Alors que la France est sous tutelle de la Commission européenne depuis près d'un an, François Bayrou présente ses pistes de mesures austéritaires pour le budget 2026 sans qu'aucun média ne fasse le lien entre ces deux événements. L'invisibilisation du poids et de l'influence de la Commission européenne dans notre vie politique et économique est en réalité une stratégie délibérée et consciente des gouvernements successifs qui n'assument pas avoir transféré des pans entiers de la souveraineté économique française à Bruxelles. Une archive rare datant de 2016 et captée en commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale illustre parfaitement cet état de fait.



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Nous sommes en 2016, et le débat sur l’éventuel transfert de nouveaux pouvoirs à la Commission afin d’imposer des réformes aux États membres est à son paroxysme.
Une année plus tôt, un rapport retentissant et au poids politique quasiment sans précédent dans l’histoire de la construction européenne avait été publié. Il s’agit du « rapport des cinq présidents » (le five presidents’ report) co-signé et co-rédigé par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, le président de l’Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem, le président du Conseil européen Donald Tusk, le président du Parlement européen Martin Schulz et le président de la BCE Mario Draghi. Rien que ça.
En réunissant autant de personnalités politiques représentant des institutions aussi importantes, l’ambition politique de ce rapport était grande. Si le rapport Delors de 1989 était l’acte fondateur de la monnaie unique et de l’Union Économique et Monétaire (UEM), celui-ci devait être l’acte fondateur de son achèvement. Le saut fédéral avait déjà été accompli pour la monnaie, il fallait désormais le faire pour l’économie, pour qu’enfin l’UEM marche sur ses deux jambes : l’économique et le monétaire.
Comme le rapport Delors, ce rapport de 2015 établissait une feuille de route précise avec des étapes et des dates pour y parvenir.
La date de publication de ce rapport n’était pas anodine : juin 2015, au pic de la crise grecque, quelques semaines avant le fameux référendum qui aurait pu déclencher un Grexit et mener à la dislocation de la zone euro par effet domino. Il s’agissait donc d’apporter des propositions concrètes et avec une crédibilité politique forte pour mettre fin une bonne fois pour toutes aux vices de construction originels de l’euro. Il y avait effectivement un gros problème : on avait transféré la souveraineté monétaire à l’échelon européen sans avoir aussi transféré la souveraineté économique, ce qui avait abouti à des divergences de compétitivité grave entre les États en raison de politiques économiques et budgétaires non coordonnées.
Il fallait donc aller plus loin encore que le 6 pack et le 2 pack (1) qui pourtant ont attribué à la Commission des pouvoirs considérables en matière de contrôle des budgets nationaux et pour imposer des réformes austéritaires aux États.
C’est bien de cela que la commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale débat dans cette vidéo : des propositions du « rapport des cinq présidents ».
Comme on peut le voir dans cet extrait extrêmement précieux et révélateur, Christophe Caresche (député PS), pourtant fervent défenseur de la construction européenne, dénonce le caractère irréaliste et inacceptable politiquement des propositions du rapport. Il laisse d’ailleurs échapper un point essentiel : aucun gouvernement français n’assume politiquement les conséquences de l’application du 6 pack et du 2 pack. En effet, tout le monde (politiques et médias) fait comme si ces textes et en particulier la procédure de semestre européen, n’existaient pas. Ils sont invisibilisés alors que leur impact sur nos vies est considérable.
Personne n’assume que la France ait consenti à ce que la Commission puisse désormais dicter des réformes aux États sous procédure de déficit excessif (ou de déséquilibres macro-économiques excessifs) et c’est pourtant très exactement ce qu’il se passe aujourd’hui et ce qu’il s’était passé durant le quinquennat Hollande.
Alors maintenant « on » prie pour que les Français ne s’en aperçoivent jamais. Qu’ils ne s’aperçoivent jamais que leurs budgets sont revus et validés par la Commission, que leurs réformes sont demandées et pilotées par la Commission et le Conseil de l’UE, qu'ils ne s’aperçoivent jamais que leur vie politique nationale est une mascarade, une mise en scène où chacun prétend que les élections peuvent changer la donne et que nous sommes encore maitres de notre destin et de nos lois quand bien même l’agenda de notre vie économique est depuis plus de 14 ans à Bruxelles. Maintenir les apparences de la souveraineté à tout prix.
Cet extrait est donc très révélateur en ce qu’il expose la stratégie consciente et délibérée d’invisibilisation de l’influence de la Commission européenne et de ses « recommandations » sur notre vie politique nationale. Il révèle que le Gouvernement a renoncé à soumettre à la discussion du Parlement français les « programmes de stabilité » (document qui annonce les engagements budgétaires de la France) qu’il dépose chaque année à Bruxelles pour précisément éviter que les Français et certains partis politiques ne s’aperçoivent que cette procédure (de semestre européen) existe. Car s’apercevoir que cette procédure existe appelle immédiatement la question suivante : qui a pu laisser passer une telle monstruosité politique ?
Il est très probable que si les Français comprenaient les implications de cette procédure sur leur vie politique, la sortie de l'UE deviendrait une de leurs principales préoccupations. Les gouvernements successifs l’ont très bien compris et ils sont donc condamnés à mimer la souveraineté, à faire croire que les réformes qu’ils passent sont de leur fait et sont dictés par la nécessité et non par Bruxelles. C’est le seul narratif politiquement acceptable. Il s’agit cependant d’un mensonge.
Aujourd’hui le 6 packs et le 2 packs sont toujours en vigueur et produisent plus que jamais leur effet puisque la France sous procédure de déficit excessif depuis l’été 2024 a reçu le 4 juin dernier la dernière salve de recommandations de la Commission européenne. Le rapport des cinq présidents n’est d’ailleurs pas resté lettre morte puisqu’il a servi de base et de doctrine à la réforme du Pacte de stabilité en 2024.
La question qui se pose est donc : quand est-ce que les Français s’apercevront que leur vie politique n’est qu’une immense pièce de théâtre ?
Retrouvez le rapport en intégralité ici
Notes
(1) Un ensemble de règlements européens ayant considérablement renforcé le Pacte de stabilité en 2011 et 2013 pour durcir les règles de discipline budgétaire européenne.
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