Nous vous proposons aujourd'hui cette interview d’Emmanuel Todd, initialement publiée sur le site italien Krisis, qui a été traduite et retravaillée par l'auteur pour Élucid.
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Le 7 octobre il y a eu un massacre, ceci ne se discute pas. Mais la réaction israélienne à Gaza est un carnage, accepté par les élites occidentales. Comment l’expliquez-vous ?
Emmanuel Todd : Dans mon livre, je développe le concept de nihilisme, besoin de destruction des choses, des hommes, de la réalité, qui résulte en Occident d’une situation de vide, religieux, métaphysique et de valeurs. C’est un problème social et historique que j’étudie surtout aux États-Unis et que je mentionne aussi pour l’Ukraine. Mais depuis que j’ai publié La Défaite de l’Occident, la pertinence du concept de nihilisme m’apparaît de plus en plus dans sa généralité. J’ai commencé à l’appliquer dans mes réflexions sur certaines attitudes des élites françaises, y compris le comportement totalement étrange du président Emmanuel Macron. Je l’applique au comportement de la partie belliciste des élites allemandes, à l’immigrationisme sans limites et je l’applique évidemment aux événements en Israël. Je dis toujours “les événements en Israël”, parce que pour moi Gaza fait partie d’Israël en tant qu’espace de souveraineté politique. C’est la raison pour laquelle je ne comprends pas du tout les commentateurs qui ne veulent pas admettre que le Hamas est une organisation terroriste. Le Hamas pratique le terrorisme, mais il est né dans, et appartient toujours à l’espace de domination de l’État israélien. Le Hamas est un phénomène israélien.
Dans quel sens ?
On peut évidemment, on doit même d’un point de vue anthropologique ou religieux, définir le Hamas comme arabe ou musulman. Mais Gaza n’est qu’une composante de l’espace de souveraineté israélien, en tant que prison à ciel ouvert. Et de ce point de vue (celui de la prison) le Hamas est israélien. Ce que je veux dire c’est que le Hamas est bien évidemment un groupe terroriste, mais que son terrorisme n’est qu’un élément parmi d’autres de la violence israélienne globale, telle qu’elle se développe dans l’Histoire.
Mais qu’éprouvez-vous quand vous voyez ce qui se passe à Gaza ?
Pour moi c’est un sujet plutôt douloureux, dont je n’aime pas parler, parce que je suis pour moitié d’origine juive, la moitié dominante de ma famille. Cette famille n’a jamais eu, il est vrai, un lien particulier avec l’État d’Israël. C’était une famille bourgeoise, israélite comme on disait en France, et avant tout patriote française. Notre gloire familiale du XIXe siècle fut Isaac Strauss, le musicien favori de Napoléon III, l’homme qui a réuni la collection d’objets rituels juifs autrefois exposée au Musée de Cluny et désormais au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme du Marais. Pour situer plus précisément cette famille israélite typique : Isaac Strauss est mon ancêtre commun avec Claude Lévi-Strauss. Lucie Hadamard, la femme d’Alfred Dreyfus, était une cousine de mon arrière-grand-mère. Cette famille, de façon assez caractéristique, ne s’est jamais beaucoup intéressée au sionisme. Je ne m’y suis jamais beaucoup intéressé non plus. Cela dit, les antisionistes militants m’ont toujours inquiété ; j’ai toujours considéré qu’une fréquence trop élevée d’affirmations antisionistes par un individu quelconque révélait probablement chez lui un fond antisémite. Au-delà des opinions et des arguments, la statistique nous révèle l’obsession qui est une dimension du racisme.
En gros, je n’étais ni sioniste, ni antisioniste, mais je gardais l’idée qu’il était raisonnable de montrer envers l’État juif un minimum de solidarité. Le nazisme nous a démontré qu’au fond, on ne choisit pas d’être juif ou non : ma famille maternelle a dû se réfugier aux États-Unis pendant la guerre. Les cousins qui n’ont pas agi avec une égale prudence ont été déportés. L’antisémitisme existe et, comme me disait ma grand-mère, existera toujours. Donc, au départ, j’avais une attitude assez nuancée. Mais le comportement de l’État d’Israël est devenu trop problématique sur le plan moral. Je n’aime toujours pas en parler, mais il le faut désormais.
Pourquoi ?
Parce que l’État d’Israël est passé à un niveau extrême dans l’exercice de la violence. Et surtout d’une violence qui ne semble plus avoir d’autre objectif qu’elle-même. Voici pourquoi j’ai commencé à réfléchir sur le comportement de l’État d’Israël en termes de nihilisme.
C’est-à-dire ?
Le nihilisme est une création du vide. Dans le cas des États-Unis, je l’examine surtout au niveau des classes dirigeantes où j’observe un vide de valeurs, résultant en un intérêt exclusif pour l’argent, le pouvoir et la guerre. Dans le cas de l’État d’Israël, même si je n’ai pas travaillé sur les croyances religieuses en Israël, je fais l’hypothèse qu’un problème de vide religieux se pose aussi, malgré la présence de groupes ultra-orthodoxes dont la nature socio-métaphysique réelle mérite examen. Les évangélistes américains posent un problème différent, mais parallèle. Quant aux illuminés américains qui soutiennent Israël parce qu’ils pensent qu’agrandir Israël fera revenir le Christ….
Une foultitude de conceptions récentes doivent, en dépit de leurs prétentions métaphysiques, être interprétées comme composantes d’un état zéro de la religion, le terme religion étant pris ici dans son sens monothéiste classique, - catholique, protestant, ou juif. Je parle désormais, dans mes analyses du présent historique, non seulement de catholicisme zéro, de protestantisme zéro, mais aussi de judaïsme zéro. Bientôt sans doute d’Islam zéro. Il est presque plus facile pour moi de formaliser le déficit de valeurs religieuses réelles en Israël parce que j’ai en main le livre de mon ancêtre Simon Lévy, grand rabbin de Bordeaux , « Moïse, Jésus et Mahomet et les trois grandes religions sémitiques » (1887) qui me donne un accès familial et imprimé direct à ce qu’est la religion juive sur le plan des valeurs. Désormais, l’Occident a atteint un stade zéro de la religion qui permet d’expliquer le nihilisme américain ou européen. Même logique historique pour Israël. Ce que le comportement de l’État d’Israël évoque pour moi, à titre d’hypothèse, c’est une nation qui, privée de ses valeurs socio-religieuses (judaïsme zéro), échoue dans son projet existentiel et trouve dans l’exercice de la violence contre les populations arabes ou iraniennes qui l’entourent sa raison d’exister.
La guerre comme fin en soi ?
J’appliquerais à l’État d’Israël le type d’interprétation que j’applique dans mon livre à l’Ukraine. J’ai expliqué que l’Ukraine était un État en décomposition avant la guerre et que tous avaient été surpris par l’énergie militaire des Ukrainiens, par leur capacité à se défendre. En réalité, l’Ukraine a trouvé sa raison d’exister dans la guerre contre les Russes. Et en effet, tout dans l’attitude des Ukrainiens est déterminé par la Russie, mais en mode négatif. Éliminer la langue russe, combattre les Russes, assujettir les populations russes du Donbass. Mais attention: je suis un chercheur, donc ce sont des hypothèses que je formule pour Israël. J’ai l’impression que la nation israélienne a perdu sa signification pour elle-même et que la pratique de la violence, qui fut un temps un moyen militaire nécessaire pour garantir la sécurité de l’État, est devenue une fin en soi.
Je vois des objections possibles à mon hypothèse, comme la fécondité élevée de la population israélienne, et pas seulement chez les ultra-orthodoxes, même si leur cas est extrême. L’âge du nihilisme s’accompagne en Occident de très basses fécondités, d’une difficulté des populations à reproduire la vie. Mais la constellation logique « religion-zéro/nihilisme/violence/guerre/fécondité « est un très vaste champ d’investigation socio-historique qui mériterait une approche globale. Il y a des religions de la guerre, activité humaine malheureusement assez ordinaire du point de vue de l’historien. Je me sens parfaitement capable d’imaginer à l’avenir des nihilismes à basse et haute fécondité. La basse fécondité est d’ailleurs caractéristique de toute l’Asie orientale, et notamment de la Chine, région du monde qui ne me semble pas, en première approche, travaillée par le nihilisme, mais plutôt contente de décoller économiquement.
Donc à votre avis, une spirale de violence s’est déclenchée en Israël sans plus aucun autre objectif concret que de se perpétuer elle-même ?
Exactement. Ce qui me surprend, c’est que les élites occidentales disent toujours : “Israël a le droit de garantir sa propre sécurité.”. Elles parlent comme si le comportement d’Israël était pour l’essentiel rationnel, avec cet objectif de sécurité. Mais je ne le perçois pas du tout comme cela. Ce que je perçois, c’est le besoin de faire quelque chose. Et ce quelque chose, c’est la guerre.
Et quelle guerre…
Quand je regarde les vidéos postées sur les réseaux sociaux par les soldats de l’IDF à Gaza, je pense qu’elles évoquent le nihilisme plutôt qu’une guerre qui aurait un but rationnel. Vous voyez, j’ai dit que cela ne me plaisait pas de réfléchir sur Israël. Mais si je commence à y réfléchir, j’essaye de le faire sans passion et sans penser seulement en termes de moralité. En ce qui concerne la situation actuelle, je peux m’indigner, je suis un être humain comme les autres. Je pourrais me contenter de dire que ce que font les Israéliens à Gaza est monstrueux. C’est monstrueux. Mais ce qui m’intéresse ici c’est la prospective. Donc je me demande si ceux qui voient que c’est une horreur se rendent compte que ce n’est que le début de l’horreur et que tout va empirer. Une dynamique de la violence s’est enclenchée dont on ne voit pas pourquoi elle devrait s’arrêter. Le besoin qu’a l’État d’Israël (7 millions d’habitants pour sa population juive) de faire la guerre à l’Iran (90 millions d’habitants) est quelque chose d’étonnant. Si on adopte l’hypothèse du nihilisme, on trouve un élément de réponse.
C’est-à-dire ?
Faisons une hypothèse intermédiaire « rationnelle », quoique violente. Pour définir un objectif rationnel, on pourrait dire que l’un des buts israéliens est de créer une conflagration globale pour, dans le chaos général, vider soudainement, brutalement et complètement Gaza et la Cisjordanie.
Mais cela ne finirait pas là...
Exactement. La guerre continuerait, dans quelle direction je ne sais. Parce que derrière ce comportement, je crois percevoir le fait que l’État d’Israël a perdu son identité originelle. Je sens du vide. Je sens depuis un moment dans les assassinats individuels de cadres et de dirigeants des forces adverses un besoin de tuer qui n’a pas de véritable intérêt stratégique. Peut-être que dans les profondeurs inconscientes du psychisme israélien, être israélien aujourd’hui, ce n’est plus être juif, c’est combattre les Arabes. Je suis en partie Juif, peut-être, je n’en suis pas sûr du tout, mais je ne suis pas sûr non plus que la majorité des Israéliens soient encore juifs.
Dans quel sens n’êtes-vous pas sûr d’être juif ?
L’axe central de ma famille, je l’ai dit, appartient à la vieille communauté juive française, israélite, mais c’est une famille avec des mariages mixtes depuis l’entre-deux-guerres, j’ai un grand-père breton, une grand-mère anglaise. Né en 1951, j’ai été baptisé et les églises me sont plus familières, c’est le moins qu’on puisse dire, que les synagogues. L’universalisme catholique, dans sa version républicaine laïcisée (zombie) me définit sans doute mieux que l’appartenance au peuple élu. Cependant, mes deux valeurs fondamentales, les enfants et les livres, sont deux points d’ancrage plus typiquement juifs que catholiques. Et pour le sentiment de marginalité et l’anxiété, pas de problème…
Si je devais me définir par une catégorie, je me réfèrerais à L’ Histoire du ghetto de Venise de Riccardo Calimani, livre dans lequel est décrit le procès d’un marrane. Dans la conception chrétienne habituelle, le marrane est un Juif qui a été converti par la force ou qui s’est converti pour se sauver, mais qui, au fond, est resté juif. Dans la réalité ce n’est pas ça. On voit clairement dans ce procès que le marrane est une personne qui, au fond, ne sait plus ce qu’elle est. Cet homme ne sait plus s’il est juif ou s’il est chrétien. C’est tout à fait moi. Je pourrais dire qu’il y a des moments où je pense être juif, mais je dois admettre que je me sens très bien quand j’entre dans une église, où je fais toujours le signe de croix quand je traverse l’allée centrale. Quand l’opération israélienne contre Gaza a commencé, j’étais en train de lire les mémoires de ma grand-mère, la mère de ma mère.
Juive ?
Absolument. Pendant la guerre elle était réfugiée aux États-Unis avec ses parents et ses deux enfants. Bien que son mari, intellectuel communiste et breton, ait été tué dans la poche de Dunkerque, la vie de la famille aux États-Unis, la vie de ma mère notamment, était heureuse. Ils vivaient à Hollywood et ma grand-mère y faisait du doublage de film. Ses mémoires parlent de Buster Keaton vieilli et de Clark Gable, pas si beau que ça. Ma mère a été teenager à Hollywood. On peut vivre pire. En fait, sa vie là-bas, dont elle me parlait avec nostalgie, semble avoir été géniale. Ça a été pour eux un choix, évident, mais dur, de retourner en France dès que leur pays a été libéré. Ils retrouvèrent leur maison dévastée, occupée par de bons Français. Ils la récupérèrent. Tous les objets de valeur avaient été volés. Surtout, ils durent faire le compte des personnes de la famille qui avaient été déportées et étaient mortes dans les camps. C’était une famille juive française bourgeoise qui avait vu de près la Shoah, et pour laquelle le nom Auschwitz a pris son vrai sens. Voilà ce que j’étais par pur hasard en train de lire quand les bombardements sur Gaza ont commencé. Et je me suis demandé : quel rapport entre l’ État Israël et l’histoire de ma famille ?
Oui, quelle relation y avait-il ?
Dans son livre de mémoires, Le Monde d’Hier, l’écrivain autrichien Stefan Zweig parle de la désagréable surprise des bourgeois juifs viennois, qui du jour au lendemain se trouvèrent assimilés aux Juifs des shtetl d’Europe Orientale. Ils ont découvert que, dans l’esprit des nazis, ils étaient tous la même chose. Bien après la guerre, dans ma famille, on faisait des plaisanteries ironiques et autocritiques sur l’époque où l’on y parlait bêtement des Juifs polonais fraichement arrivés comme « ceusses qui nous font du tort ». Leçon de l’histoire apprise. Encore qu’il m’arrive de me demander s’il ne reste pas malheureusement chez moi, enfant de Saint Germain-en-Laye, quelque chose de cet aveuglement israélite bourgeois d’avant-guerre quand je pense aux ressentiments ethniques ou raciaux d’Alain Finkielkraut ou Éric Zemmour.
Trêve de plaisanterie. Retour à la conclusion. Ce n’est finalement pas à nous de décider si nous sommes juifs ou non. Ce sont ceux qui persécutent qui décident en dernière instance. Ceci était probablement le fondement de mon attachement à Israël dans le passé. Pendant un temps j’ai gardé cet attachement raisonnable, mais qui, je le répète par honnêteté, n’a jamais été enthousiaste. Je ne suis jamais allé en Israël et il est vraisemblable que je n’irai jamais. Mon deuxième pays spirituel, c’est l’Italie.
Je pense qu’aujourd’hui nous nous rapprochons d’un moment de séparation, dans lequel beaucoup de Juifs de la diaspora vont perdre le sens de leur lien avec Israël. Ce phénomène a commencé aux États-Unis, peut-être parce que la communauté juive américaine est massive, autonome, dans le pays le plus puissant du monde. En France, à l’inverse, rien de tel n’est perceptible. Une attitude comme la mienne n’y est même pas minoritaire, elle est insignifiante. En France, pour autant que je puisse juger sans enquête sérieuse, aussi bien chez les ashkénazes, originaires d’Europe de l’Est, que chez les séfarades, originaires de la Méditerranée, la solidarité à l’égard d’Israël est intacte. De mon point de vue, ils sont un peu attardés moralement.
Il se passe la même chose en Italie
Je crois que le problème est que les Juifs ou les personnes comme moi qui ne savent pas ce qu’elles sont, les marranes (au sens historiquement exact du mot), ne se rendent pas compte que leur dilemme va être encore beaucoup plus douloureux à l’avenir. Parce que, comme je le disais plus tôt, la situation au Moyen-Orient va empirer.
Au-delà de la dynamique intrinsèque de la violence, un élément d’analyse démographique nous permet de comprendre pourquoi la radicalisation d’extrême-droite d’Israël est un processus continu et nécessaire au sens historique. Les gens qui émigrent vers Israël ( pas tous Juifs d’ailleurs) sont attirés par la violence qui y est désormais un élément constitutif du système national. En revanche, les gens qui émigrent, qui quittent Israël pour l’Amérique du Nord, l’Europe, la Russie ou ailleurs, sont ceux aspirent pour eux-mêmes et leurs enfants à une vie paisible, normale, sage. Cela signifie que la proportion de gens violents augmente tendanciellement, inéluctablement, en Israël. Un phénomène analogue a eu lieu par l’émigration d’une partie des classes moyennes de Yougoslavie avant la guerre civile interethnique, et d’ Ukraine bien sûr avant la poussée russophobe. Nous n’en sommes donc qu’au début.
Les Juifs français et italiens vont être confrontés à un écart de plus en plus évident entre les valeurs juives traditionnelles et le comportement de l’État d’Israël. L’heure du choix viendra. D’autant que la population française générale, et non pas simplement d’origine musulmane, jugera de plus en plus Israël pour ce qu’il est, indépendamment du souvenir de la Shoah. Certes, les élites occidentales, les militants d’extrême-droite européens, les républicains évangélistes américains, ont une sympathie active et parfois frénétique pour Israël. Si l’on réfléchit trois minutes, il n’est pas illogique qu’à l’âge de la religion zéro et du culte de l’inégalité, les classes et groupes qui furent antisémites se prennent aujourd’hui d’une passion positive pour l’État d’Israël devenu d’extrême-droite.
Mais je crois que les gens ordinaires jugent et jugeront de plus en plus de façon raisonnable, et donc sévère, Israël. Bien sûr l’islamophobie européenne, effet de l’immigration, crée pour le moment une sorte d’écran de fumée. Il existe, en France par exemple, des sentiments antimusulmans, ou anti-arabes, qui peuvent suggérer à certains excités une parenté entre le combat d’Israël et les « valeurs de la République », comme on dit de nos jours. Je crois cependant que la majorité des Français seront capables de distinguer les situations et de juger ce qui se passe au Moyen-Orient indépendamment de nos problèmes sociaux à nous. Nous sommes au pays des droits de l’homme quand même. Nous avons autre chose en France que l’islamophobie. Bientôt, elle ne suffira plus a protéger (relativement) Israël d’un jugement simplement humain.
Ceci aussi se vérifie en Italie…
Il y a un véritable clivage entre les médias et les politiques d’une part, les gens ordinaires d’autre part, sur beaucoup de sujets, et notamment sur Israël, en France, en Italie ou ailleurs. Je pense que c’est un sujet sur lequel je travaillerai. Quand j’interviens dans le débat public, c’est parce que j’ai l’impression, en tant que chercheur, de voir quelque chose que les autres ne voient pas. Je ne me considère pas plus moral que les autres. Par exemple, dans mon livre sur la guerre en Ukraine, j’ai le sentiment d’avoir compris des choses que d'autres n’ont pas vues. Mais sur Israël, je n’ai pas travaillé. Je n’écrirai certainement pas un livre sur le sujet, ce serait trop pénible. Mais je travaillerai sans doute la question pour moi-même, pour ne pas mourir idiot. J’aimerais trouver de nouvelles explications. J’ai deux hypothèses de travail sur Israël, que j’ai déjà exposées. La première est celle du nihilisme à cause de la perte de sens de la société israélienne, du sens de son histoire. La seconde, qui en est la conséquence, est l’hypothèse que la situation va encore empirer.
Comment pensez-vous analyser la situation israélienne ?
Il faudra affronter la question de ce qui se passe en Israël dans un cadre sociologique général. Je reprends ce que j’ai ébauché au début de l’entretien. C’est le problème fondamental. Il mérite une redite. Un des concepts que je développe systématiquement dans mon livre, pour comprendre la crise des États-Unis et la passivité des Européens, est le concept de “religion zéro”. Je distingue trois stades de la religion. Le premier est un stade actif, quand les gens sont croyants, vont à la messe ou au service le dimanche, ou respectent le sabbat. Le deuxième est un “stade zombie”, durant lequel les gens ne sont plus croyants, mais durant lequel les valeurs religieuses survivent ou se réincarnent dans une forme laïque. Dans cette phase s’épanouissent des idéologies politiques de substitution : l’idéal de la Nation, l’idéal révolutionnaire français, le libéralisme progressiste anglais, le socialisme, le communisme, le nazisme … Puis vient le stade zéro de la religion, dans lequel n’existe plus ni la moralité individuelle d’origine religieuse ni la structuration de la société par la morale religieuse. J’applique ce concept au monde occidental en entier. Et évidemment cela vaut aussi pour l’État d’Israël.
Et comment pensez-vous procéder ?
L’État d’Israël est né d’une question religieuse. Le judaïsme fut d’abord tout simplement une religion active, vécue par des croyants. Vint la chute des croyances, comme dans le monde chrétien, et l’apparition d’un judaïsme zombie, dans lequel on pouvait rester juif, avec le sentiment d’être juif, individuellement et collectivement, sans croire en Dieu. J’ai trouvé au début de cahiers écrits par mon arrière-arrière-grand-père Paul Hesse pendant la guerre de 14 la phrase introductive « …moi, juif de race et libre-penseur de croyance… ». Les sionistes étaient souvent laïcs, ils ne se définissaient pas comme croyants. J’espère ne pas commettre ici d’erreur factuelle. Je ne suis pas spécialiste du sujet. Je fais de la recherche en direct là. Donc, je commence à me demander si le sionisme ne rentre pas banalement dans la catégorie du stade zombie de la religion.
Mais pour ce qui concerne l’État d’Israël actuel, je me demande s’il n’a pas largement atteint le stade zéro de la religion. Ce stade zéro pourrait expliquer le nihilisme. Il reste, je l’ai dit, un problème à résoudre, qui concerne le segment des Juifs très religieux, qui à mon avis représente quelque chose qui n’est plus le judaïsme traditionnel, le judaïsme rabbinique que nous connaissions. Je ne suis pas en mesure d’en définir la nature, parce que je n’ai pas encore travaillé même si je sens bien qu’il ne s’agit plus de judaïsme au sens classique. Le sujet est techniquement passionnant à cause de l’hétérogénéité initiale de la population israélienne : originaire d’Europe orientale, du monde arabe, plus tardivement de Russie, avec des courants minoritaires anciens venus d’Iran ou du Kérala, et récents venus des États-Unis ou de France. La question « Qui est devenu quoi ? » ouvre une fascinante matrice des évolutions religieuses internes à Israël.
De toute façon vous savez que les pères fondateurs de l’État d’Israël disaient : “Dieu n’existe pas, mais il nous a donné un État”
Oui, oui. Disons que ceci est une phrase zombie. Et cela confirmerait l’hypothèse du sionisme comme “stade zombie” de la religion. Mais ce qui est vertigineux c’est l’hypothèse de la religion zéro, parce qu’elle signifierait qu’Israël n’est plus un État Juif. Sans oublier que la disparition des juifs réels n’implique nullement celle de l’antisémitisme en Occident et ailleurs.
Photo d'ouverture : Bartolomiej Pietrzyk - @Shutterstock
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