Dans Extension du domaine du capital (Albin Michel), Jean-Claude Michéa poursuit son exploration critique d’un capitalisme toujours plus proche de sa forme chimiquement pure, au moment où sa « fuite en avant suicidaire » s’intensifie et où le libéralisme se fait de plus en plus autoritariste et post-démocratique. Le philosophe trouve malgré tout des raisons d’espérer dans les modes de vie de la France périphérique, où il vit depuis sept ans, encore empreints d’un socialisme que Marx présentait au soir de sa vie comme une renaissance, sous une forme supérieure, d’un type social archaïque.

Dans le sillage de Socrate – ou plus exactement de l’image donnée de lui par certains auteurs, dont Platon – la philosophie de l’Antiquité avait pris le sens, pour beaucoup de ses adeptes, d‘une manière de vivre. Une conception similaire, malheureusement si rare aujourd’hui, a présidé au choix de Jean-Claude Michéa de s’installer en 2016 dans un petit village des Landes, situé à 10 km du premier commerce et à 20 km du premier feu rouge comme il aime à le dire, après 43 ans, achevés dans un état de saturation physique et intellectuelle, passés dans la grande ville de Montpellier.
Le philosophe de la décence ordinaire, de la décroissance et de l’autonomie locale, vit désormais plus en phase avec sa pensée aux côtés des invisibles et des dépossédés de la France périphérique – en l’occurrence des héritiers de métayers, dont il salue le sens spontané de l’entraide et les aptitudes manuelles si étrangères aux urbains des grandes métropoles, sur une terre de chasse à la palombe et de corrida. Jean-Claude Michéa puise à la source de son nouvel environnement certains des exemples de son nouveau livre, les plus probants très souvent, harmonieusement mêlés aux références théoriques habituelles de l’auteur (Marx, Engels, Orwell, etc.).
Un « fait social total » progressiste
Extension du domaine du capital a pour point de départ un entretien accordé à une revue radicale gasconne. L’ouvrage développe ensuite, de note en note – et même, à la façon des poupées russes, de « notes de notes » en « notes de notes » – tel ou tel passage du texte initial et s’achève sur un autre entretien. L’aspect extrêmement décousu en apparence du livre, qui ne surprendra pas les lecteurs de Jean-Claude Michéa, est paradoxalement au service d’un fil directeur bien tenu et tissé depuis longtemps par l’auteur. Le philosophe poursuit en effet son analyse et sa critique du capitalisme actuel, toujours plus proche de sa forme chimiquement pure, un « fait social total » selon l’expression reprise de l’anthropologue Marcel Mauss, c’est-à-dire indissolublement économique, politique et culturel, et dont la source idéologique première remonte à la philosophie des Lumières érigée contre les traditions et les « préjugés » issus du passé, notamment au libéralisme d’Adam Smith, de Turgot et de Voltaire.
Le titre très « houellebecquien » de l’ouvrage fait référence à la loi générale du capitalisme d’accumulation continuelle et illimitée du capital, appelée communément « croissance ». Elle correspond, comme Karl Marx l’avait établi, à un processus de révolution permanente des instruments de production, c’est-à-dire des rapports de production et de l’ensemble des rapports sociaux, étranger à toute frontière morale ou naturelle, sans finalité (« produire pour produire », « accumuler pour accumuler ») et sans sujet (car guidé par des mécanismes anonymes et impersonnels). Le capitalisme est donc fondamentalement progressiste, par opposition aux configurations passées, où l’existence des classes industrielles tenait à la conservation du mode de production. Il n’a d’autre choix, pour le dire d’un mot, que de s’accroître et se développer ou de périr.
L’hémiplégie de la droite et de la gauche face au libéralisme
Cette idée d’un « fait social total » progressiste fait l’objet d’un rejet catégorique de la part de la droite dite « conservatrice » et de la gauche dite « antilibérale ». Elles préfèrent toutes les deux se représenter le capitalisme sous les traits du conservatisme voire de la réaction, pour mieux le défendre dans un cas et pour mieux le condamner dans l’autre. Droite et gauche font, dès lors, fatalement abstraction de l’unité économique et culturelle du libéralisme, qui constitue l’un des principaux axes de l’œuvre de Jean-Claude Michéa, et qui fut déjà soulignée avant lui par des penseurs comme Michel Clouscard.
Le libre-échange intégral (le volet économique), explique l’auteur, associé à l’idée d’une liberté totale de pouvoir produire, acheter et vendre n’importe quoi et à n’importe qui, requiert théoriquement le droit pour chaque individu, tenu pour « indépendant par nature », de vivre dégagé des interventions normatives de l’État et de la collectivité, « comme il l’entend » (le volet culturel). Le droit procédural et abstrait et le marché autorégulé, ainsi que leur cortège d’experts, se chargent ensuite d’assurer le minimum de « lien social » dans un monde nécessairement atomisé.
Pour devenir ce qu’il est, le capitalisme a toutefois dû attendre le moment où il commencerait à se libérer suffisamment des traditions et des coutumes héritées du passé avec tous les codes implicites (« cela va sans dire », « ce sont des choses qui ne se font pas ») dont elles assuraient la transmission. Plus il a pris de l’ampleur et a reconfiguré l’ensemble de la société, plus les dimensions économique et culturelle du libéralisme sont alors effectivement apparues comme les deux « faces complémentaires et partielles d’un même projet historique et d’une même logique philosophique » érigés contre les modes de vie communautaire enracinés dans le temps et l’espace.
Dans le contexte hégémonique où se trouve désormais le capitalisme, l’unité logée depuis le début dans son ADN se manifeste toujours davantage. L’extension des droits individuels au nom du « c’est mon choix » demandée par la gauche, que ce soit le fait de disposer à sa guise de son corps, de satisfaire son désir d’enfant ou de changer de sexe, ouvre de nouveaux marchés. La droite déplore de son côté les manifestations du libéralisme culturel (les lois dites « sociétales », l’immigration de masse) tout en soutenant le capitalisme qui en tire avantage et s’en trouve à l’origine et en ayant exactement la même rhétorique du « chacun fait ce qui lui plaît » que la gauche sur d’autres sujets comme le travail le dimanche ou l’investissement et la taxation des grosses fortunes.
Le « wokisme » est un bon exemple d’alliance objective. Ni la gauche universitaire ni la droite CNews-Valeurs actuelles, comme l’appelle Jean-Claude Michéa, ne font le lien entre l’idéologie importée des États-Unis – qui substitue la lutte des « races », des « spécismes », des sexes et des sexualités à celle des classes – et le capitalisme, qui a sapé les bases de « l’ordre patriarcal » depuis un moment déjà et repose en partie sur de nouvelles formes d’emprises matriarcales. Jean-Claude Michéa n’hésite pas de son côté à placer le wokisme dans la catégorie du « néolibéralisme culturel ». Il en veut pour preuve le fait que les principaux organes assurant la reproduction culturelle du capitalisme (transnationales, médias, université, associations subventionnées) en font la promotion. L’auteur qualifie le wokisme de « philosophie des Lumières ou du soupçon devenue folle », une idéologie profondément occidentale, bien qu’elle prétende tout l’inverse, dans ses postulats et ses stéréotypes, et typique selon lui d’une « psychologie totalitaire ».
La fuite en avant suicidaire et post-démocratique du capitalisme
En dévoilant à nouveau dans ce livre la véritable nature du capitalisme, Jean-Claude Michéa démontre, sans doute davantage que dans d’autres de ses ouvrages, à quel point le colosse a un pied d’argile. Plutôt que l’image biblique, le philosophe cite l’histoire encore plus parlante du roi Midas, mort de faim et de soif à force d’avoir tout transformé en or, autrement dit en marchandise et en occasion de profit.
Le capitalisme se perd de fait dans une « fuite en avant suicidaire », dans la mesure où il scie la branche sur laquelle il est assis – les ressources, par exemple, nécessaires à son accroissement et les « gisements culturels » (Castoriadis) qui le préexistaient et le contenaient. Une autre cause de son autodestruction programmée sur laquelle le philosophe insiste davantage, indépendamment des désastres économiques, géopolitiques, sanitaires et autres à venir, tient à « la loi tendancielle du taux de profit » mis au jour à nouveau par Marx. Il s'agit de la contradiction entre d'un côté, l’extraction de la plus-value tirée de la force de travail, et de l'autre la progression de la productivité du travail, qui tarit la base du profit constituée par ce même travail humain.
Le capitalisme peut seulement repousser l’échéance – comme l’a permis sa mutation néolibérale en faisant reposer beaucoup plus la richesse sur la capitalisation anticipée de la richesse pas encore produite mais seulement escomptée – mais il ne peut pas supprimer cette barrière interne inévitable, la seule limite du capital étant le capital lui-même. Proroger le système malgré sa mort assurée à un horizon proche à l’échelle de l’Histoire (surtout dans un contexte où le risque de guerre civile dans des pays occidentaux se mêle au risque d’une guerre mondiale), entraînera une intensification du libéralisme autoritariste et post-démocratique, dont les deux mandats d’Emmanuel Macron ont déjà donné des avant-goûts.
Le durcissement entamé (au nom de « l’État de droit ») et à venir du capitalisme, répond aussi à une tendance lourde. Les conséquences, parmi lesquelles certaines ont été amplifiées par le Covid, de l’extension du domaine du capital – l’atomisation et donc la brutalisation des relations humaines telles que la délinquance et les désordres psychologiques et psychiatriques, la substitution de la bureaucratisation et de la judiciarisation à la confiance et aux mœurs, l’abolition de la frontière entre vie privée et vie publique, la raréfaction des ressources, la déculturation par abolition des dimensions implicites de l’existence, etc. – appellent toujours davantage une extension du domaine du contrôle. Le Léviathan de Thomas Hobbes a encore pour nom l’État, mais il s’étend aussi, dans nos économies du XXIe siècle, aux géants du web.
Les nouvelles classes moyennes urbanisées
Malgré la grande diversité des sujets abordés, Jean-Claude Michéa s’attarde dans le livre sur l’une des conséquences majeures des transformations du capitalisme à la fois développé et finissant : la métropolisation qui se déploie sur fond de sacrifice du monde paysan et de la nature. Il certifie la validité des travaux de Christophe Guilluy au regard de ses sept années vécues dans la France périphérique, de petites et moyennes villes, des zones rurales et de la plupart des territoires d’outre-mer où vivent l’écrasante majorité des 70 % de classes populaires, dont l’exploitation directe ou indirecte assure le renouvellement de la société actuelle.
Comme le géographe, il récuse le discours de gauche, façon Nuit debout ou Occupy Wall Street, des 99 % contre les « 1 % », une manière d’exempter la plus grande partie de la bourgeoisie. Il lui préfère l’opposition, un temps utilisée par Podemos, entre « ceux d’en haut », qui contrôlent l’information, la richesse et le pouvoir, et « ceux d’en bas ». Le capitalisme, soutient-il, s’accroît grâce à l’encadrement économique, technique et culturel des « nouvelles classes moyennes urbaines », soit entre 20 et 30 % de la population aux modes de vie hors-sol, mobiles, aseptisés, fascinés par la culture américaine, moutonniers, déshumanisés et simplifiés à l’extrême, dont au moins la moitié appartient à la classe dominante et le reste est protégé la plupart du temps des effets les plus négatifs de la globalisation.
Elles sont majoritaires dans les grandes métropoles mondialisées, où elles exercent une hégémonie sur l’orientation politique de la gauche devenue totalement étrangère à la question sociale. Elles surestiment la part d’immigrés ou de personnes issues de l’immigration parmi les classes populaires, car ce sont à peu près les seules qu’elles côtoient (leurs femmes de ménage, leurs restaurateurs, leurs « nounous »). Elles les voient sinon à travers le filtre déformant des médias et du monde intellectuel, condamnent avec ignorance ses pratiques telles que la chasse, ses sentiments et ses particularités historiques comme la corrida.
Le philosophe analyse les nouvelles classes moyennes urbaines à partir de leurs modes de vie quotidiens, de consommation « haut de gamme », éloignés de la nature et à haut niveau de capital culturel. Il s’appuie aussi, dans la lignée des écrits de George Orwell et d’André Gorz, sur leur statut sociologique « d’agents dominés de la domination » capitaliste. Animées par une volonté de puissance illimitée ou, pour reprendre les mots de l’auteur de 1984, du « désir secret de s’emparer à son tour du fouet », elles sont travaillées par un mépris aussi profond que dissimulé pour les classes sociales situées en dessous d’elles et par une fascination envieuse à l’égard des classes sociales dominantes au sens strict.
Leurs discours pour l’égalité voire l’indifférenciation absolue, celui de « l’intersectionnalité » par exemple, masquent leur position de classe et dissimulent leur lutte des places au sein de la classe dominante. Il relève également d’un désir d’exercer un contrôle pathologique. Elles dictent en ce sens ce qui doit être mangé, déterminent les livres à ne pas lire ou à réécrire et fixent les règles de la séduction et de la reproduction.
Les ressources de la France périphérique et du socialisme contre le capitalisme
La France périphérique subit de plein fouet le capitalisme globalisé soutenu par les classes supérieures et leur mépris. Contrairement à la bulle dans laquelle vivent les nouvelles classes moyennes urbanisées, sa représentation du monde est confrontée en permanence à celle des grandes métropoles relayées par les médias et l’industrie publicitaire. Elle s’enracine aussi dans des traditions et des pratiques étrangères au capitalisme. Ses habitants continuent majoritairement à mourir dans le département où ils sont nés, à rebours de la mobilité des grandes métropoles, y compris de leurs banlieues dont Christophe Guilluy a souligné combien elles s’assimilent à des « sas », et ils continuent à faire usage de leurs mains à travers leurs métiers, le bricolage ou encore le travail de la terre et l’élevage, bases essentielles d’une sociabilité locale.
Jean-Claude Michéa dresse un tableau à la fois désastreux et enthousiasmant de son village en particulier. Les revenus y sont très faibles, les petits commerces et les entreprises locales ont fermé et les artisans locaux sont débordés. Les habitants, contraints de prendre la voiture, sont mal reliés aux réseaux téléphoniques et à Internet, et sont éloignés des médecins. Ils subissent l’abstraction bureaucratique, l’indifférence de l’État à l’égard de leurs difficultés et les effets du réchauffement climatique sur leurs cultures. Leur survie sur le plan moral et matériel tient donc essentiellement à leur solidarité, dont le philosophe souligne à quel point elle est intriquée avec un art de vivre populaire fait de rugby, de chasse et de repas en commun dans le foyer rural autour du feu.
De nouvelles révoltes populaires dans la France périphériques, dans la lignée de celles des Gilets jaunes, semblent inévitables aux yeux de l’auteur. Il soutient leurs combats qui viseront à préserver un maximum de leur autonomie, de leurs modes de vie encore soutenus par le triptyque donner-recevoir-rendre et de leur art de vivre. Il plaide, dans le prolongement et sur un plan plus théorique, pour un socialisme des gens ordinaires, dégagé de la conception de l’Histoire et de la vision centralisatrice du communisme, jadis critiquées par les populistes, et présenté par Karl Marx dans ses derniers écrits, comme la « renaissance, dans une forme supérieure, d’un type social archaïque ».
Celui-ci serait fondé sur les catégories de base du Capital (« marchandise », « baisse tendancielle du taux de profit », etc.), il prendrait en compte l’unité économique et culturelle du libéralisme indispensable à toute « critique cohérente de la dynamique d’ensemble du capitalisme » – et non pas seulement de son stade néolibéral ou de sa phase financiarisée – et comprendrait que la décroissance (« mieux vaut moins, mais mieux ») représente « la principale menace philosophique et politique pesant sur l’expansionnisme libéral ». Après avoir contribué au règne des totalitarismes au XXIe siècle, sous sa forme très intellectualisée et déracinée, le socialisme, cette fois-ci des gens ordinaires et d’Orwell, pourrait dès lors servir l’édification d’une démocratie digne de ce nom.
Photo d'ouverture : Nataliia Yankovets - @Shutterstock