En utilisant une législation spéciale, l’administration de Joe Biden a contourné un vote parlementaire et organisé la vente de munitions, véhicules blindés, chars d’assaut, armements et équipements de protection individuelle au gouvernement de Tel-Aviv. Gaza est devenu un laboratoire où l’utilisation massive de l’IA, au lieu de protéger les civils, a fait encore plus de victimes.

publié le 04/03/2024 Par Marco Cesario

Malgré des déclarations de façade et de timides avertissements visant à épargner les civils, les États-Unis ont largement renforcé l’offensive militaire israélienne lancée en réaction à l’opération Déluge d’Al-Asqa menée par le Hamas le 7 octobre dernier. Alors que l’offensive israélienne se déplace vers le sud, à Rafah – où 1,5 million de Palestiniens sont dos au mur et sans issue – les livraisons d’armes des États-Unis à Israël se poursuivent, au mépris du droit international et des presque 30 000 victimes déjà causées par l’invasion de la Bande de Gaza.

Selon le Times of Israel, 244 avions de transport américains et 20 navires ont livré plus de 10 000 tonnes d’armements et d’équipements militaires à Israël depuis le début de la guerre. Le ministère de la Défense israélien a quant à lui effectué des achats supplémentaires pour environ 10 milliards de dollars auprès de son allié et toutes les lignes de production de l’industrie militaire israélienne fonctionnent 24 heures sur 24.

En décembre dernier, le même ministère avait annoncé l’arrivée du 200e avion-cargo américain transportant du matériel militaire pour Tsahal. « Cette livraison importante marque l’aboutissement d’un effort conjoint mené par la mission d’achat américaine du ministère de la Défense, en collaboration avec la direction de la production et de l’achat du ministère, la division de la planification de Tsahal et la division de la technologie et de la logistique de Tsahal », avait-il déclaré à l’époque. Les équipements militaires livrés à Israël depuis le début de la guerre comprennent des véhicules blindés, des armements, des équipements de protection individuelle, des fournitures médicales et des munitions.

Malgré le risque de génocide, toujours plus de livraisons d'armements américains

Fin 2023, l’administration américaine a contourné à deux reprises le Congrès pour autoriser cette vente d’armes en urgence à Israël, qui n’a fait qu’intensifier et élargir ses attaques contre la bande de Gaza, en dépit de l’indignation croissante de la communauté internationale. Le secrétaire d’État américain Antony Blinken a déclaré au Congrès qu’il avait pris une deuxième décision d’urgence en moins d’un mois, portant sur la vente d’équipements à Israël, pour un montant de 147,5 millions de dollars. « Compte tenu de l’urgence des besoins défensifs d’Israël, le secrétaire a informé le Congrès qu’il avait exercé l’autorité qui lui avait été déléguée pour déterminer qu’il existait une situation d’urgence nécessitant l’approbation immédiate du transfert », précise le communiqué de la Maison-Blanche.

Le paquet comprend des éléments auxiliaires, notamment des fusibles, des charges et des amorces dont Israël aurait besoin pour faire fonctionner les obus de 155 mm qu’il avait achetés précédemment. Israël achète également aux États-Unis des projectiles M107 de 155 mm, soit des obus d’artillerie capables de provoquer des destructions massives dans des zones densément peuplées.

Récemment, l'association d'anciens combattants Veterans for Peace a exigé que le département d’État américain cesse d'envoyer des armes à Israël, affirmant que celui-ci violait au moins 6 lois américaines en soutenant le massacre de Tsahal malgré le risque de génocide annoncé par la Cour internationale de justice :

« Le département d’État est légalement tenu de sortir de la logique de soutien réflexe à Israël pour examiner si ce dernier a commis des atrocités génocidaires avec le soutien militaire des États-Unis [...]. Continuer de fournir des armes à Israël signifie poursuivre le massacre des Palestiniens et la destruction de leur culture. [...]

Nous pensons que le département d'État – du secrétaire d'État à chaque membre du personnel travaillant sur les transferts d'armes à Israël – viole de façon criminelle des lois américaines concernant la manière dont les armes américaines peuvent être utilisées. Il n'y a pas "d'exception israélienne" qui permette l'utilisation d'armes américaines dans le cadre d'un génocide, même si l'opération est qualifiée d'autodéfense. »

Et lorsque des militants américains pro-palestiniens confronte Andy Ogles, député républicain du Tennessee, pour dénoncer le fait que « c'est l'argent des contribuables qui sert à bombarder ces enfants » ce dernier leur répond sans hésiter : « Je pense que nous devrions tous les tuer si cela peut vous rassurer ». Cela rappelle les propos du député républicain Brian Mast (Floride), qui s'est présenté au Congrès vêtu d'un uniforme des Forces de défense israéliennes, affirmant à plusieurs reprises qu'il n'existait pas de civils ou d'enfants palestiniens innocents.

Ces livraisons massives d’armes n’ont rien de nouveau dans les relations bilatérales entre Washington et Tel-Aviv. Les États-Unis ont fourni à Israël plus de 70 000 armes – avions, véhicules terrestres, missiles et bombes – par le biais de l’aide militaire entre 1950 et 2022, selon une analyse d’Axios à partir de la base de données de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).

Israël est en outre le plus grand bénéficiaire du financement militaire américain à l’étranger, la majeure partie de cette aide prenant la forme de subventions pour l’achat d’armes. Comme le rapporte le Wall Street Journal, le Sénat américain a récemment adopté un paquet de 95,3 milliards de dollars qui contient une nouvelle série d’aides financières et militaires, notamment à destination d'Israël.

Gaza, laboratoire pour les armements dotés d'IA

Mais les armes lourdes ne sont pas les seules demandes de plus en plus pressantes d’Israël. Tsahal veut aussi des armes intelligentes dotées d'IA, capables de détruire à distance et avec une capacité d’action plus large. Dans les heures qui ont suivi l’attaque du Hamas contre Israël en octobre dernier, une entreprise de drones de la Silicon Valley, Skydio, a commencé à recevoir des demandes de l’armée israélienne. Les demandes concernaient des drones de reconnaissance à courte portée de l’entreprise – de petits véhicules volants utilisés par l’armée américaine pour naviguer de manière autonome dans les obstacles et produire des scans en 3D de structures complexes telles que des bâtiments ou les fameux tunnels du Hamas.

Au cours des trois semaines qui ont suivi l’attaque, Skydio a envoyé plus de 100 drones aux forces de défense israéliennes, et d’autres sont à venir. Ces drones intelligents fournissent des informations précises aux militaires israéliens, ont une capacité de détection permettant de capturer des données pertinentes ; sont équipés de caméras thermiques radiométriques et visuelles modulaires à haute résolution, et sont opérationnels de nuit avec une imagerie thermique inégalée. L’Intelligence artificielle dans ces drones est intégrée, ce qui réduit « la charge cognitive » des opérateurs pour une prise de décision plus rapide (mais nous allons voir ce que cela signifie...). Selon les théoriciens de ce type de drones tueurs, ces machines volantes reconnaissent leur environnement, automatisent la capture de données et deviennent plus intelligentes au fil du temps (human-learning).

Skydio n’est pas la seule entreprise technologique américaine à recevoir des commandes. Selon le média spécialisé dans la défense DefenseScoop, Israël a récemment soumis au gouvernement américain une demande portant sur 200 drones d’attaque Switchblade 600. Selon un document du Pentagone obtenu par le média américain, les munitions flottantes de haute technologie ont été incluses parmi d’autres capacités que les dirigeants israéliens ont explicitement demandées à leurs homologues américains.

Fabriqués par l’entreprise de drones AeroVironment, les Switchblade 600 sont conçus pour détruire des véhicules blindés et d’autres cibles dans le cadre d’opérations multi-domaines. Ces drones kamikazes ont un rayon d’action de 38 km, une autonomie de 40 minutes et peuvent se déplacer à des vitesses allant jusqu’à 185 km/h. Équipé de capteurs EO/IR haute résolution et de commandes de vol de précision avancées, le Switchblade 600 permet au combattant de se déployer rapidement et facilement grâce à un lancement par tube et de voler, de suivre et d’engager des cibles non visibles ou des véhicules blindés avec des effets létaux précis, sans avoir recours à des moyens externes ou à des moyens de feu.

Mais l’utilisation de l’IA dans la fourniture d’armes américaines à Israël pose des problèmes majeurs. Le 13 novembre dernier, les États-Unis ont commencé à mettre en œuvre une nouvelle politique étrangère visant à régir l’utilisation militaire responsable de ces technologies. Cette politique, approuvée par 45 autres pays, vise à maintenir l’utilisation militaire de l’IA et des systèmes autonomes dans le cadre du droit international de la guerre. Mais bizarrement, ni Israël ni l’Ukraine ne sont signataires, ce qui laisse un vide grandissant dans l’effort visant à maintenir les armes de haute technologie dans les limites convenues. À Gaza, les drones sont largement utilisés pour la surveillance, le repérage des lieux et la recherche de militants, mais Israël ne divulgue que peu de détails sur la manière dont il utilise cette technologie : certains craignent que l’armée israélienne n’utilise des systèmes de recommandation d’IA peu fiables pour identifier les cibles des opérations meurtrières.

Ce qui est inquiétant, c’est précisément l’utilisation massive de l’intelligence artificielle par l’armée israélienne contre des cibles civiles à Gaza. C’est pour cette raison que près de 200 leaders de l’IA, chercheurs et scientifiques des données ont signé une lettre ouverte qui, en plus de condamner la « violence d’Israël contre le peuple palestinien à Gaza et en Cisjordanie », condamne également « l’utilisation de technologies pilotées par l’IA pour la fabrication de la guerre, dont le but est de rendre la perte de vies humaines plus efficace, et les cas dans lesquels les préjugés anti-palestiniens sont perpétués à travers les systèmes activés par l’IA ».

La lettre demande le retrait du soutien technologique au gouvernement israélien et la fin des contrats de défense avec Tsahal. Le document indique également que « l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023, mais la crise actuelle reflète l’ampleur et l’étendue horribles de la violence rendue possible par l’utilisation de technologies basées sur l’IA ». L’utilisation par le gouvernement israélien de technologies basées sur l’IA, poursuit la lettre, « a conduit à des frappes contre plus de 11 000 cibles à Gaza depuis le début du dernier conflit, le 7 octobre 2023 ». Selon les signataires de la lettre, le complexe militaro-technologique israélien s’appuie sur des technologies intrusives de biométrie et de surveillance qui ont jeté les bases de la déshumanisation exponentielle et accélérée des Palestiniens.

La lettre se réfère également à l’utilisation du logiciel de cyberguerre Pegasus contre les défenseurs des droits de l’homme, à la reconnaissance faciale qui restreint la liberté de mouvement aux check-points israéliens et pointe du doigt des outils tels que Smart Shooter, qui automatise les meurtres en ajoutant l’intelligence artificielle aux armes automatiques dans les check-points. L’armée israélienne utilise plusieurs programmes d’assistance au ciblage par l’IA qui fonctionnent « 24 heures sur 24 », passent en revue des milliers de données afin de déterminer des « objectifs pertinents » de façon automatique et « à un rythme soutenu ».

Mais les critiques mettent en garde contre ce système qui, au mieux, n’a pas fait ses preuves et qui, au pire, fournit une justification technologique à l’assassinat de milliers de civils palestiniens. « Il semble que les attaques contre la bande de Gaza visent à dévaster au maximum le territoire », a déclaré à NPR Lucy Suchman, anthropologue et professeur émérite à l’université de Lancaster, en Angleterre, qui étudie la technologie militaire. « Si le système d’intelligence artificielle fonctionne réellement comme le prétendent les militaires israéliens, comment expliquer ces dévastations ? ».

D’autres experts s’interrogent sur la capacité d’une IA à assumer une tâche aussi importante que le ciblage d’humains sur le champ de bataille. « Les algorithmes d’IA sont notoirement défectueux et des taux d’erreur élevés ont été observés dans des applications qui exigent précision, exactitude et sécurité », explique Heidy Khlaaf, directeur de l’ingénierie de l’assurance de l’IA chez Trail of Bits, une société de sécurité technologique.

Le 30 novembre dernier, le média indépendant israélien +972 Magazine publiait un reportage glaçant. Selon l’enquête, une des raisons majeures du grand nombre de cibles et des dommages considérables causés à la vie civile à Gaza est justement l’utilisation généralisée d’un système appelé « Habsora » (« L’Évangile »), qui repose en grande partie sur l’intelligence artificielle et peut « générer » des cibles presque automatiquement à un rythme qui dépasse de loin ce qui était possible auparavant. Ce système d’intelligence artificielle, comme l’a décrit un ancien officier de renseignement, a généré une vraie « usine d’assassinats de masse ». Selon les sources citées par le média israélien, l’utilisation croissante de systèmes basés sur l’intelligence artificielle tels que Habsora permet à l’armée de mener des frappes massives sur des maisons résidentielles où vit un seul membre du Hamas, même s’il s’agit d’agents subalternes du Hamas.

Selon un haut responsable des services de renseignement cité par le média israélien sous couverture d’anonymat, grâce à Habsora, des cibles sont créées pour des frappes de précision « tout en causant de grands dommages à l’ennemi et un minimum de dommages aux non-combattants ». Habsora génère, entre autres, des recommandations automatiques pour attaquer des résidences privées où vivent des personnes soupçonnées d’être des agents du Hamas ou du Jihad islamique. Israël mène ensuite des opérations d’assassinat à grande échelle en bombardant lourdement ces résidences.

Habsora, explique l’une des sources, traite d’énormes quantités de données que « des dizaines de milliers d’officiers de renseignement ne pourraient pas traiter » et recommande des sites de bombardement en temps réel. Un ancien officier de renseignement a expliqué toutefois que le système Habsora permet à l’armée de gérer une « usine d’assassinats de masse », dans laquelle « l’accent est mis sur la quantité et non sur la qualité ». Un œil humain « passera en revue les cibles avant chaque attaque, mais il n’est pas nécessaire de passer beaucoup de temps sur elles ». Étant donné qu’Israël estime qu’il y a environ 30 000 membres du Hamas à Gaza, et qu’ils sont tous marqués pour la mort, le nombre de cibles potentielles est énorme.

En 2019, l’armée israélienne avait créé une nouvelle unité militaire spécifique visant à utiliser l’IA pour accélérer la génération de cibles. « La division administrative des cibles est une unité qui comprend des centaines d’officiers et de soldats et qui repose sur des capacités d’IA », avait déclaré l’ancien chef d’état-major de Tsahal, Aviv Kochavi, dans un entretien avec le quotidien israélien Ynet. Il y a eu depuis, grâce à l’IA, une augmentation substantielle du ciblage, selon les propres chiffres de l’armée israélienne. Lors du conflit de 2021, Israël a déclaré avoir frappé 1 500 cibles à Gaza, dont environ 200 provenaient du ciblage effectué par Habsora. Depuis le 7 octobre, l’armée affirme avoir frappé plus de 22 000 cibles à l’intérieur de Gaza, soit un rythme quotidien plus de deux fois supérieur à celui du conflit de 2021.

Habsora appartient à la génération des intelligences artificielles génératives capables de produire des décisions et non seulement d’automatiser des tâches. Ce type d’IA se distingue par sa capacité d’auto-apprentissage non supervisé, ce qui le rend fortement opaque. Il suffit simplement que Habsora soupçonne quelqu’un d’être membre du Hamas pour indiquer l’immeuble où il s’est rendu comme cible militaire. De cette manière, des centaines, voire des milliers de personnes innocentes ont été assassinées, non pas par accident, mais par une logique algorithmique délibérée.

Aujourd’hui, à Gaza, Israël teste sur les Palestiniens les nouvelles armes sophistiquées fournies par les États-Unis. Une expérience de masse impliquant la massacre de femmes, de personnes âgées, d'enfants et des civils sans défense pour tester les capacités et les performances des armes intelligentes américaines et pour pousser l’utilisation de l’IA dans l’armée. Il s'agit d'une gigantesque expérience de laboratoire grandeur nature devant une « communauté internationale » bien trop silencieuse et complaisante face au plus de 30 000 victimes civiles dont plus de 12 000 enfants.

Alors que la crise humanitaire s'aggrave et que la famine menace la bande de Gaza, les États-Unis ont à nouveau opposé leur veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, bloquant une demande de cessez-le-feu immédiat préconisée par 13 des 15 pays membres. Ce troisième veto américain, ainsi que le vote massif de la Chambre des représentants et du Sénat américains en faveur de l'envoi à Israël d'une aide militaire inconditionnelle de plus de 14 milliards de dollars, ne manqueront pas de dégrader encore davantage la position des États-Unis aux yeux du monde.

Dans un discours dévastateur prononcé devant le Conseil de sécurité des Nations unies, le directeur de Médecins sans frontières, a dénoncé les États-Unis et le Conseil pour leur « complicité » dans les « souffrances inimaginables » qu'Israël inflige à Gaza, décrivant les conditions horribles que les travailleurs humanitaires ont endurées dans un système de santé totalement détruit par Tsahal. « Madame la Présidente, la réponse humanitaire à Gaza aujourd'hui est une illusion – une illusion commode qui perpétue l'idée que cette guerre est menée dans le respect des lois internationales », a déclaré M. Lockyear. « Il ne s'agit pas seulement d'une inaction politique, mais d'une complicité politique ».

Une fois de plus, cela démontre le soutien et la complicité des États-Unis dans le massacre d'Israël à Gaza et leur volonté d'aller jusqu'au bout pour protéger Israël sur le plan diplomatique, même si cela va à l'encontre des intérêts américains et de la volonté du peuple américain, dont la majorité est en faveur d'un cessez-le-feu. C'est pour dénoncer cette complicité et marquer les consciences qu'Aaron Bushnell, membre actif de l'armée américaine âgé de 25 ans, a décidé de donner sa vie en s'immolant devant l'ambassade d'Israël à Washington, le 25 février dernier, en criant « Palestine libre ».

Photo d'ouverture : Le président américain Joe Biden serre la main du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu lors de leur rencontre en marge de la 78e Assemblée générale des Nations Unies à New York, le 20 septembre 2023. (Photo par Jim WATSON / AFP)