifiée du monde social, pour masquer l’arbitraire de l’exploitation et de la domination de classe.

Ainsi, l’État, qui n’est que l’état du rapport de force entre les classes sociales, est perçu comme un objet aux contours bien dessinés afin que le citoyen ne puisse entrevoir les liens étroits qui unissent les hommes politiques au plus haut niveau avec les dirigeants des multinationales.

Notre sociologie de l’entre-soi et du séparatisme des riches a démontré de livre en livre que l’oligarchie ne connaît pas d’autres frontières que celles de leur société (3). C’est pourquoi, l’assurance de l’avocat de Monsanto, appuyée par des effets de manche imposants pour se défendre de toute responsabilité, m’est apparue, plus comme une petite scène de théâtre que comme la peur de la sanction. Il sait qu’il s’agit du pot de terre contre le pot de fer. Et en effet, le verdict du 22 août 2024 de la Cour d’appel de Paris a confirmé l’immunité de juridiction pour les multinationales américaines. Et comble de la violence impérialiste, Tran To Nga a été condamnée à leur verser des indemnités.

Mais cette combattante a aussitôt annoncé son intention de se pourvoir en cassation, car les méfaits de l’agent orange continuent de sévir avec des enfants vietnamiens qui naissent encore avec de graves malformations. Si les militaires américains ayant subi les conséquences de ce poison chimique ont bénéficié en 1984 d’un dédommagement financier de la part de ces multinationales, ce qui constitue la preuve de la reconnaissance de leur responsabilité, les victimes vietnamiennes ont été, elles, déboutées par la justice américaine. C’est grâce à sa double nationalité, franco-vietnamienne, que Tran To Nga a pu et va continuer à interpeller la justice française.

Ce combat pour la défense des droits de l’Homme, et des atteintes à la nature est bien nécessaire, car, comme le souligne la Revue des droits de l'homme :

« Le mouvement de primauté du droit des droits de l’homme sur le droit des immunités est très loin d’être accepté universellement et fait l’objet d’âpres débats et d’oppositions entre juridictions internationales. Il a été ainsi rejeté au Canada et récemment par la Première chambre civile de la Cour de cassation française, qui limite l’exception aux organisations internationales ».

Malgré toutes ces incertitudes, de nombreux jeunes ont rejoint le collectif Vietnam-Dioxine « qui a inondé les réseaux sociaux pour sensibiliser au combat de Tran To Nga ». Kim Vo Dinh, d’origine vietnamienne, explique qu’il n’a entendu parler de l’agent orange que dans les années 2000 : « C’était un double choc, non seulement ce drame est horrible, mais en plus, on n’était pas au courant ». Les jeunes membres de ce collectif viennent pour beaucoup « des luttes écologiques, indignés des ravages du défoliant sur les sols d’Asie du Sud-Est ».

Notes

(1) Le Monde Magazine, 17 août 2024, page 11

(2), Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « Le droit comme reflet du rapport des forces entre les classes. », dans La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale, La Découverte/poche, 2014, pages 164 et 165.

(3) Gwenn Dubourthoumieu et Monique Pinçon-Charlot, Entre-soi, le séparatisme des riches, Pyramyd, 2024.

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