Le pouvoir des savants ou « épistocratie » est une idée ancienne qui prend corps dans la réalité contemporaine. Professeur de droit public à l’université de Montpellier, Alexandre Viala avait organisé un colloque sur le sujet avant que ne survienne la pandémie de Covid-19. Les actes sont publiés cette année sous le titre « Demain, l’épistocratie ? » aux éditions Mare & Martin. Alexandre Viala explique ici les origines de ce mode de gouvernement, ses liens avec le néolibéralisme et comment s’y opposer.

publié le 15/01/2023 Par Laurent Ottavi
Le pouvoir des experts : nouvelle menace pour l'idéal démocratique ?

Laurent Ottavi (Élucid) : Pouvez-vous définir ce qu’est l’épistocratie ?

Alexandre Viala : L’épistocratie est un mot dont l’étymologie est la suivante : « épistémè », qui veut dire « science », et « kratos », qui signifie « pouvoir ». Elle signifie donc le « pouvoir de la science » et désigne un mode de gouvernement dans lequel les savants dirigent. C’est une idée contraire à notre idéal démocratique issu des révolutions libérales du XVIIIe siècle, qui exige que le pouvoir soit confié à des représentants élus par le peuple et censés produire des énoncés normatifs ni vrais ni faux et étrangers, par voie de conséquence, à la rationalité scientifique. Comme le disait lui-même Emmanuel Kant, il n’est pas nécessaire d’être un expert pour énoncer ce qui doit être.

De toute façon, l’épistocratie n’est pas envisageable dans sa pureté conceptuelle, car aucune constitution, dans le monde, n’a formellement confié le pouvoir aux savants. Ce mode de gouvernement ne rentre donc pas dans la typologie classique des régimes politiques (démocratie, aristocratie, monarchie) établie par Montesquieu. Il existe, en revanche, un tropisme épistocratique qui émerge progressivement dans la gouvernance contemporaine, en raison du haut degré de technicité des enjeux et des défis auxquels nous faisons face aujourd’hui.

Élucid : Quel est le penseur ou philosophe qui a promu de façon pionnière l'épistrocratie ?

Alexandre Viala : Platon, incontestablement. Dans La République, le fondateur de l’Académie caresse l’espoir de confier le pouvoir aux philosophes. Lui qui avait conseillé des tyrans, tenait en suspicion la démocratie. Voilà un régime où les hommes appelés à prendre des décisions se basent, selon lui, sur des préjugés. En confiant au contraire le pouvoir aux savants, la société se prémunit contre toute dérive démagogique à laquelle nous expose la démocratie et ne fonde la décision que sur la connaissance rationnelle et objective. L’idéal épistocratique se présente, dans ces conditions, comme un idéal aristocratique dans lequel le monopole du pouvoir revient à une petite élite constituée de gens « éclairés » et éduqués.

« Pour Saint-Simon et Auguste Comte, la science ne devait pas se contenter de nous aider à nous délester de nos préjugés, mais devait également être placée au cœur du pouvoir. »

À quelle époque le projet épistocratique de Platon reprend-il une certaine vigueur ?

À la croisée du XVIIIe et du XIXe siècles, dans l’élan de la philosophie des Lumières quand l’Humanité fut invitée à s’affranchir des préjugés et à ériger le savoir au rang de garantie au service du « Progrès ». Mais le XVIIIe siècle est un moment rationaliste sans être encore épistocratique, car les élus, sous la Révolution française, ne sont pas des hommes de science. Ceci étant, dans le prolongement de la philosophie de Condorcet, deux grands représentants de l’idéal épistocratique vont émerger au XIXe siècle : Saint-Simon puis Auguste Comte. À leurs yeux, la science ne devait pas se contenter de nous aider à nous délester de nos préjugés, mais devait également être placée au cœur du pouvoir.

Saint-Simon pensait qu’il fallait le confier aux ingénieurs, aux scientifiques et aux gens compétents sans lesquels, d’après lui, la Révolution française n’aurait jamais pu avoir lieu. Auguste Comte, l’inventeur de la sociologie, ira encore plus loin dans l’exaltation de cet idéal en créant une « religion de l’humanité », c’est-à-dire une religion sans Dieu aux termes de laquelle les savants devaient remplacer, dans l’imaginaire collectif, les saints et les apôtres du Christ. À l’intérieur de la chapelle de l’Humanité, qu’il fit bâtir à Paris dans le quartier du Marais, les statues sont d’ailleurs à l’effigie de Galilée, Descartes, Newton et d’autres hommes de science.

En quoi l’épistocratie pensée par Platon, Saint-Simon et Auguste Comte se distingue-t-elle de la technocratie ?

La technocratie est incarnée par des organes non représentatifs, des organisations indépendantes et non élues qui ont l’ascendant sur les institutions classiques de la représentation démocratique. Les clivages idéologiques y sont atténués en raison de l’importance que prennent les arguments techniques et pragmatiques à l’appui des décisions. L’Union européenne est assez représentative de ce modèle technocratique, car le Parlement − qui n’a qu’un pouvoir de codécision − et le Conseil des ministres − censé représenter les gouvernements − agissent fréquemment sous l’impulsion d’une Commission composée de techniciens non élus. Le fait que des lois, en France, soient fabriquées en amont de la discussion parlementaire par des cabinets ministériels, composés d’énarques et de polytechniciens, est aussi une illustration de ce mode de gouvernement technocratique.

« Pour combler leur déficit démocratique, dont elles sont conscientes, les instances dirigeantes de l’Union européenne utilisent la bannière de la connaissance et l’appoint des experts. »

L’épistocratie, quant à elle, apporte à cette dimension technocratique du processus décisionnel la caution du savoir scientifique. Pour combler leur déficit démocratique, dont elles sont conscientes, les instances dirigeantes de l’Union européenne utilisent la bannière de la connaissance et l’appoint des experts. J’y vois semblable illustration, à l’échelle interne de nos démocraties nationales, dans l’intervention d’organes d’experts au cœur du processus de fabrication de la loi. Pendant la crise du Covid, par exemple, des comités composés de spécialistes du savoir médical et épidémiologique, à l’instar du Conseil scientifique ou du Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, se présentaient incontestablement comme des institutions épistocratiques.

Quels liens existe-t-il entre l’épistocratie et le néolibéralisme ?

Le néolibéralisme plonge ses racines dans le colloque Walter Lippmann organisé à Paris en 1938. Des économistes réfléchissaient alors à la manière dont il fallait œuvrer, après les excès du capitalisme révélés par la crise de 1929, pour encadrer l’économie tout en préservant le libéralisme des dangers du socialisme. Les mesures que les participants appelaient de leurs vœux, impopulaires aux yeux des classes laborieuses, devaient être accompagnées, selon eux, de la caution scientifique apportée par des experts. La matrice intellectuelle du libéralisme autoritaire, qu’on appellera plus tard le néolibéralisme, était née. Celle-ci avait tendance à user d’un vocabulaire emprunté à la biologie, remarquablement analysé par la philosophe Barbara Stiegler, qui alimente la tentation de l’épistocratie.

Le discours néolibéral encourage en effet une forme de darwinisme social et économique consistant à tenir pour inévitable l’impératif d’adaptation des sociétés aux contraintes du marché. Un impératif qui, fatalement, se heurte à la réticence des peuples, toujours récalcitrants devant la modernisation de l’économie. Ceux qui refusent les contraintes du marché, de la flexibilisation du travail et de la lutte contre les déficits budgétaires, tenues pour naturelles parce que frappées du sceau de l’évidence, sont ainsi regardés comme des ignorants qui nieraient que 2+2=4. Margaret Thatcher ne disait pas autre chose en proclamant au sujet du libéralisme : « There is no alternative ».

Il y a cependant une autre manière de répondre à votre question. L’historien Grégoire Chamayou a traduit une conférence de Carl Schmitt, prononcée à Düsseldorf en 1932, qui se présente aussi comme l’une des sources intellectuelles du néolibéralisme. Devant le patronat allemand, ce juriste qui allait quelques années plus tard adhérer au nazisme, soutenait qu’en vue de réduire le périmètre de l’État et jouir davantage de flexibilité sur le marché du travail, il fallait paradoxalement un État plus fort, qu’il appela « l’État total ». Qu’entendait-il par cette expression ? Pour le comprendre, il faut rappeler que le juriste allemand distinguait deux types d’État total. Le premier est un État total « quantitatif », c’est-à-dire total par son volume. Tel est celui que représente la social-démocratie, trop à l’écoute des revendications de la société, dont Hayek dira qu’elle a conduit au totalitarisme du IIIe Reich.

« Carl Schmit soutenait que le néolibéralisme d'un l'État total ne pouvait s’imposer qu’avec la caution des experts et la main ferme de l’autorité étatique qui a recours aux décrets-lois et aux mesures d’exception. »

Le second est un État total « qualitatif ». Celui-ci est total par son énergie, intervient peu dans l’économie et permet aux patrons de s’enrichir sur le dos des salariés en imposant à ces derniers sa propre logique grâce à la fermeté de sa police et de son armée. Tel est l’État total, que Carl Schmitt appelait de ses vœux, qui met sa force au service du libéralisme économique. Un État minimaliste en économie, mais policier sur le plan des libertés. Or, Carl Schmitt soutient lui aussi que cette politique impopulaire ne peut s’imposer qu’avec la caution des experts et la main ferme de l’autorité étatique qui a recours aux décrets-lois et aux mesures d’exception, comme le fit la République de Weimar au crépuscule de son existence. La même situation se reproduira plus tard sous le régime d’Augusto Pinochet au Chili ou, de nos jours, dans les démocraties dites « illibérales » comme la Hongrie.

La pandémie fut également le théâtre de cette dérive. La grave crise sanitaire que nous avons traversée est en effet imputable, pour partie, aux économies et à l’austérité budgétaires dont ont souffert les hôpitaux, avant que ne se propage le virus meurtrier, au nom de l’idéal néolibéral de la libre entreprise, de la maximisation des coûts et de la rentabilité. Pour combler ce déficit d’intervention (ou, pour le dire comme Carl Schmitt, cette absence d’État total quantitatif), il a fallu empiéter sur notre espace privé et sur nos libertés en accumulant des réglementations absurdes et infantilisantes comme l’obligation de sortir du domicile muni d’une auto-attestation. Le néolibéralisme, c’est moins d’État-providence compensé par des mesures invasives et contraignantes (un État total qualitatif).

Votre ouvrage rassemble les actes d’un colloque qui a eu lieu avant la pandémie. Auriez-vous gardé le même titre (« Demain, l’épistocratie ? ») si ce colloque s’était tenu après ?

Bien que le colloque se soit tenu en 2017, les actes n’ont été publiés qu’en 2022, ce qui m’a permis d’ajuster l’introduction afin d’évoquer les leçons de la pandémie. Si le colloque s’était tenu aujourd’hui, je maintiendrais ce titre, car la gestion politique de la crise sanitaire est susceptible d’interprétations contradictoires. Certes, le politique a eu tendance à utiliser le scientifique, que ce soit pour justifier les atteintes aux libertés ou pour cacher la vérité sur la pénurie des stocks en ne rendant pas le port du masque obligatoire au début de la crise. Le politique a pratiqué ce que j’appelle le sophisme épistocratique, qui consiste à justifier des mesures prescriptives en se servant de l’alibi de la science.

En revanche, le souverain a su garder ses distances vis-à-vis des savants qui n’ont pas usurpé le pouvoir. C’est ainsi qu’Emmanuel Macron a, par exemple, opté pour un troisième confinement dans des conditions plus souples que celles que préconisaient les scientifiques. Mais la crise sanitaire précède d’autres crises, énergétiques et climatiques notamment. Rien n’exclut qu’à l’avenir, des gouvernements soient contraints d’adopter des mesures autoritaires en raison des sombres prédictions que l’expertise porte à notre connaissance, comme en attestent les conclusions régulières du GIEC.

« Le politique doit prêter une oreille attentive au savant qui doit pouvoir éclairer la décision sans se substituer au souverain. »

Si nous ne changeons pas nos modes de vie consuméristes, nous devrons subir une restriction de nos libertés au nom de la science. Nos démocraties seront alors exposées au danger épistocratique. Mais je reste optimiste. Il appartient désormais à nos représentants élus de tenir la distance avec les savants sans pour autant stigmatiser ces derniers par un discours anti-élites comme celui de Trump ou de Bolsonaro. Le politique doit prêter une oreille attentive au savant qui doit pouvoir éclairer la décision sans se substituer au souverain.

Comment faire tenir cette frontière entre loi scientifique et loi juridique, entre conseil des experts et prise de décision, entre savant et politique pour reprendre la distinction de Max Weber ?

Il faut nous tourner vers Thomas Hobbes. Dans le Léviathan, le philosophe établit la subtile distinction entre la loi naturelle et le droit naturel. Celui-ci est le droit de chacun à disposer de soi de façon illimitée. Dans l’état de nature, j’ai le droit de parler, de me mouvoir, de posséder et même de tuer si cela est nécessaire pour ma survie. Mais ces droits ne sont pas fondés sur l’expérience. Ils résultent d’un a priori métaphysique, c’est-à-dire d’un présupposé. La loi naturelle, par contre, est une donnée de la science. Elle enseigne que l’usage illimité et absolu, par chacun, de sa propre liberté conduit à la guerre de tous contre tous et donc à la destruction du droit naturel.

Dans l’intérêt de chacun, l’individu doit ainsi restreindre sa liberté et ses droits pour en confier la garantie au Léviathan, c’est-à-dire au souverain, à l’État. Cette loi naturelle, écrit Hobbes, est une loi savante et anthropologique qui ne fait qu’instruire et éclairer, sans prescrire quoi que ce soit. Rien n’oblige en effet les Hommes qui peuplent l’état de nature à signer le contrat social en vue de restreindre leur liberté.

En rappelant que cette loi naturelle ne prescrit rien, mais ne fait qu’éclairer, Hobbes tient un discours anti-épistocratique : il explique que nul ne saurait inférer une norme à partir d’une prémisse indicative, car les lois savantes ne sont pas normatives. Lorsque le médecin vous annonce que vous risquez de mourir d’un cancer si vous continuez à fumer, il ne vous interdit pas de fumer. Quand l’épidémiologiste anglais Neil Ferguson annonçait, en mars 2020, que des centaines de milliers de morts surviendraient si les pouvoirs publics ne prenaient pas de mesures, il ne faisait qu’émettre un jugement de réalité, pour reprendre le vocabulaire d’Émile Durkheim, et non un jugement de valeur, c’est-à-dire une norme qu’il incombe au seul dirigeant politique de prendre.

Seul celui-ci peut souverainement choisir de sacrifier la santé mentale des jeunes en fermant les discothèques et les universités sur l’autel de la santé physique des personnes âgées… ou inversement. Ce choix n’est pas celui du savant.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.