Le mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale à l’encontre de Benjamin Netanyahou pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité est une décision extrêmement audacieuse de la part d’une juridiction qui a longtemps soigneusement évité de chahuter les grandes puissances et leurs alliés. Cette soudaine témérité est vue d’un très mauvais œil par un Occident jusque-là complètement épargné par la justice pénale internationale. Faut-il pour autant y voir un signe annonciateur d’un changement de paradigme plus profond qui permettrait à la justice internationale d’enfin accomplir sa mission, longtemps délaissée au profit d’intérêts bellicistes ?

Article Démocratie
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publié le 28/11/2024 Par Paul Fernandez-Mateo
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Il n’y avait plus guère de suspens, mais la décision n’en était pas moins attendue avec impatience. Dès le 20 mai 2024, le procureur de la Cour pénale internationale, le Britannique Karim Khan, avait annoncé qu’il demandait à la Cour, dans le contexte du conflit à Gaza depuis les attaques du 7 octobre 2023, d’émettre cinq mandats d’arrêt. Ceux-ci visaient à l’origine non seulement Benjamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, mais également trois responsables du Hamas, dont deux ont déjà été tués par les forces israéliennes depuis lors – et peut-être même les trois, bien que le décès de Mohammed Deif reste à confirmer. La Cour s’est fait attendre, cette fois : il aura fallu patienter jusqu’au jeudi 21 novembre pour voir ces mandats enfin émis.

Il n’est pourtant pas habituel que la Cour mette si longtemps à délivrer un mandat d’arrêt, une fois la demande introduite par le procureur. Nul doute qu’elle a procédé avec prudence, devant ce qui constitue une grande première : la mise en accusation d’un responsable politique du bloc occidental par une juridiction pénale internationale.

La justice pénale internationale, née avec les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a pour objet la poursuite et la condamnation des criminels de guerre. La notion a longtemps fait l’objet de violentes critiques, accusée notamment de n’être qu’un instrument de justice des vainqueurs (1). Elle s’est malgré tout progressivement banalisée, notamment avec la création des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, en 1993 et 1994.

La fondation de la Cour pénale internationale, en 2002, représentait le triomphe de cette notion de justice pénale internationale, la consécration de son applicabilité potentielle à tous les conflits futurs. Toutefois, le fait qu’il ait fallu attendre 2024 pour que la Cour délivre un mandat d’arrêt visant un responsable politique occidental laisse songeur. Personne n’aurait la naïveté d’affirmer que l’Occident n’a commis aucun crime de guerre depuis lors. La Cour aurait-elle enfin trouvé son courage ?

L’émancipation très relative d’une CPI traditionnellement soumise aux intérêts occidentaux

La raison d’être de la Cour est simple : elle a pour mission d’identifier, de poursuivre et de juger les auteurs de crimes internationaux, notamment lorsque les États échouent à le faire eux-mêmes. Ces crimes sont divisés en quatre catégories : le génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre, et le crime d’agression (équivalant à ce qui était jadis appelé le crime contre la paix) (2).

À l’inverse des juridictions pénales internationales qui l’ont précédée, la CPI a une vocation universelle. Là où les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo se focalisaient sur la Seconde Guerre mondiale, et les tribunaux pénaux internationaux, respectivement sur les guerres yougoslaves et le génocide des Tutsis, la CPI n’a pas été instituée pour traiter d’un conflit particulier. Au lieu de cela, elle dispose de la faculté de connaître de n’importe quelle situation, tant qu’elle n’est pas antérieure à sa création. C’est une Cour « pour l’avenir ».

La CPI se distingue également des autres instances internationales, comme la Cour internationale de Justice, parce qu’elle juge non pas des États, mais des individus. Sa compétence est large : elle s’étend à tous les crimes internationaux commis sur le territoire des États parties au Statut de Rome, ainsi qu’à tous les crimes internationaux commis par les ressortissants de ces États (3). À l’heure actuelle, sur les presque 200 États qui existent sur la planète, 125 sont parties au Statut de Rome, parmi lesquels la quasi-totalité de l’Europe et des Amériques, et une large partie de l’Afrique. Mais manquent à l’appel l’Asie et le monde arabe, peu représentés, sans compter l’absence notable de la plupart des grandes et moyennes puissances, dont les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, la Turquie ou l’Iran. Deux États, les Philippines et le Burundi se sont retirés du Statut de Rome après en avoir précédemment été membres.

Ces retraits, de même que le nombre toujours relativement réduit d’États acceptant la juridiction de la Cour, notamment parmi les grandes puissances, laissent supposer que la CPI est une organisation au pouvoir limité. En effet, figurent parmi les grands absents un certain nombre d’États très coutumiers des crimes internationaux et qui, de toute évidence, ont refusé de rejoindre la Cour afin de préserver autant que possible leur habituelle impunité en la matière…

Il n’est donc pas surprenant que l’activité de la CPI ait fait l’objet de nombreuses critiques. Ainsi, elle s’est longtemps exclusivement focalisée sur des situations prenant place en Afrique, une attention fort mal perçue par les États du continent, au point qu’il a été question, au sein de l’Union africaine, de se retirer du Statut de Rome. Finalement, la Gambie, l’Afrique du Sud et le Burundi ont annoncé leur retrait, bien que seul ce dernier soit allé au bout du processus.

Sans aller nécessairement jusqu’à accuser la CPI de racisme, les critiques africaines ont toutefois souligné la lâcheté de la Cour, peu désireuse de se mesurer aux États occidentaux, mais prompte à s’attaquer aux responsables politiques de pays pauvres, ne pesant pas lourd dans les rapports de force internationaux. L’accusation semble effectivement fondée dans une certaine mesure, puisqu’il a fallu attendre vingt ans depuis sa création pour que la CPI émette enfin un mandat d’arrêt ne concernant pas un ressortissant africain.

De manière générale, il est certain que la CPI semble extrêmement réticente à se pencher sur les accusations de crimes internationaux dont seraient responsables des ressortissants occidentaux. Le procureur actuel, Karim Khan, ne fait pas exception. Il a par exemple discrètement suspendu en 2021 l’enquête de la CPI relative aux crimes de guerre commis par les États-Unis en Afghanistan durant leur occupation, enquête initiée par sa prédécesseure, Fatou Bensouda. Jusqu’à aujourd’hui, Gaza exceptée, une seule situation sur laquelle enquête la CPI met en cause des Occidentaux : celle concernant d’éventuels crimes de guerre commis par des ressortissants britanniques en Irak, à partir de 2003.

Même depuis 2022, la situation a peu évolué. La CPI s’est attaquée à quelques ossètes et quelques Russes, parmi lesquels Vladimir Poutine, dans le contexte d’une forte escalade des tensions avec la Russie. À ce titre, les mandats d’arrêt délivrés contre Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant font figure de nouveauté remarquable ; il n’est pas étonnant que le choc, en Occident, soit si fort. C’est la première fois que la CPI ose arguer que des Occidentaux pourraient être responsables de crimes internationaux ; et pour cette première fois, elle s’attaque directement à un chef de gouvernement en fonctions.

Mais plutôt qu’une preuve de courage de la part du procureur Karim Khan, ou qu’un signe positif quant à la quête d’universalité de la CPI, l’émission de ces mandats d’arrêt semble davantage liée au fait que le conflit à Gaza constitue un scandale tel qu’il n’est tout simplement pas possible de cacher la poussière sous le tapis, comme la Cour a l’habitude de le faire concernant les crimes internationaux commis par le bloc occidental. Et de fait, du point de vue du droit international, la situation à Gaza est si claire que la décision de la CPI ne peut pas surprendre un juriste.

Le cas Netanyahou : ce qu’en dit le droit international

On ne s’appesantira pas ici sur le mandat d’arrêt visant Mohammed Deif, le chef de la branche armée du Hamas ayant organisé l’attaque du 7 octobre. À eux seuls, les événements du 7 octobre sont évidemment constitutifs des crimes de guerres et crimes contre l’humanité que la Cour relève, le concernant. Aucune voix ne s’est fait entendre pour critiquer la décision de la Cour à cet égard. Mais concernant l’émission des mandats d’arrêt adressés à Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant, l’argumentaire de la CPI est tout autant inattaquable au regard du droit international, alors même qu’il est largement sujet à controverse dans le débat public.

Étant donné que les faits ont été commis sur le territoire d’un État partie au Statut de Rome, la Palestine, la CPI est compétente. En effet, du point de vue du droit international, la Palestine est un État. Il n’y a aucun débat en la matière : elle remplit les critères d’existence de l’État, et cela suffit (4). Les débats récurrents relatifs à la « création d’un État palestinien » renvoient en réalité non pas à la question de savoir si la Palestine est un État, mais plutôt à la reconnaissance de cette situation par Israël. Mais au sens du droit international, les deux entités sont des États. La reconnaissance n’importe que sur un plan politique. Il convient de rappeler que 147 États, à l’heure actuelle, reconnaissent la Palestine en tant qu’État. À titre de comparaison, seuls 11 États reconnaissent Taïwan en tant qu’État.

Mais la compétence de la Cour ne suffit pas. Encore faut-il s’assurer que des crimes internationaux aient été commis. Un argument très courant des défenseurs de la position israélienne concernant le conflit en cours à Gaza et au Liban est de souligner que l’État hébreu ne fait que se défendre contre des groupes terroristes, laissant entendre que toute forme de réaction face au terrorisme est nécessairement légitime et ne saurait être qualifiée de crime. Au regard du droit international, cet argument n’a aucune valeur, car même en admettant que la légitime défense s’applique bel et bien – ce qui est déjà contestable en soi, mais n’est pas pertinent dans le cas qui nous occupe – il n’en reste pas moins qu’Israël reste soumis au droit de la guerre.

Rappelons qu’en tant que tel, l’usage de la force est interdit (5), mais invoquer la légitime défense permet à un État d’arguer que son usage de la force n’a pas violé le droit international. Cependant, quand bien même l’entrée en guerre relève d’un motif légitime (la légitime défense en l’occurrence), il ne s’agit pas d’un blanc-seing qui permet de faire n’importe quoi. Là réside la différence entre ce que le droit international désigne respectivement comme le jus ad bellum – les normes régissant le droit de recourir à la force – et le jus in bello – les normes régissant les conduites acceptables dans un conflit armé.

Autrement dit, que le conflit relève de la légitime défense ou non, les belligérants se doivent de respecter les prescriptions du droit international humanitaire, auxquelles le Statut de Rome se réfère pour définir les crimes internationaux. Dans le cas qui nous occupe, la CPI se montre prudente, et ne se focalise que sur les violations les plus flagrantes : les attaques dirigées contre les civils de Gaza et leurs conséquences, la famine organisée à Gaza par Israël du fait des restrictions relatives à l’arrivée d’aide humanitaire et ses conséquences – deux éléments constitutifs de crimes de guerre – et le fait que ces violations soient diligentées de façon systématique contre une population civile en toute connaissance de cause – cette intention spécifique combinée aux faits précités permettant de valider la définition du crime contre l’humanité (6).

En vérité, au vu de certaines déclarations particulièrement outrancières de responsables politiques israéliens concernant le conflit, Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant peuvent être soulagés d’avoir surveillé leurs propos et ainsi d’échapper à une accusation de génocide. Celle-ci requerrait en effet que la Cour vérifie « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » des individus ciblés par les mandats d’arrêt. La Cour n’a pas constaté une telle intention de leur part. Elle aurait sans doute pu, si elle l’avait voulu ; après tout, un récent rapport des Nations Unies a décrit par le menu l’intention de l’État hébreu d’éradiquer « l’existence même du peuple palestinien en Palestine ». Il s’agit sans doute là d’un ligne rouge politique qu’elle n’a pas souhaité franchir en la circonstance.

Mais en toute franchise, la décision de la Cour est déjà éloquente en tant que telle. L’accusation de crime contre l’humanité, en particulier, implique une volonté spécifique de nuire à la population civile de Gaza qui exclut tout malentendu. Il n’est pas question de « bavures » militaires aisément balayées d’un revers de main comme d’inévitables accidents communs à tout conflit armé. La claque est d’autant plus violente qu’à l’inverse de Vladimir Poutine et certains de ses collaborateurs, qui ne sont actuellement poursuivis par la CPI « que » pour crimes de guerre, les mandats d’arrêt visant Benjamin Netanyahou et Yoav Gallant mentionnent à la fois crimes de guerre et crimes contre l’humanité, cette seconde accusation étant symboliquement bien pire et bien plus lourde de sens.

Les réactions internationales : entre silence gêné et hypocrisie assumée

Dès lors, le profond embarras des alliés occidentaux d’Israël, toujours prompts à s’ériger en grands défenseurs de la règle de droit, ne se comprend que trop bien. En droit, il n’existe aucune justification possible permettant aux États parties au Statut de Rome d’échapper à leur obligation d’arrêter un individu recherché par la CPI et présent sur leur territoire. Du fait même qu’ils sont parties au Statut de Rome, ces États acceptent par définition la juridiction de la Cour, et se sont engagés à se soumettre à ses décisions (7). Après avoir lancé des hourras lorsque la CPI avait émis un mandat d’arrêt visant Vladimir Poutine du fait des activités russes en Ukraine, les voilà obligés de se mordre la langue.

La réalité de la situation à Gaza n’est pas niable ; du moins pas sans faire preuve d’une exceptionnelle mauvaise foi. Pourtant, relativement peu d’États ont manifesté sans ambiguïté leur intention d’appliquer les mandats d’arrêt si les intéressés se présentaient sur leur territoire. Au total, 12 États seulement, sur les 125 États parties au Statut de Rome, ont à l’heure actuelle explicitement déclaré qu’ils exécuteraient la décision de la Cour. Et certains membres de cette petite minorité n’ont pas cherché à cacher leur réticence à appliquer le droit international. Ainsi, l’Autriche, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, tout en admettant qu’elle soit forcée de respecter les mandats d’arrêt délivrés par la CPI, juge la décision de la Cour « incompréhensible ».

Les manifestations les plus claires de satisfaction vis-à-vis du travail de la CPI concernant Netanyahou proviennent d’Afrique, d’Amérique du Sud et d’Asie, y compris de la part d’États n’ayant pas reconnu la juridiction de la CPI (8). Un grand nombre d’États parties au Statut de Rome, surtout en Europe, semblent au contraire choisir la prudence : si les déclarations affirmant le « respect » de la CPI ou l’attachement aux obligations internationales affluent, la plupart évitent soigneusement de dire explicitement qu’ils mettraient en œuvre les mandats d’arrêt s’il le fallait.

Cette réticence et ces précautions oratoires cachent mal, dans bien des cas, une volonté évidente d’ignorer la décision de la Cour. Certains États, et non des moindres, tentent même de se cacher comme ils peuvent derrière leur petit doigt ; ainsi, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères français, dans une belle démonstration d’hypocrisie, a invoqué la « complexité » de la situation juridique pour refuser de confirmer que la France arrêterait le Premier ministre israélien s’il mettait le pied sur son territoire. Juridiquement, l’obligation à la charge de la France est pourtant extrêmement claire : si, dans une telle situation, la France refuse d’arrêter Benjamin Netanyahou, elle viole ses engagements internationaux, ni plus ni moins. On l’a vu, les mandats d’arrêt de la CPI ne sont pas « optionnels » (9).

L'embarras que suscitent les mandats d'arrêt émis par la Cour est palpable jusque dans les médias. Ainsi, le jeudi 21 novembre, le journal de 20h de TF1 n'y consacre qu'une vingtaine de secondes en cours d'émission, excluant le sujet de ses titres.

Autre tentative d’esquive : la méthode de l’équilibriste, adoptée par le gouvernement allemand, qui, au sein d’un seul et même communiqué, s’érige pompeusement en grand défenseur de la CPI, pour expliquer aussitôt que sa « responsabilité » particulière envers Israël l’empêcherait d’exécuter la décision de la Cour. Se réfugier derrière son passé nazi pour tenter de se soustraire à ses obligations internationales : il fallait oser…

Remarquons au passage la position de la Hongrie sur la question : après avoir proclamé qu’il n’arrêterait pas Vladimir Poutine sur le fondement du mandat d’arrêt de la CPI s’il posait le pied sur le sol hongrois, Viktor Orban invite à présent directement Benyamin Netanyahou à lui rendre visite. En ce qui concerne le non-respect des décisions de la CPI par les États parties au Statut de Rome, seule la Hongrie a au moins le mérite de garder une posture cohérente. Quitte à violer sans vergogne le droit international, autant le faire de façon équitable.

Le danger du « deux poids deux mesures » appliqué à la justice internationale

Entendons-nous bien : c’est un bien triste constat, mais les violations du droit international sont très fréquentes. Ce n’est pas pour rien que le bloc occidental voit d’un très mauvais œil l’ambition nouvelle de la CPI alors qu’elle trouve enfin le courage de s’attaquer à lui : les pays occidentaux ignorent tout aussi souvent le droit international que les autres. Ce n’est même pas un reproche : parfois, politiquement parlant, il n’y a pas vraiment d’autre solution. Que l’Occident soit très embarrassé par la mise en accusation d’un dirigeant allié, cela se comprend. Et qui pourrait être assez naïf pour imaginer que si la Mongolie avait bel et bien arrêté Vladimir Poutine, comme l’y obligeait le mandat d’arrêt de la CPI, lorsque celui-ci s’est rendu à Oulan-Bator, cela aurait contribué à mettre fin au conflit en Ukraine ? De même, l’arrestation éventuelle de Benyamin Netanyahou sur le sol d’un pays occidental ne risquerait-elle pas, en fin de compte, de renforcer la logique oppressive de l’État hébreu et l’intensité de sa violence à l’encontre des Palestiniens ? Il est difficile d’en être sûr, mais le risque existe.

Ce n’est pas pour rien que bien souvent, le droit international est mis à l’écart lorsque des considérations diplomatiques trop cruciales sont en jeu. Pour les États-Unis, le soutien à Israël est inconditionnel et pour ainsi dire illimité ; et les États européens dépendent, plus que jamais, du bon vouloir des États-Unis. Comment pourrait-on raisonnablement espérer qu’ils fassent preuve de la moindre bravoure dans un tel contexte ? Bien malavisé est le chien qui mord la main qui le nourrit.

Seulement, il ne faudra pas que l’Occident vienne se plaindre, à force d’ignorer le droit international, ou pire encore, de promouvoir son application « sélective » en s’érigeant en exception intouchable, que celui-ci finisse par perdre toute signification. La CPI, et de manière plus large la justice pénale internationale, étaient de bonnes idées, conçues pour mettre les États et leurs dirigeants face à leurs responsabilités à l’égard des peuples que leurs guerres écrasent. Il aura fallu des décennies d’efforts, même après les précédents des tribunaux de Nuremberg, de Tokyo, du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie, pour que la CPI puisse enfin naître et que l’impunité cesse. Souhaite-t-on vraiment faire machine arrière, précisément à l’heure où la guerre est de retour en Europe et que le monde se polarise de plus en plus ? Souhaite-t-on signifier une fois de plus au reste du monde que nous, « camp du Bien », sommes par définition hors d’atteinte de la justice internationale ?

La raison d’être de la notion même de justice, de justice centralisée, aveugle, n’a rien à voir avec des considérations morales. Depuis le Code d’Hammourabi jusqu’à aujourd’hui, la justice a été conçue pour éviter la prévalence de la vengeance, et du cycle éternel de violence qu’elle peut engendrer. La justice internationale ne fait pas exception à la règle : confier à une autorité neutre le traitement des violations du droit international a toujours eu pour visée de promouvoir des relations plus pacifiques entre les États, en leur offrant une alternative plus civilisée que la loi du plus fort. La CPI n’est pas la seule Cour à avoir été créée dans cet esprit : ainsi en est-il de la CIJ, de même que de la CPJI et la CPA avant elle. Mais si le bras de la justice retombe sans force, ou pire, s’il s’abat toujours sur les faibles et s’incline devant les forts, alors d’autres forces, moins conciliantes, se chargeront tôt ou tard de le remplacer.

En visant Benyamin Netanyahou et ses collaborateurs aux côtés du chef de la branche armée du Hamas, la CPI n’a fait que son travail, ce pour quoi elle a été conçue : réprimer les crimes internationaux. En rechignant à donner à ces mandats d’arrêt la portée qu’ils méritent, certains des États qui ont créé la CPI ne font que répondre à leurs impératifs diplomatiques. Ni l’une ni les autres n’agissent de façon choquante. Mais cet incident constitue un énième signal très clair, envoyé au reste du monde, que la sphère occidentale s’estime au-dessus de la règle de droit qu’elle prétend imposer aux autres, ce qui contribue à la vider encore un peu plus de son sens. Il serait bon de réfléchir à la portée de nos actes en la matière, car le jour où nous ferons face à un adversaire qui se moquera bien d’agir suivant des règles que nous-mêmes ne respectons pas, il sera trop tard pour se lamenter.

Notes

(1) Ainsi, à l’issue des procès de Tokyo, l’un des juges, l’indien Radhabinod Pal, critiqua vivement l’absence de juges provenant des nations vaincues et l’exclusion des crimes de guerre des Alliés du champ de compétence du tribunal.

(2) Voir l’article 5 du Statut de Rome.

(3) Voir l’article 12 du Statut de Rome.

(4) Trois critères cumulatifs conditionnent traditionnellement en droit international l’existence d’un État : un territoire, une population, et un gouvernement. Ni une définition incertaine du territoire, ni l’occupation de tout ou partie de celui-ci par un autre État, comme c’est le cas en Palestine, ne sont susceptibles de faire obstacle à l’accession à la qualité d’État d’une entité réunissant ces critères.

(5) Voir l’article 2, paragraphe 4 de la Charte des Nations unies.

(6) Voir les articles 7 et 8 du Statut de Rome.

(7) Voir l’article 59 du Statut de Rome.

(8) On retiendra notamment l’Indonésie et la Malaisie parmi les États dans ce cas de figure.

(9) Voir l'article 27 paragraphe 2 du Statut de Rome sur le Défaut de pertinence de la qualité officielle : 1. Le présent Statut s'applique à tous de manière égale, sans aucune distinction fondée sur la qualité officielle. En particulier, la qualité officielle de chef d'État ou de gouvernement, de membre d'un gouvernement ou d'un parlement, de représentant élu ou d'agent d'un État, n'exonère en aucun cas de la responsabilité pénale au regard du présent Statut, pas plus qu'elle ne constitue en tant que telle un motif de réduction de la peine. 2. Les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s'attacher à la qualité officielle d'une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n'empêchent pas la Cour d'exercer sa compétence à l'égard de cette personne.

Photo d'ouverture : Déclaration du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou au siège de l'Union européenne à Bruxelles, Belgique, le 11 décembre 2017 - Alexandros Michailidis - @Shutterstock

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