La globalisation, longtemps dominée par les États-Unis, change désormais de nature et renouvelle les rapports de force internationaux. Jean-Michel Quatrepoint, ancien directeur des rédactions de l’Agefi, de La Tribune et du Nouvel Économiste, auteur du Choc des Empires (Gallimard, 2014) et de Alstom, scandale d’État (Fayard, 2015), dresse un état des lieux de la globalisation et de la géopolitique en ce début d'année 2022.

Opinion Économie
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publié le 09/03/2022 Par Laurent Ottavi
Jean-Michel Quatrepoint : « La France suit une logique de pays sous-développé »
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Laurent Ottavi (Élucid) : Qu’appelle-t-on globalisation au sens large, c’est-à-dire sans se restreindre seulement au domaine économique ?

Jean-Michel Quatrepoint : La globalisation est la libre-circulation des marchandises, des capitaux et des hommes. Elle est, aussi, une uniformisation des normes, des marchés et des cultures. Je pense, par exemple, sur ce dernier point, à une certaine vision faussée des droits de l’homme ou à l’idéologie du genre. Je pense aussi au multiculturalisme, qui aboutit paradoxalement à un repli de communautés autour d’une seule culture. À tous ces éléments s’ajoute enfin l’uniformisation par Internet et les nouvelles technologies dont les États-Unis ont été les précurseurs. En somme, la globalisation portait jusqu’ici en elle un monde global essentiellement dominé par les valeurs anglo-saxonnes.

Élucid : La globalisation implique aussi une optimisation des processus de production. Pouvez-vous expliquer en quoi consiste ce phénomène ?

Jean-Michel Quatrepoint : Optimiser les processus de production revient à chercher pour chaque objet et sous-ensemble la production la moins chère. L’exemple de l’iPhone d’Apple est emblématique. Il est conçu dans la Silicon Valley, marketé par les Américains et financé par Wall Street, mais il est assemblé par les Chinois et ses composants viennent de plein de sources différentes (de Samsung, d’Apple, de TSMC, etc.).

La marge colossale des entreprises se fait au moment de l’exportation vers les États-Unis et les marchés mondiaux en général. Il y a un peu moins d’une dizaine d’années, un iPhone vendu 600 dollars aux États-Unis était exporté depuis l’usine Foxconn de Shenzhen à environ 200 dollars dont 180 correspondaient à l’importation des composants du monde entier. Apple justifie cette marge par le fait qu’il fait la conception et la recherche.

Elle reprend ainsi une des idées maîtresses de la globalisation d’après laquelle des pays du Sud et la Chine sont des usines du monde, qui donnent ainsi les moyens à leurs populations d’accéder à la classe moyenne, tandis que les États-Unis et les Occidentaux en général s’occupent du markéting et de la conception, permettant à leurs consommateurs d’acheter des produits à moindres coûts.

« Le moteur de la libre-circulation des personnes s’est arrêté pour un bon bout de temps. »

Tout le monde, au Nord comme au Sud, était censé y trouver son compte. Pourquoi cela a-t-il échoué ?

Pour une raison principale. La Chine a été acceptée dans l’Organisation Mondiale du Commerce afin de ne plus subir de droits de douane sur les importations des produits qui y étaient fabriqués. L’idée était alors que la Chine reste l’usine du monde. Elle avait pourtant des ambitions bien plus hautes.

La Chine souhaite retrouver son rang de numéro 1 mondial. Elle a, pour atteindre cet objectif, développé une stratégie de montée en gamme et de montée en puissance. Elle a dans le même temps développé ses propres outils informatiques pour concurrencer les Américains, comme Alibaba, Tencent, Lenovo et Xiaomi.

Quand est-ce que la globalisation a commencé à rencontrer de grandes difficultés ?

En 2008, d’abord, avec la crise financière, mais le coût d’arrêt le plus important a très nettement été la pandémie. La Chine, par exemple, est fermée depuis le début de la Covid-19. Le processus était déjà engagé depuis deux à trois ans avec la montée des tensions entre Xi Jing Ping et les États-Unis.

La stratégie française consistant à s’appuyer sur les touristes chinois pour compenser une partie du déficit de notre balance commerciale est donc caduque. Les secteurs du luxe et du tourisme vont en pâtir d’autant plus que la consommation intérieure de produits de luxe en Chine ne pourra pas compenser le manque à gagner, dans la mesure où il est très difficile de sortir les bénéfices de Chine.

Sur un plan plus général, avec cette pandémie, c’est le modèle mondial du tourisme qui est à revoir. Beaucoup de pays se sont fermés depuis deux ans. À chaque nouvelle vague du virus, les frontières se referment brutalement. Voyager devient un parcours du combattant. Si l’on ajoute à cela les exigences écologiques contre les transports et la peur des séniors, qui représentent une bonne part des touristes, de se retrouver bloqués avec un problème médical à l’étranger, nous pouvons en déduire que le moteur de la libre-circulation des personnes s’est arrêté pour un bon bout de temps.

Qu’en est-il de la libre circulation des capitaux ?

Elle se poursuit, mais de plus en plus difficilement. En raison du climat de guerre froide entre les États-Unis, la Chine et la Russie, les Américains ne veulent plus que les sociétés chinoises soient cotées à Wall Street. Elles se rabattent sur Hong Kong qui constitue ainsi un marché régional.

Les Chinois ont, d’autre part, une volonté affichée de faire du Yuan une monnaie de réserve au même titre que le dollar. Ils proposent, depuis au moins dix ans, à un certain nombre de pays de libeller leur commerce dans leurs monnaies respectives, ce qui va clairement à l’encontre de la globalisation et de l’unification des marchés de capitaux. Enfin, la Chine contrôle désormais sévèrement les exportations de capitaux. Les Chinois ne peuvent plus investir aussi librement dans l’immobilier à l’étranger par exemple et dans tout un tas d’autres secteurs.

Reste la libre-circulation des marchandises. Est-ce qu’elle poursuit sa trajectoire contrairement aux deux autres libre-circulation ?

Elle a aussi été rudement touchée. Dans un monde rendu interdépendant par la globalisation, les Américains ne peuvent pas se passer des importations chinoises de matériel électrique et informatique. La Chine a de son côté besoin des matières premières issues du reste du monde. Or, la pandémie a profondément déstabilisé, et pour longtemps sans doute, une organisation auparavant très bien huilée. Les chaînes de valeur ont en effet été très perturbées par le changement des circuits empruntés par les containers.

Avant, chaque container partait de Chine pour être livré dans un port donné - prenons le cas de San Francisco - dans lequel le container, une fois déchargé, était à nouveau rempli de marchandises destinées cette fois à la Chine. La pandémie a obligé, au contraire, à remplacer les produits habituels par des équipements médicaux ou des produits à usage domestique. Les trajets en ont été changés. Et pour le retour, les containers n’étaient plus au bon endroit…

« La France est entrée dans une logique de pays sous-développé. »

Doit-on déduire de tout cela que la globalisation, longtemps sous le patronage américain, perd du terrain sans que la Chine en soit forcément très avantagée ?

C’est d’autant plus vrai que la Chine subit les effets économiques de sa stratégie face à la pandémie. Au moindre cas de Covid, elle confine, ferme des usines, bloque des ports. La croissance chinoise est à 4 %, ce qui est très faible par rapport aux taux qu’elle a connus. Ladite croissance est en plus tirée uniquement par l’exportation. J’y vois le grand échec du gouvernement chinois qui s’était fixé le défi de substituer la consommation intérieure à une économie tournée vers l’export. Par ailleurs, le pays vieillit. Les Chinois ne font pas de deuxième enfant, augurant un énorme problème pour financer les retraites.

Comment s’en sort la France de son côté ?

Une très bonne étude du Commissariat au Plan, dévoilée par Marianne, analyse les chiffres du déficit du commerce extérieur français produit par produit et établit une liste de 900 produits dont le déficit est supérieur à 50 millions d’euros. La lecture de cette étude permet de comprendre que la France est entrée dans une logique de pays sous-développé. Le premier producteur mondial de pommes de terre en est ainsi réduit à les exporter en Belgique et aux Pays-Bas pour qu’elles soient coupées en tranches et qu’elles nous reviennent sous forme de chips ! C’est la même chose avec le bois exporté en Chine ou ailleurs et rendu sous forme de meubles.

Le déficit commercial de la France est de 100 milliards en 2021, soit le plus important d’Europe. Il est très lié aux relations commerciales déséquilibrées avec les pays extra-européens mais il est aussi et surtout dû à notre déficit commercial avec les pays européens et l’Allemagne.


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Le déficit commercial de la France par rapport à notre voisin d’Outre Rhin est de 25 milliards d’euros selon les chiffres officiels. La réalité, quand on regarde les chiffres d’Eurostat et du ministère allemand de l’Économie, est de 40 milliards d’euros !

« Sur le plan industriel, comme dans les autres domaines, une vision sur le long terme fait cruellement défaut chez nos dirigeants. »

Diriez-vous que la globalisation est en train d’amorcer son déclin et quelles leçons la France devrait-elle en tirer ?

Je dirais plutôt que la globalisation change de nature et de paradigme. Il est essentiel de bien prendre la mesure de ces changements pour ne pas en tirer les mauvaises conclusions. Retourner massivement à la production locale en agriculture, comme le préconisent les écolos purs et durs comme Sandrine Rousseau, et sans engrais évidemment, ferait exploser les prix. Il faudrait donc augmenter les salaires des consommateurs sauf à avoir une perte de pouvoir d’achat. Mais, si nous augmentons les salaires, nous ne sommes plus compétitifs pour ce que nous exportons.

Or, il faut bien comprendre que c’est notre déficit extérieur commercial et des comptes courants qui entrainent l’appauvrissement global de la France et des Français. La décroissance qui est en filigrane de certains programmes ferait baisser le niveau de vie de tout le monde. Je ne pense pas que les populations l’accepteraient. Pour relocaliser, il faudrait plutôt à mon sens associer les industriels afin de voir ce qu’il est possible de faire en fonction de chaque produit selon nos compétences nationales.

Cela implique aussi de moderniser nos usines dans le sens de l’automatisation et de la robotisation pour être compétitif. Sur ce plan, comme dans les autres domaines, la vision à long terme fait cruellement défaut chez nos dirigeants. Enfin, il faudra bien un jour poser la question de l’efficacité et de la pertinence de notre modèle social. Ce modèle coûte cher. Comment le maintenir si on travaille moins, si on produit moins si on investit moins ?

« Un seul pays, me semble-t-il, garde une mémoire longue en Europe : l’Angleterre. Il n’est certainement pas anodin à cet égard qu’elle soit la première nation à avoir rompu avec l’Union européenne. »

La Chine a-t-elle des prétentions à l’hégémonie comparable à celle des Occidentaux par le passé ?

La Chine est une nation qui s’est constituée en un Empire non conquérant. Les projections à l’extérieur de ses frontières visent surtout à se désenclaver par de nouvelles routes de la soie terrestres et maritimes. Les grands conquérants dans l’Histoire, sans remonter à Homo sapiens, ont surtout été les Occidentaux, avec les empires coloniaux, et les Arabes.

Vous parliez de l’absence de vision à long terme sur l’industrie. La mémoire longue, très présente chez les Chinois et qui explique leurs choix géopolitiques, s’est-elle perdue en Occident ?

Les États-Unis n’ont pas de mémoire, car c’est une nation jeune. Elle a d’autant moins envie de se souvenir du passé qu’elle s’est constitué sur la liquidation des Indiens d’origine que l’on pourrait assimiler à un génocide. Et aussi sur l’exploitation d’une main-d’œuvre importée, les esclaves noirs.

L’Allemagne préfère aussi ne pas avoir de mémoire longue après ce qui s’est passé au XXe siècle. Un seul pays, me semble-t-il, garde une mémoire longue en Europe : l’Angleterre. Il n’est certainement pas anodin, à cet égard, qu’elle soit la première nation à avoir rompu avec l’Union européenne. En France, nous n’avons plus de mémoire longue. Nous avons aussi perdu ce qui était par le passé une très grande force, c’est-à-dire notre faculté à nous mettre à la place des autres pays pour agir au mieux sur le plan international.

Des intellectuels arabisants nous aidaient ainsi à comprendre les pays du Moyen-Orient. Un des avantages de Jacques Chirac était de parfaitement connaître les cultures japonaises et chinoises. Pour des pays si attachés à leur passé, c’était un atout considérable. Nous avons remplacé la connaissance des autres pays par un sentimentalisme, un droit-de-l’hommisme naïf qui agace nos interlocuteurs, et nous fait perdre de vue nos intérêts stratégiques.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

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