Dans Diplomatie de l’ingérence (2015), issu d’un entretien avec Frédéric Dufourg, Rony Brauman nous livre ses réflexions sur le « devoir d’ingérence ». Selon ce spécialiste des questions humanitaires, ce concept permet de cacher, derrière de fausses intentions humanitaires, des objectifs éminemment politiques. L’ouvrage regorge d’exemples de cette instrumentalisation, revenant sur l’intervention en Somalie en 1992, l’intervention en Irak en 1991 et 2003 et celle en Libye en 2011.
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Ce qu’il faut retenir :
L’ingérence humanitaire n’est pas une pratique nouvelle. Cependant, il faut attendre les années 1970 et 1980 pour que le principe contemporain du « droit d’ingérence » soit théorisé. Il permit d’abord de justifier la lutte idéologique contre le communisme.
Dans les années 1990, le droit d’ingérence se transforme pour autoriser, en plus d’une intervention humanitaire, une intervention militaire à des fins humanitaires.
Cependant, loin de poursuivre des buts philanthropiques, ce concept a permis de cacher des motifs politiques et de défendre les intérêts des États intervenant à l’étranger, plutôt que ceux des populations.
Les exemples sont nombreux : l’intervention de l’OTAN au Kosovo, l’intervention américaine en Irak, l’intervention occidentale en Libye, etc.
Biographie de l’auteur
Rony Brauman est un médecin d’origine juive, particulièrement versé dans le domaine humanitaire. Il fut notamment le président de Médecins sans Frontière de 1982 à 1994. Né en 1950, d’un père fervent militant du mouvement sioniste et ayant soutenu la création de l’État d’Israël, il émigre avec sa mère en France à l’âge de 5 ans. Plus tard, Rony Brauman contesta néanmoins le bien-fondé de la création d’Israël.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
I. L'origine du « droit d’ingérence »
II. Le tournant des années 1990
III. Le cas particulier de l'ingérence en Libye
IV. L’ingérence : une question avant tout politique
Synthèse de l’ouvrage
I. L’origine du « droit d’ingérence »
L’ingérence humanitaire, type de violation de la souveraineté d’un État, n’est pas une pratique nouvelle. Dès 1876, les puissances européennes s’étaient interposées pour protéger les populations chrétiennes des violences commises par le sultan Abdülhamid II sur le territoire de la future Bulgarie. De même, à la fin des années 1960, certaines organisations occidentales se mobilisaient déjà pour lutter contre la famine au Biafra.
Le terme « droit d’ingérence » est utilisé pour la première fois par le philosophe Jean-François Revel, dans un article de l’Express de juin 1979. Par la suite, la formule est popularisée par Bernard Kouchner, fondateur de Médecin sans Frontières. Elle fut ensuite théorisée, notamment grâce à son conseiller, le juriste Mario Bettatti, alors que Bernard Kouchner occupait la fonction de secrétaire d’État chargé de l’action humanitaire.
L’émergence de cette formule et les implications qu’elle a eues sont un reflet des convictions des intellectuels moralisateurs des années 1970 et 1980. Anciennement d’extrême gauche, cette avant-garde éclairée a considéré être détentrice du monopole de la vertu. Dans ce contexte, l’expression « droit d’ingérence » renvoyait à l’offensive idéologique anticommuniste en provenance du bloc de l’Ouest. La rhétorique occidentale, ainsi portée par ces intellectuels, tendait alors à présenter l’Occident comme le seul défenseur des droits de l’Homme et de la démocratie contre la tyrannie communiste.
L’avancée militaire des communistes dans différentes régions du monde, et notamment en Afghanistan (1979-1989), donne l’occasion à l’Occident de perfectionner son discours moralisateur. Le franchissement clandestin de frontières, nécessaire pour contrer les communistes, fut justifié par la nécessité d’apporter une aide civile, neutre et pacifique, à la population, autrement dit par un devoir d’ingérence.
II. Le tournant des années 1990
Certains considèrent que le principe du droit d’ingérence a été consacré en droit international par la résolution de mars 1988 portant sur l’obligation pour l’Irak de ne pas empêcher l’aide humanitaire d’atteindre la population kurde. Pourtant, le document ne contient ni la formule « droit d’ingérence » ni n’autorise explicitement ce type d’intervention. Le droit international, à l’inverse, est fondé sur le principe de souveraineté nationale, qui interdit, sauf cas exceptionnels, toute violation de cette dernière par des États étrangers. Aussi, le droit d’ingérence est, encore aujourd’hui, illégal du point de vue du droit et demeure condamné par la Cour de Justice Internationale (à laquelle les États-Unis ont refusé de participer).
Mais, dans les années 1990, un tournant est opéré dans la manière d’aborder la question du devoir d’ingérence. Cette aide, d’abord seulement humanitaire, devient alors une aide militaro-humanitaire. Apparaît alors une véritable géopolitique de l’émotion, pour légitimer, auprès de l’opinion publique, des actions militaires lorsqu’elles ont pour objectifs d’assurer la sécurité des équipes humanitaires.
Avec la chute de l’URSS, les États-Unis deviennent une superpuissance hégémonique mondiale. Ils se considèrent comme les principaux défenseurs des droits de l’Homme, dotés d’un mandat divin pour instaurer la paix et la démocratie dans le monde. En Occident, se développe alors un discours antitotalitaire selon lequel tous les moyens sont bons pour libérer les peuples opprimés d’un pouvoir tyrannique et sanguinaire. Cependant, loin de poursuivre des buts philanthropiques, cette rhétorique sert des fins géopolitiques. La réalité est aisément détournée, trafiquée et instrumentalisée par les médias occidentaux afin de peindre l’adversaire sous les traits d’une dictature nazie, et ainsi, de justifier une intervention militaro-humanitaire.
Deux exemples permettent d’illustrer cette mécanique. Le premier concerne le déclenchement de la première guerre du Golfe. En décembre 1990, le monde occidental fut bouleversé par le témoignage d’une infirmière d’un hôpital de Koweït, devant le Congrès américain. Cette dernière affirmait que les envahisseurs irakiens avaient saccagé l’hôpital et tué des nourrissons. Ce témoignage, repris par tous les médias, créa un consensus qui permit d’engager l’opération "Tempête du Désert" sous le prétexte de défendre les droits de l’Homme bafoués par les Irakiens. Peu après, nous avons appris que ce témoignage était faux et avait été commandité par l’administration de Georges Bush et par le Koweït pour convaincre l’opinion qu’une intervention était nécessaire. L’infirmière était en réalité Nayirah Al-Aba, la fille de l’ambassadeur du Koweït aux États-Unis. L’opération "Tempête du Désert" avait pour véritable objectif de mettre la main sur les réserves de pétrole de l’Irak, cela en engendrant des dommages humains, psychologiques et matériels bien supérieurs au coût d’une inaction.
La cupidité des États-Unis ainsi révélée détruisait l’image qu’ils souhaitaient véhiculer d’eux-mêmes. Cherchant à se réhabiliter moralement, les États-Unis s’engagèrent en 1992 dans une opération conjointe avec l’ONU en Somalie. Face à un État sans ressource, la justification de l’intervention américaine ne pouvait reposer que sur des raisons humanitaires. Pourtant, les causes apparentes de l’intervention furent à nouveau créées de toutes pièces. En effet, les médias ont aggravé la réalité en présentant une famine qui ne concernait que quelques groupes de populations déplacées comme une famille généralisée. La réponse humanitaire apportée fut en outre largement inadaptée : les denrées alimentaires attendues se trouvèrent accompagnées de factions combattantes intensifiant la violence déjà présente.
Des éléments similaires peuvent être observés dans l’ingérence de l’OTAN au Kosovo en 1999. En apparence humanitaire, l’opération devait pacifier une région usée par les conflits ethniques. En 1989, Slobodan Milošević fut élu président de la Serbie, un des États composant la Yougoslavie. Sympathisant du communisme soviétique, ce dernier exacerba les sentiments nationalistes serbes, faisant naître un fort ressentiment contre la minorité albanaise du pays, regroupée principalement dans la région du Kosovo.
En réaction à des discriminations croissantes, la minorité albanaise fonda la faction combattante UÇK, ou Armée de libération du Kosovo, qui agissait en représailles contre la population serbe. Ce conflit dégénéra en une escalade de violence entre la majorité serbe et la minorité d’origine albanaise. En parallèle, les Albanais avaient développé un discours victimaire persuasif auprès des puissances étrangères membres de l’OTAN. Sans considération pour la complexité de la situation ethnique en Yougoslavie, l’OTAN prit le parti de la minorité albanaise du Kosovo.
Une fois de plus, tout un travail de préparation précéda l’intervention humanitaire puis militaire au Kosovo. Dans un premier temps, les médias et les organisations internationales surestimèrent largement le nombre de victimes de ce conflit, permettant de lui donner la qualification de « génocide ». Dans un second temps, l’OTAN proposa des conditions de paix inacceptables au président Milošević, ce qui permit, lorsqu’il les refusa, de justifier l’intervention occidentale. Une opération militaire de pacification et de défense des droits de l’homme fut engagée, notamment pour apporter un soutien aux équipes humanitaires déjà surplace.
Cependant, l’expédition provoqua de nombreuses pertes humaines et destruction d’infrastructures civiles, en raison de bombardements exclusivement aériens et hors de portée des tirs de riposte. L’opération, en apparence humanitaire, non seulement eut un effet contraire, mais répondait en réalité à des motifs politiques. Loin des considérations humanitaires, l’intervention de l’OTAN servait à diminuer l’influence communiste dans la région des Balkans et à légitimer l’existence de l’OTAN depuis la dissolution du Pacte de Varsovie. En outre, en partitionnant la Yougoslavie, les nouveaux États des Balkans, largement subventionnés par l’Europe, purent plus facilement se voir intégrés à l’UE.
III. Le tournant libyen
La question de l’ingérence humanitaire connaît un véritable basculement lors de l’intervention en Libye. Pour la première fois, il ne s’agissait plus de venir en aide à un État dans l’impossibilité technique et matérielle de subvenir aux besoins de sa population – impossibilité toutefois largement construite par les médias – mais de s’attaquer ouvertement à un pays développé.
En 2011, la Libye connaît une crise sociale particulièrement violente consécutive aux réformes entamées l’année précédente qui tendaient à libéraliser largement l’économie du pays. Les manifestants s’étant emparés de l’armurerie d’une caserne militaire, le président Mouammar Kadhafi fait appel à l’armée pour rétablir l’ordre. La chaîne d’information continue Al-Jazeera se saisit de ces évènements, trafiquant photos et vidéos pour présenter le président Kadhafi comme un tyran massacrant sa propre population. En France, Bernard-Henri Lévy servit de relais auprès de la sphère politique et de l’intelligentsia.
Ce discours permit de justifier une intervention pour des raisons humanitaires qui, pour la première fois, ne tendait pas à apporter de l’aide au gouvernement en place pour assurer la sécurité de sa population. En effet, la Libye était capable de gérer le soulèvement et, au besoin, pouvait demander l’aide d’un État allié. Ce type de prétexte dut être écarté. L’argument humanitaire permit alors de justifier le renversement du président Kadhafi, afin de protéger la population libyenne de ses exactions.
À nouveau, les motifs humanitaires cachaient des objectifs politiques douteux. En effet, le président français, Nicolas Sarkozy, avait plusieurs raisons de souhaiter le renversement de Kadhafi. Il nourrissait un certain ressentiment vis-à-vis de ce dernier depuis le refus de la Libye de conclure certains contrats. En outre, l’opération permettrait de faire disparaître les preuves du financement de sa campagne par le président libyen. Il s’agissait d’une parfaite occasion puisque Kadhafi, en position de faiblesse diplomatique, n’avait alors aucun soutien significatif, ni à l’ONU ni dans le monde islamique.
L’intervention fut présentée comme une mission libératrice pour délivrer le peuple du joug d’un dictateur sanguinaire afin que cette population puisse enfin accéder à la démocratie. L’accueil d’une délégation du Comité National de Transition auprès des gouvernements français, britannique et américain en février 2011 servit à accréditer cette affirmation. Finalement, l’intervention militaire laissa derrière elle un État dévasté et une situation sociale chaotique. Toutefois, elle fut assumée au titre des millions de morts virtuels qu’elle aurait évité.
IV. L’ingérence : une question avant tout politique
Loin de répondre à un objectif philanthropique, le droit d’ingérence ou le choix de ne pas s’ingérer est désormais une question purement politique. La non-ingérence prouve d’autant plus la dimension politique de la question. En effet, dans de très nombreux cas, les pays occidentaux, pourtant informés d’une situation de péril d’une population qui aurait justifié une intervention, ne se mobilisent pas. Autrement dit, la question de la puissance de l’État et du jeu des alliances est un facteur essentiel dans le choix d’ingérence ou de non-ingérence.
Ainsi, au cours des années 1990, le génocide du Rwanda, pays de moindre importance sur le plan géopolitique, laissa les États occidentaux indifférents. En revanche, l’invasion perpétuelle du territoire palestinien par Israël ainsi que le massacre des chiites au Bahreïn purent se dérouler sans qu’aucune de ces deux nations ne soit inquiétée, ces dernières étant deux soutiens financiers importants du monde occidental.
La Syrie, à l’inverse, est l’une des principales candidates à l’ingérence occidentale. L’image de Bachar Al-Assad, présenté comme un tortionnaire, prépare depuis plusieurs années l’intervention « libératrice ». Cependant, ce point de mire présente plusieurs obstacles. Le premier d’entre eux consiste dans le soutien de la Russie (première puissance nucléaire en 2021), mais aussi celui de l’Iran (pays ennemi des États-Unis). En deuxième lieu, les ramifications commerciales de la Syrie sont également liées à l’Ukraine, autre point de tension entre la Russie et l’Europe et, par extension, les États-Unis. Enfin, le dernier obstacle consiste dans le manque de soutien de la part des populations occidentales vis-à-vis de nouvelles interventions pseudohumanitaires dont la crédibilité s’est amplement affaiblie depuis les années 2000.
L’influence des alliances étatiques dans les questions d’ingérence s’est également manifestée concernant l’intervention américaine en Irak. En 2003, accusant l’Irak de détenir des armes de destruction massive, les États-Unis lancent une guerre préventive et militaro-humanitaire contre cet État. Cette opération se solda par la mort de Saddam Hussein et la mise en place d’un nouveau gouvernement par les Américains. Cependant, peu de temps après, l’absence d’armes de destruction massive en Irak fut révélée.
La France, qui s’était opposée à cette guerre en raison de l’absence de preuves suffisantes, fit alors l’objet d’une campagne anti-française ainsi que de sanctions de toutes sortes de la part des États-Unis (boycotts des produits français, diffusion de fausses informations, etc.). Dans un contexte où la Russie semblait finalement opter pour son indépendance vis-à-vis de l’hégémonie américaine, la coalition formée par les États-Unis en vue de l’intervention militaire avait ainsi une double fonction : militaire d’une part, et, d’autre part, de « représentation » des forces en présence. Le choix de l’ingérence peut donc également s’inscrire dans un jeu d’allégeance entre les États.
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