L’augmentation du PIB n’amène plus le bien-être escompté dans les pays riches, mais au contraire davantage d'inégalités, de pauvreté et d'impacts écologiques. Dans Changer de boussole (Les liens qui libèrent), Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains et l’extrême pauvreté, plaide pour la sobriété au Nord – qui ne se confond ni avec le renoncement ni avec le sacrifice – et pour une croissance différente de celle d’aujourd’hui dans les pays pauvres, le tout devant générer plus de justice sociale et réduire la pauvreté.

Opinion Économie
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publié le 27/05/2023 Par Laurent Ottavi
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Laurent Ottavi (Élucid) : Dans un monde qui n’a jamais été aussi riche et opulent, la croissance économique n'est plus en mesure d'améliorer les conditions de vie des pays riches. Pouvez-vous expliquer en quoi elle y favorise toujours plus d'inégalités ?

Olivier De Schutter : En effet, dans les pays riches, la recherche de la croissance conduit à des politiques qui, de plus en plus, favorisent la montée des inégalités. Afin de « conquérir » de nouveaux marchés, on conclut des accords de libre-échange qui fragilisent la position des travailleurs et travailleuses les moins qualifiés, dont les emplois sont aisément délocalisables et qui subissent la concurrence des pays où la main-d’œuvre est moins coûteuse. On veut attirer des investissements en créant un « climat favorable » aux entreprises, ce qui signifie en pratique réduire les taux d'imposition des bénéfices, de manière telle que la charge fiscale se déplace sur les ménages.

On veut chaque année augmenter le chiffre d'affaires et les marges des entreprises, et c'est au nom de cet objectif qu'on intensifie le travail, qu'on introduit des technologies qui détruisent des emplois, et qu'on délocalise — ou qu'on recourt au chantage à l'emploi pour obtenir des concessions de la part des syndicats. Pour toutes ces raisons, voici longtemps déjà que la croissance crée davantage de problèmes qu'elle ne permet d'en résoudre.

Élucid : La croissance favorise aussi ce que vous appelez la « pauvreté moderne » dans les pays riches. Est-ce que vous pouvez dire de quoi il s’agit, dans quelle mesure elle est plus relative qu’absolue et pourquoi ne pas la prendre en compte génère des politiques inadaptées ?

Olivier De Schutter : La pauvreté a classiquement été comprise comme l'absence d'un revenu suffisant, ou d'un emploi décent, permettant d'acquérir les biens et services essentiels à une vie digne. Mais le sentiment d'exclusion de celles et ceux qui ont le moins résulte aussi de ce qu'ils se sentent déclassés, dans l'incapacité de rivaliser avec des standards de consommation toujours plus coûteux, de suivre les modes, ou de rester dans la course infinie que cause l'obsolescence de plus en plus en plus rapide des biens de consommation — obsolescence programmée ou non d'ailleurs, car elle peut être voulue ou simplement résulter d'une évolution de plus en plus rapide des technologies.

Bref, on peut être exclu socialement même quand on ne manque de rien d'essentiel. La pauvreté moderne, c'est cela : elle vient de ce que l'on se sent ou non pleinement membre de la communauté, de ce que l'on a honte ou non, par l'effet de la comparaison interpersonnelle. Pour lutter contre cette pauvreté moderne, il faut plus que garantir à tous et toutes l'accès à un panier essentiel de biens et services : il faut réduire les écarts de revenus.

« Les ménages les plus pauvres sont les premières victimes des insuffisances de notre action climatique ou de notre incapacité à lutter contre la pollution ou l'érosion de la biodiversité. »

Alors que l’orthodoxie présente la croissance « comme une condition préalable à toute action efficace pour lutter contre la pauvreté », écrivez-vous, « la poursuite de la destruction des écosystèmes qu’elle provoque constitue en réalité la menace la plus pressante pour les personnes en situation de pauvreté à travers le monde ». Quels liens identifiez-vous entre inégalités, pauvreté et enjeux écologiques ?

Les ménages précarisés sont les moins responsables des émissions de gaz à effet de serre et de l'épuisement des ressources, comme l'ont montré par exemple l'enquête « modes de vie et empreinte carbone » de 2012, ou les travaux de Lucas Chancel. Pourtant, ce sont ces ménages qui sont les premières victimes des insuffisances de notre action climatique ou de notre incapacité à lutter contre la pollution ou l'érosion de la biodiversité. Ces ménages n'ont pas le choix de leur lieu de domicile, ils vivent là où les loyers sont les moins chers. Cela veut dire : à proximité des sources de pollution, des usines ou des grands axes routiers ; dans des zones inondables, comme l'ont dramatiquement montré les inondations historiques en Belgique et en Allemagne en juillet 2021 ; ou là où il y a le moins d'espaces verts, donc de possibilités de déployer des activités physiques ou d'être au contact de la nature.

C'est là une injustice majeure, mais à cette première injustice s'en ajoute une seconde : certains outils mis au service de la transition écologique – comme les « écotaxes » ou « taxes carbone » ou bien l'instauration de zones à faibles émissions dans les centres urbains – pénalisent surtout les ménages les plus pauvres, car les instruments fiscaux sont régressifs ou, car ces ménages ne peuvent pas changer de véhicule. C'est pourquoi l'écologie doit se réinventer si elle veut être populaire, plutôt que perçue comme une attaque contre les groupes les plus défavorisés et leurs modes de vie.

Vous contestez une autre idée très répandue, corroborée à celle que vous venez d’invalider, d’après laquelle la croissance mondiale aurait réduit considérablement l’extrême pauvreté depuis 1990. Qu’en est-il en vérité ?

La croissance a permis de réduire la pauvreté de manière notable en Chine et en Asie du Sud et du Sud-Est, depuis le début des années 1980. Les victoires se situent là et, compte tenu du poids démographique de la Chine et de l'Inde, l'impact sur les chiffres mondiaux est significatif. Mais, comme le montrent les travaux de Branko Milanovic notamment, une grande partie de l'Amérique latine et de l'Afrique ont très peu bénéficié de la forme de croissance qu'on a encouragée. Cela est dû, en partie, au rythme encore élevé de la croissance démographique en Afrique : même une croissance économique forte ne vaincra pas la pauvreté et le sous-emploi si elle est annulée par une augmentation de la population et l'arrivée en masse de jeunes adultes dans le monde du travail.

Mais il y a plus : la croissance à laquelle on a assisté dans ces régions n'a pas été créatrice d'emplois (on crée peu d'emplois, par exemple, en misant sur l'exploitation des ressources naturelles) ; et elle a été très inégalement répartie : des pays comme la Colombie, le Brésil ou l'Afrique du Sud sont parmi les plus inégaux du monde, de manière telle que la croissance a surtout bénéficié aux plus riches au sein de ces sociétés.

« Il faut encourager des développements qui ne reposent plus sur l'accentuation d'une division internationale du travail entre le Sud et le Nord héritée du colonialisme. »

Que répondez-vous à ceux qui jugent que la dette serait encore plus coûteuse à rembourser si l’on faisait le choix de renoncer à la croissance ou qu’il serait impossible de faire les investissements verts nécessaires ?

Dans la tradition de Hyman Minsky, des économistes comme Stephanie Kelton ou Pavlina Tcherneva, avec qui je travaille, mettent en avant que les pays qui ont une souveraineté monétaire peuvent aisément s'accommoder d'une dette publique même considérable, car ils n'ont pas à « négocier » avec un prêteur comme un particulier le fait avec sa banque : ils ont une banque centrale qui peut, par un simple jeu d'écritures, augmenter la masse monétaire disponible. Cette « théorie monétaire moderne » a ses critiques, parmi lesquels figurent non seulement des économistes attachés à la discipline budgétaire par crainte de l'hyperinflation, mais aussi des keynésiens comme Paul Krugman.

En tout cas, la question de savoir quel est le niveau de dette soutenable fait débat pour des acteurs comme les États-Unis ou l'Union européenne, qui disposent de la souveraineté monétaire, car d'autres pays acceptent d'être payés dans la monnaie de ces pays. Pour les pays en développement, c'est beaucoup moins évident. Et là, oui, la soutenabilité de la dette est une vraie question.

Vous avez souligné jusqu’ici les nuisances de la croissance et la nécessité pour les pays riches d’y renoncer. Les pays pauvres, à l’inverse, ont besoin de croissance selon vous, mais pas de n’importe laquelle. Vous appelez à réorienter ces économies des exportations destinées au Nord vers le développement de leur marché intérieur et le commerce Sud-Sud. Cela ne signifie-t-il pas la fin de la globalisation ?

Cela signifie encourager des trajectoires de développement qui ne reposent plus sur l'accentuation d'une division internationale du travail entre le Sud et le Nord héritée du colonialisme, dans laquelle celui-là fournit les matières premières dont celui-ci assure la transformation et la commercialisation. Il est d'autres manières pour les pays à faible revenu de se développer que de miser sur les chaînes mondiales d'approvisionnement — dont les bénéfices vont d'ailleurs principalement non à ces pays, mais aux acteurs économiques qui dominent les logistiques de ces chaînes mondiales.

L'intégration régionale, le commerce Sud-Sud, la stimulation de la demande intérieure par des salaires décents et une protection sociale suffisante, sont autant de pistes à encourager. Ce n'est pas le moindre des avantages de ces pistes que de favoriser une montée de ces pays dans l'échelle de la valeur ajoutée, et notamment, pour les pays les moins avancés, de sortir du rôle de fournisseur de matières premières auquel on veut parfois les consigner.

Mais il y a un obstacle majeur à affronter : c'est celui de la dette. 60 % des pays à faible revenu et 30 % des pays à revenu intermédiaire font face aujourd'hui à une dette extérieure insoutenable. Or, cette dette est libellée en monnaies fortes, en dollars ou en euros. Cela oblige ces pays à se spécialiser dans ce que demandent les marchés mondiaux, donc dans ce en quoi ils ont, aujourd'hui, un avantage comparatif.

« Il faut cesser de présenter la “post-croissance” comme un renoncement ou un sacrifice : il s'agit de convivialité et de solidarité, d'une société apaisée, et où la coopération l'emportera sur la compétition. »

Quelles sont les conditions sociales et politiques nécessaires pour qu’une économie post-croissance « stationnaire », selon l’expression que vous reprenez d’Herman Daly, soit acceptée dans les pays riches, sachant qu’en plus, comme vous venez de l’expliquer, la croissance continuera dans les pays pauvres ?

Une société dans laquelle on travaille moins, dans laquelle on rémunère mieux les activités utiles socialement – celles que pratiquent les instituteurs et institutrices, les aides-soignants et aides-soignantes, ou les jardiniers – et où l'on rémunère moins les activités inutiles, voire nocives, comme celles des traders ou des publicitaires. Un société dans laquelle on est moins captif du couple travail-consommation, dans laquelle on dispose de plus de temps pour l'auto-production et pour des activités conviviales comme pour l'investissement dans l'action civique. Enfin, une société dans laquelle on possède moins de biens matériels, mais dans laquelle on satisfait ses besoins en louant des services, ou par le partage de certains outils ou équipements — une telle société est en fait éminemment désirable.

Ce qui manque, c'est un récit convaincant qui la fasse apparaître : notre imagination n'est pas à la hauteur. Il faut en tout cas cesser de présenter la « post-croissance » comme un renoncement ou un sacrifice : il s'agit de convivialité et de solidarité, d'une société apaisée, et où la coopération l'emportera sur la compétition.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : Marko Aliaksandr - @Shutterstock

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