La paix n’est pas le négatif de la guerre. Après L’art de la guerre de Sun Tzu, Bertrand Badie, professeur émérite de relations internationales à Science Po Paris, fait paraître un Art de la paix chez Flammarion (2024), qui requiert neuf vertus à honorer et autant de conditions à établir. Il décrit la saturation d’un modèle caractérisé par la recherche de l’équilibre entre les puissances et souligne la nécessité de fonder un nouvel ordre international davantage appuyé sur les forces sociales que sur la souveraineté. Entretien.

Laurent Ottavi (Élucid) : Quand et pourquoi la guerre est-elle devenue un principe naturel et fonctionnel des relations internationales ?
Bertrand Badie : Lorsque se sont construits les États-nations, à l’époque de la Renaissance et dans les deux siècles qui l’ont suivie, le principe fondamental qui a été posé était celui de la souveraineté des États ainsi constitués. Parce qu’ils étaient souverains, ils étaient en compétition perpétuelle. Cette compétition, précisément, impliquait une exacerbation de trois sentiments, ceux de puissance, de défiance et de fierté, qui ont amené logiquement à des affrontements périodiques entre les nouveaux États ainsi constitués.
Pire que cela ! Comme ces États étaient souverains, ils n’étaient sujets à aucune loi commune en cas de contentieux. Ils n’avaient donc pas d’autres moyens de les régler que faire usage de la force. Non seulement la guerre devenait fonctionnelle, ce qu’elle pouvait être auparavant et ailleurs, mais elle s’imposait comme le pivot irremplaçable des nouvelles relations internationales : la paix passait après dans le statut dérisoire de non-guerre qui ne l’a plus quittée !
Élucid : Quels avantages en ont tiré les États ?
Bertrand Badie : La guerre permettait en même temps de réguler les rapports entre États et de renforcer et d’institutionnaliser ceux-ci. Dès le XVIe siècle, ils en ont tiré énormément d’avantages. Elle leur a permis de lever l’impôt et de se doter d’une bureaucratie importante. Elle leur a aussi permis d’avoir une armée devenue comme le socle, plus ou moins discipliné, du pouvoir politique et, ensuite, de contrôler et mobiliser la population. De plus, le vainqueur de la guerre pouvait augmenter son territoire et conquérir encore de nouveaux avantages et de nouvelles ressources ! La guerre s’est donc véritablement mariée avec le pouvoir politique.
Comment ont été perçues, depuis, la paix et la guerre dans les relations internationales ?
Le renforcement réciproque, l’aide mutuelle entre le pouvoir politique et la paix a marqué la chronique des relations internationales jusqu’en 1945. Autrement dit, les relations internationales se confondaient avec les chroniques guerrières. On désignait donc les périodes de paix « d’avant-guerre », « d’après-guerre », « d’entre-deux guerres » pour marquer que les relations interétatiques étaient bien rythmées par les conflits. La paix apparaissait en creux. Elle était la suspension de la guerre, d’où la popularité de l’idée de cessez-le-feu ou de trêve qui s’est vite imposée comme synonyme de la paix, alors que ces mots appartenaient au lexique martial.
Comment expliquez-vous cette approche par la négative ?
La paix n’avait plus d’existence en soi. Elle n’était devenue que le négatif de ce qui s’était imposé malheureusement comme le principe régulateur des relations internationales : la guerre. Tout ceci évoque une légende qui a précédé de beaucoup la naissance des États européens, mais qui était annonciateur de cette orientation : le père de Romulus et Rémus, les fondateurs de Rome, n’était autre que le dieu Mars, le dieu de la guerre ! Il y avait là une anticipation culturelle sur un phénomène jugé plus naturel quand il était guerrier que lorsqu’il était pacifique.
Est-ce que votre Art de la paix est justement une façon de penser la paix au-delà de ses rapports avec la guerre ?
Le « bel » équilibre des relations internationales, né à la Renaissance, a fonctionné jusqu’en 1945. Après, il n’a plus fonctionné. Il y a eu de plus en plus de guerres qui étaient de plus en plus destructrices, de plus en plus meurtrières et de plus en plus coûteuses. Mais elles n’ont presque jamais débouché sur un résultat positif, c’est-à-dire sur un nouvel ordre international. Les plus puissants, États-Unis en tête, ont perdu toutes les guerres qu’ils ont engagées, à l’exception de celles menées sous le mandat des Nations-Unies.
Les États-Unis ont été battus au Vietnam, en Irak, en Afghanistan, en Somalie, etc., comme l’URSS a été battue en Afghanistan, comme la Russie de Poutine n’a pas réussi à prendre Kiev comme elle le voulait, comme la France a été battue dans les guerres de décolonisation et récemment encore au Sahel. La guerre perd de sa fonctionnalité : comme elle n’a pas de substitut reconnu, on continue pourtant de faire comme si elle tenait toujours son rôle… Le véritable enjeu aujourd’hui est donc de consentir cet effort humain capable d’inventer un ordre de paix qui ne soit pas seulement négatif et qui puisse créer de nouvelles fonctionnalités.
Est-ce que cela implique également de sortir de ce que vous appelez une idée transactionnelle de la paix ?
La paix n’est pas une simple transaction, une sorte d’accord à l’amiable. Les grands traités (Utrecht, Rastatt, Aix-La-Chapelle) ne fonctionnent plus aujourd’hui. La Première Guerre mondiale n’a abouti à aucune négociation de paix, mais à un simple accord de paix entre les seuls vainqueurs. La Seconde Guerre mondiale n’a abouti à aucun traité de paix et les quelques accords (on n’ose pas dire « traité de paix ») que l’on tente aujourd’hui (accord de Doha sur la fin de la guerre en Afghanistan, accord d’Alger de 2015 sur la fin de la guerre du Mali, l’accord d’Arusha en 1993 sur la fin de la guerre du Rwanda) n’ont jamais abouti, car cette vieille grammaire issue de la Renaissance ne fonctionne plus.
Il est temps de trouver une formule plus humaine, plus éthique, mais aussi plus immédiatement utilitaire, quelque chose qui puisse remplacer la guerre qui, autrefois, pouvait créer périodiquement un nouvel ordre et qui, aujourd’hui, ne produit que de la destruction.
La nouveauté du contexte est aussi la mondialisation. En quoi conduit-elle à penser autrement la paix ?
La mondialisation joue un rôle majeur qu’on n’a jamais vraiment su étudier et que les hommes politiques n’ont pas su intégrer dans leurs politiques étrangères. La mondialisation procède à une inversion majeure qui est le remplacement du principe de souveraineté par le principe d’interdépendance. La souveraineté a créé les conditions d’une compétition multiséculaire entre les États-nations dont la phase paroxystique est la guerre.
Aujourd’hui, l’interdépendance crée par contre des contraintes réciproques qui continuent à soumettre le faible au fort, mais de, plus en plus, rendent le fort dépendant du faible pour des raisons énergétiques, pour des raisons commerciales, pour des raisons démographiques, pour des raisons migratoires et bien d’autres encore. Les conditions fondatrices du système international qui était le nôtre pendant trois ou quatre siècles ne correspondent plus aux données de cette mondialisation qu’on ne sait pas gérer. On est face à une imprévision durable en quelque sorte.
Qu’a changé la mondialisation en plus de remettre en cause le principe de souveraineté ?
Elle a favorisé l’émergence de quantité d’acteurs. La scène internationale, qui était réservée aux seuls États (à leurs principes, à leurs stratégies, à leurs armées) se trouve désormais envahie, occupée, appropriée par quantité d’acteurs sociaux, qu’il s’agisse des acteurs économiques, des acteurs religieux ou de toute forme de mobilisation sociale qui viennent renverser des acquis politiques et institutionnels. Le grand problème est de savoir que faire de ces dynamiques sociales qui suscitent des guerres de nature totalement différentes de celles connues autrefois.
Les rivalités sont beaucoup plus intra-étatiques qu’inter-étatiques aujourd’hui. Elles mobilisent davantage des forces sociales que des armées, d’où ces formes nouvelles de violence qui incluent notamment ce qu’on appelle « les violences terroristes » qu’on ne sait pas gérer, contenir, soigner. Elles exigent un nouvel ordre de la paix, dont on voit qu’il est davantage fondé sur le traitement social, sur l’intégration sociale, sur « la sécurité humaine » pour reprendre la formule du PNUD (Programme de Développement des Nations Unies). Elles impliquent une diplomatie qui n’est plus celle du rapport de force, mais celle de l’intégration sociale internationale.
« La mondialisation fait prendre conscience d’impératifs planétaires qui conditionnent la survie de l’humanité. »
Vous avez évoqué la fin d’un temps, ouvert à la Renaissance, où la guerre « rapportait » aux États, et vous avez souligné en quoi la mondialisation nous oblige à penser différemment. Quels autres éléments conduisent à envisager la paix autrement que comme un négatif de la guerre ?
Autrefois, on ne prenait en compte, dans le domaine des relations internationales, que les seuls intérêts nationaux, ce qui donnait tout son sens à l’idée de compétition. Les États étaient donc en concurrence, en compétition pour protéger et acquérir le maximum de biens nationaux capables de servir les intérêts de la population de chaque État. Aujourd’hui, notamment en raison de la découverte progressive et déterminante des biens communs de l’humanité, nous constatons que les intérêts nationaux sont comme transcendés par les intérêts globaux. La mondialisation fait prendre conscience d’impératifs planétaires qui conditionnent la survie de l’humanité.
Il s’agit de la sécurité alimentaire, la sécurité climatique, la sécurité sanitaire, la sécurité économique, donc tout un ensemble d’intérêts globaux à protéger préalablement si l’on veut pouvoir satisfaire les intérêts nationaux. La menace venue du voisin laisse de plus en plus la place à la menace de décomposition de la planète qui vient alimenter les nouveaux conflits.
Comment comprendre les conflits sahéliens sans prendre en compte les effets de la désertification, les effets de la pénurie alimentaire, les effets des fragilités sanitaires ? C’est particulièrement vrai en Afrique, mais aussi au Moyen-Orient, et c’est de plus en plus vrai partout dans le monde. Or, au lieu de se coaliser pour défendre les biens globaux, les États ont tendance, soit à les confisquer, soit à en profiter sans rien payer comme des passagers clandestins. Ils ne comprennent pas que la paix est d’abord la protection de la sécurité humaine et collective avant la protection de la sécurité nationale.
Que reprochez-vous, précisément, au concept de sécurité associé à l’équilibre des puissances et dont vous soulignez l’obsolescence ?
Au moment de la Renaissance et de la construction des grands États européens, l’idée était que l’État avait pour charge d’assurer la sécurité des individus. Chacun des États était porteur et garant de cette sécurité. La compétition entre eux était donc une compétition de sécurités nationales. Paradoxalement, cette vision est profondément belligène. Quand vous considérez que la paix renvoie à la sécurité, vous postulez que le voisin constitue une menace pour vous et que vous ne pouvez y réagir qu’en renforçant vos capacités de défense pour le dissuader d’attaquer.
Cela a donné naissance non seulement à la course aux armements, mais à la répétition des actes guerriers. Dès lors que la menace était jugée trop forte, on faisait la guerre à son voisin. La recherche de sécurité n’a donc cessé de produire de l’insécurité. Bien comprise, la sécurité ne doit pas être considérée sur un mode compétitif. Elle doit être admise seulement sur un mode global et régulateur qui protège l’humanité tout entière face aux risques auxquels elle se trouve exposée.
« L’art de la paix passe inévitablement par l’humanisation de la paix et la nécessité de la réconcilier avec l’idée d’humanité. »
Quels liens faites-vous entre l’art de la paix et l’idée d’humanité ?
L’art de la paix passe inévitablement par l’humanisation de la paix et la nécessité de la réconcilier avec l’idée d’humanité. Cela implique de la sortir d’une conception militaire, celle de la paix comprise comme la non-guerre. Cela demande de retourner à Aristote, dont le projet était de rendre possible la coexistence de tous les humains entre eux, contre Hobbes, qui opposait les États entre eux.
La coexistence aristotélicienne passe par la reconnaissance de l’Autre, c’est-à-dire par l’altérité, l’acceptation de l’Autre. Elle passe aussi, et fondamentalement, par la satisfaction des besoins des humains pour assurer leur survie. Cette conception nouvelle de la paix a été cristallisée par les Nations-Unies et en particulier le PNUD, à la fin du XXe siècle. Elle consiste à libérer les humains de la peur collective liée au risque sanitaire et climatique. Elle est une manière de repenser la sécurité à travers l’humanité. La sécurité ne fait sens qui si elle renvoie à l’humain ; elle devient belligène quand elle se rapporte aux États.
Quels changements institutionnels tout cela implique-t-il ?
Si les États sont souverains, ils sont en compétition incessante. Or, aucune instance ne pourra les réconcilier, car le propre d’un souverain est de n’être soumis à aucune loi. Toutes les institutions crées depuis l’invention de l’État-nation moderne sont celles qui structurent, organisent la compétition au lieu de la transcender. Tout le défi du multilatéralisme, tel qu’il a fallu le penser dès la fin de la Première Guerre mondiale, a été de créer des institutions multilatérales, c’est-à-dire transcendant les États.
L’option développée avec succès par le président Wilson lors de la paix de Versailles considérait ces nouvelles institutions multilatérales comme étant des clubs de puissance, davantage que des instruments d’intégration, ce qui a créé l’impasse de la Société des Nations et celle dans laquelle se trouve le Conseil de sécurité aujourd’hui. La force d’un Kofi Annan a été d’agir de manière déterminée contre cette orientation et d’encourager ce qu’il appelait le multilatéralisme social, c’est-à-dire les institutions internationales qui permettent l’intégration de l’humanité, à l’instar du programme alimentaire mondial, de l’OMS en matière sanitaire ou encore du haut commissariat en matière migratoire.
Quel rôle l’éducation a-t-elle à jouer dans cet art de la paix ?
Son rôle est capital ! Puisque la paix est fondamentalement humaine, elle dépend au moins autant des comportements sociaux que des stratégies d’États. Les États se prenant de plus en plus les pieds dans le tapis (on le voit bien avec les conflits israélo-palestinien ou russo-ukrainien), ce sont justement les dynamiques sociales, la pression venant des opinions publiques, des acteurs humains que nous sommes qui pourront peut-être faire progresser les choses.
Les comportements sociaux peuvent créer un ordre positif de paix. Ce n’est toutefois possible qu’après une conscientisation, une responsabilisation sociale. Voilà qui suppose que les comportements sociaux se développent à l’ombre de la paix et non à celle de la guerre. Il me semble nécessaire pour cela de réviser les programmes d’Histoire qui offrent des chroniques de la guerre bien plus que des chroniques de la paix. On y apprend bien plus volontiers, dès le primaire, Vercingétorix, Louis XIV et Napoléon que les grands faiseurs de paix qu’il s’agisse de l’Abbé de Saint-Pierre au XVIIIe siècle, de Nelson Mandela ou de Martin Luther King.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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