Interview Économie
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publié le 18/01/2025 Par Olivier Berruyer
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Joseph E. Stiglitz est prix Nobel d'économie, ancien économiste en chef de la Banque mondiale. Il est une figure incontournable de la pensée économique, et l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels « Le Prix de l'inégalité » et tout récemment « Les routes de la liberté », publiés aux éditions Les liens qui libèrent.

Dans cette interview par Olivier Berruyer pour Élucid, Joseph Stiglitz montre que le libéralisme et le néolibéralisme n'ont pas grand-chose à voir avec l'idéal de liberté qu'ils prétendent réaliser. Ce système néolibéral est en réalité profondément injuste, inégalitaire, et incite à la constitution de grands monopoles préjudiciables au bon fonctionnement de nos économies. Plus encore, alors que le libéralisme promettait d'emporter avec lui une libération politique, il a en réalité encouragé de nombreuses dérives autoritaires partout dans le monde.

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Retranscription de l'interview

Olivier Berruyer (Élucid) : Joseph Stiglitz, bonjour.

Joseph Stiglitz : Bonjour !

Olivier Berruyer : Je suis très heureux de vous recevoir sur la chaîne YouTube du site Élucid. Alors, vous êtes prix Nobel d'économie, ancien économiste en chef de la Banque mondiale. Vous êtes une figure incontournable de la pensée économique, et l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels « Le Prix de l'inégalité » et « Les routes de la liberté », publiés aux éditions Les liens qui libèrent.

Alors dans votre livre, vous essayez d'interroger la notion de « liberté » qui a été en quelque sorte confisquée par le modèle néolibéral dominant. La liberté est devenue le prétexte pour rendre tabou toute forme de régulation. Mais, est-ce qu'on est vraiment libre dans ce modèle capitaliste néolibéral ?

Joseph Stiglitz : Le néolibéralisme a tenté de prétendre qu'il était libérateur. « Néo » signifie nouveau, « libéralisme » fait référence à la libération, mais en définitive il n'a procuré aucune liberté, ni économique, ni politique. L'une des idées les plus importantes dans ce livre est le fait que la liberté de l'un est l'absence de liberté de l'autre. Je cite Isaiah Berlin, lorsqu'il remarquait que la liberté pour les loups équivaut à la mort pour les moutons.

Le néolibéralisme a donné aux banques la liberté d'exploiter les gens ordinaires. Il a donné aux cigarettiers la liberté de tuer, de fabriquer un produit qui a tué des gens ordinaires, sans avoir à l'ébruiter. Il a donné aux compagnies pétrolières la liberté de polluer, et cette pollution est en train de tuer toute la planète. Son objectif n'a jamais été de libérer tout le monde au sein de la société, mais de déchaîner les loups, de permettre aux grandes entreprises de s'en prendre au reste de la société, de s'enrichir aux dépens du reste de la société. Ce que je tente de faire, au travers de ce livre, c'est procurer une alternative qui parviendrait à réellement accroître la liberté de la majeure partie des citoyens, de façon significative, et d'expliquer ce qu'est une conception significative de la liberté.

Olivier Berruyer : Et quelle est la différence entre le libéralisme classique tel que l'entendait par exemple John Stuart Mill au XIXe siècle, et le néolibéralisme actuel ?

Joseph Stiglitz : Il y a beaucoup moins de différences qu'il n'y parait. La principale raison pour laquelle le néolibéralisme s'appelle ainsi, le « nouveau libéralisme » c'est que ses créateurs voulaient faire semblant de faire du neuf. Ils ne voulaient pas assumer de réintroduire au XXe siècle un système issu du XIXe. Il s'agissait surtout de reconditionner de vieilles idées. Mais si vous vous intéressez au libéralisme du XIXe siècle, de bien des façons, les idées de John Stuart Mill dans son livre « De la liberté » étaient bien plus subtiles que celles de Milton Friedman ou Hayek. Elles s'intéressaient bien davantage à la tolérance et à la liberté de penser.

Et l'ironie est que les héritiers du libéralisme au XXe siècle, l'aile droite du parti républicain, ne souhaitent pas vous laisser cette liberté. En ce moment, ils établissent une forme de censure en Floride en disant aux universités ce qu'elles doivent enseigner. La liberté académique est en train d'être limitée. Partout, ils s'attaquent à nos universités. C'est une offensive dirigée, en fin de compte, contre ces idées héritées du libéralisme du XIXe siècle, en un sens cela revient à tourner le dos à ces enseignements du XIXe.

Olivier Berruyer : Comme c'est au cœur du projet néolibéral, est-ce que la dérégulation du marché a fait ses preuves ? Est-ce que ça fonctionne ?

Joseph Stiglitz : Bien évidemment, certaines formes de régulation vont trop loin ; mais prenons pour exemple une forme de régulation qui fonctionne vraiment bien. Elle est très simple. Les feux tricolores. C'est une forme de régulation. Ils organisent un ordre de passage. En leur absence, personne ne pourrait avancer aussi bien. Voici un exemple très simple de régulation rentable qui accroît la liberté de tout le monde, au-delà de ce que serait cette liberté en son absence. Pensez aux régulations qui visent à limiter la pollution, elles fonctionnent. Il y a moins de pollution que par le passé. Ce n'est pas parfait, bien sûr, mais il y en a quand même moins. Si vous jetez un œil à ce qu'étaient les grandes villes partout dans le monde, avant ces régulations, le smog était omniprésent, l'air irrespirable. Avant ces régulations, les gens mouraient du fait de la pollution. La situation s'est améliorée, aujourd'hui.

Maintenant, regardons les banques. La dérégulation des banques nous a donné la crise financière de 2008. La régulation du secteur, aujourd'hui, n'est toujours pas parfaite, mais il s'est désormais écoulé presque vingt ans depuis la dernière crise financière. On en aura bientôt une autre, car les régulations ne sont pas assez fortes, mais sur le principe, la régulation fonctionne. Après la Grande Dépression, le système financier avait été régulé, et il s'est écoulé un demi-siècle avant qu'une autre crise financière ne se présente. Cette crise a été causée par la dérégulation. Nous avons oublié les leçons que la régulation nous avait apprises, nous avons dérégulé, et donc forcément, comme on aurait pu le prévoir, une nouvelle crise financière a eu lieu.

Dans nombre de mes travaux, j'ai expliqué pourquoi la main invisible – ce concept qui énonce que la poursuite de l'intérêt personnel conduira naturellement, comme par l'effet d'une main invisible, au bien-être de toute la société – pourquoi la main invisible est invisible : parce qu'elle n'existe pas. Et ça devrait être évident. La poursuite de l'intérêt personnel, l'avarice, conduisent aux crises financières. La poursuite de l'intérêt personnel conduit à la pollution. La poursuite de l'intérêt personnel conduit aux cigarettiers, aux entreprises de l'agro-alimentaire qui empoisonnent la population, qui nous ont conduits, aux États-Unis, à une épidémie de diabète infantile. Il nous a conduits aux compagnies pharmaceutiques qui sont responsables de la crise des opioïdes. Oui, cette main visible peut nous entraîner vers des issues désastreuses pour la société. Je vais vous expliquer pourquoi.

Il y a deux façons de faire du profit. D'une part, l'idée évoquée par Smith est que la poursuite du bénéfice peut conduire à de nouvelles innovations, qui font baisser les coûts de production. Ça, c'est une bonne chose. Mais il y a une autre façon d'accroître son profit, et c'est l'exploitation. L'exploitation au travers du pouvoir de marché, l'exploitation au travers de l'ascendant pris sur les individus en utilisant leurs vulnérabilités, en utilisant l'imperfection de l'information, les asymétries de l'information, qui sont un sujet sur lequel j'ai beaucoup écrit. Et malheureusement, il est très facile de s'enrichir grâce à l'exploitation. C'est pour cela que nos banques, nos cigarettiers, nos entreprises de l'agro-alimentaire y ont recours. Il y a toujours beaucoup d'innovation, bien sûr, mais une très, très large proportion de cet enrichissement provient de l'exploitation et du pouvoir de marché.

Et c'est là que le gouvernement doit intervenir, et doit interdire de s'enrichir en exploitant les faiblesses des consommateurs, des travailleurs, de l'environnement, de la communauté. Il convient de juguler le pouvoir du marché, de manière à ce qu'il se contente de remplir son rôle, à savoir promouvoir l'innovation et par conséquent la réduction des coûts de production. Il est très attristant que les États-Unis aient élevé au poste de président un individu qui personnifie cette logique d'exploitation. L'Université Trump est un exemple d'université autoproclamée, qui a été conçue pour profiter des aspirations d'individus désirant améliorer leur niveau de vie et approfondir leur éducation. Son objectif était de profiter d'eux. Dans ce cas précis, le gouvernement est intervenu, les gens ont porté plainte. La Cour a estimé que le succès de l'Université Trump était dû à son mépris des lois et à son exploitation de ses clients. Et l'Université Trump a dû payer des millions de dollars d'amende.

Olivier Berruyer : On voit que la plupart des supposées « démocraties libérales » tombent les unes après les autres dans des dérives autoritaires. Et pourtant, on nous disait que la liberté économique allait entraîner la liberté politique. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Joseph Stiglitz : Friedman et Hayek, qui sont ceux qui avaient avancé l'idée que la liberté économique était nécessaire et qu'en découlerait la liberté politique, étaient totalement à l'opposé de la réalité dans leur analyse. Ils se sont trompés sur la main invisible, sur l'efficience des économies de marché, mais ils ont eu tout autant tort concernant ce lien entre liberté économique et liberté politique. En effet, ce marché sans entrave n'a pas conduit au bien-être de tous, mais plutôt, comme on l'a dit, à leur exploitation. On peut en conclure que la théorie de ruissellement ne fonctionne pas. Et le résultat est une forte insatisfaction. Le PIB continue à monter, mais dans le même temps, les gens ordinaires voient leurs revenus stagner. Les plus pauvres voient même leurs revenus diminuer. Le désespoir s'est emparé d'une large part des États-Unis.

Anne Case et Angus Deaton, un prix Nobel d'économie venant de Princeton, ont écrit un livre célèbre intitulé « Morts de désespoir », décrivant la façon dont ce désespoir a conduit à une chute de l'espérance de vie aux États-Unis. Mais ce même désespoir, cette même impression que le système ne fonctionne pas en leur faveur, a amené beaucoup de gens à se tourner vers le populisme autoritaire. Il est clair pour moi que le néolibéralisme nous a mis sur la route de l'asservissement. Ce sont Hayek et Friedman qui nous ont mis sur cette route vers l'autoritarisme. Et c'est ce qui explique le titre de mon livre, « The Road to Freedom ». Je voulais dire que ce qu'ils pensaient était faux. Ils s'inquiétaient du fait qu'un gouvernement trop puissant nous conduirait à l'autoritarisme, à l'asservissement, au servage. Mais ce qu'on observe aujourd'hui dans le monde, c'est que les pays où ce populisme autoritaire se développe ne sont pas ceux où le gouvernement est très actif, comme en Scandinavie, mais dans des pays comme les États-Unis, où le gouvernement n'intervient pas assez et où il y a trop d'inégalités.

Olivier Berruyer : Oui et justement, une des raisons qui rend cette idée de liberté absurde dans notre modèle néolibéral, ce sont toutes les inégalités qu'il crée. Est-ce qu'un système qui comporte de telles inégalités économiques n'est pas voué à imploser ?

Joseph Stiglitz : J'ai écrit dans un de mes précédents livres, « Le prix de l'inégalité », que nous payons un prix social, politique et économique très élevé pour la masse d'inégalités que notre société génère. J'ai argué que les inégalités n'étaient même pas bonnes pour l'économie, que les économies faisant face à trop d'inégalités ne pouvaient croître, n'étaient pas aussi performantes que celles où les inégalités sont plus rares. Mais j'ai aussi dit que ces énormes inégalités économiques ont créé un terreau fertile pour les démagogues, et que l'un d'entre eux finirait par savoir en tirer profit. Et j'ai souligné qu'à travers le monde, il y a un large vivier potentiel de démagogues.

On ne peut pas prédire d'où ils vont émerger, on ne peut pas savoir qui se révélera en être un. Ainsi, la problématique de protéger la liberté politique, ou au contraire de s'y attaquer, est très liée à la question des inégalités. Et c'est pour ça que j'ai argué que toute société qui souhaite maintenir à la fois la liberté politique et la liberté économique se doit de limiter le niveau des inégalités, en termes de revenus comme en termes de patrimoine.

Olivier Berruyer : Alors justement, il y a une grande propagande économique à tous les niveaux, mais une des plus fondatrices en Occident est celle qui consiste à rattacher les inégalités au mérite. Les riches mériteraient leur richesse ; il serait injuste de les taxer. Les pauvres mériteraient d'être pauvres ; et donc il serait injuste de leur accorder des droits sociaux. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Joseph Stiglitz : Oui, une des idées auxquelles je m'attaque dans mon dernier livre, et dans mon précédent livre, « Le prix de l'inégalité », est cette idée que les inégalités sont un résultat naturel, que les riches méritent leur sort, et que les pauvres méritent le leur. Je m'y attaque de différentes façons dans ce livre. Le premier point que je soulève est le fait que les inégalités sont des inégalités héritées. Quelqu'un qui hérite d'une fortune la mérite-t-il ? Peut-être que son père la méritait, a travaillé dur ; mais qu'a fait son enfant, à part naître sous le bon toit ? Parfois je taquine mes étudiants en leur disant « Vous avez fait une grosse erreur, vous avez mal choisi vos parents ; si vous aviez mieux choisi, vous seriez riches ». Mais bien entendu, on ne choisit pas ses parents. Et on hérite d'une situation non seulement quand on est riche, mais aussi quand on est pauvre.

Aux États-Unis, l'héritage de l'esclavage reste vivace. Ceux qui sont arrivés dans ce pays, non pas de leur propre volonté, mais du fait de l'esclavage, ça n'a rien à voir avec une économie de marché. Par la force brute, enchaînés, ces gens ont été amenés ici, et maltraités pendant des centaines d'années, aux États-Unis, créant un héritage que nous devons toujours gérer de nos jours. Et je pense que nier la réalité de cet héritage est moralement une mauvaise chose. Bien sûr, c'est un exemple particulièrement éloquent, mais beaucoup de gens aux États-Unis qui sont riches aujourd'hui, ils le doivent à leurs parents, leurs grands-parents, leurs arrière-grands-parents voire leurs arrière-arrière-grands-parents, qui se sont enrichis grâce à ce qu'on appelait le « commerce chinois ». Aujourd'hui, on appellerait ça du narcotrafic. Ils vendaient de l'opium. L'Occident a fait la guerre à la Chine pour s'assurer que les Chinois continueraient à acheter de l'opium. Aujourd'hui, nous réalisons à quel point c'était immoral, mais ce commerce a créé d'immenses richesses, et les descendants de ceux qui s'y livraient sont toujours riches aujourd'hui. Est-ce mérité, est-ce juste ? Je ne pense pas.

Et au niveau suivant de réflexion, vous réalisez que les revenus, les prix, les taux d'intérêt qui existent aujourd'hui même dans un environnement de compétition saine sont fixés en fonction de ceux qui détiennent le pouvoir d'achat. Mais ce pouvoir d'achat est le résultat de l'exploitation passée. Il est donc impossible de dire que la distribution des revenus, de la richesse aujourd'hui, est le résultat de processus naturels. Il peut y avoir un facteur de mérite, mais il y a aussi d'importants facteurs d'exploitation, d'une façon ou d'une autre, hier ou aujourd'hui. La propriété est une construction sociale. Et le droit de propriété constitue une motivation puissante dans notre système. Si je fais le choix d'économiser, il faut que mes économies puissent me servir à quelque chose. Si on peut s'emparer de ma propriété, à quoi bon économiser et investir ? De ce fait, au moins une certaine forme de droit de propriété est nécessaire dans toute société. Mais la façon dont ce droit de propriété est défini dépend de ce qui, selon nous, fera fonctionner la société, et l'économie, correctement.

Par exemple, dans la Bible, il y a un passage qui évoque le fait que tous les 25 ans, il y avait une remise de dette généralisée. C'était une forme d'accord tacite concernant le système antique de droits de propriété. On n'y pense plus, aujourd'hui ; mais c'est une façon de remédier au problème de la dette. Autre exemple : qui possède les ressources naturelles d'un pays ? À mon avis, les ressources naturelles d'un pays devraient appartenir à tous ses habitants. Ce n'est pas un quelconque individu qui a créé ces ressources, elles ont toujours été là. Et dans bien des cas, quand des Européens sont arrivés en Australie, en Amérique du Nord, ils ont volé la terre de ceux qui habitaient là. De ce point de vue, le droit de propriété peut donner la nausée. Il existe une vieille plaisanterie qui résume bien les choses :

« Comment as-tu eu cette terre ?
- Je l'ai achetée à quelqu'un d'autre.
- Et comment celui-ci l'avait-il eue ?
- Il l'avait achetée à quelqu'un d'autre.
- Et comment celui-là l'avait-il eue ?
- Il l'avait volée à quelqu'un d'autre. »

À l'origine de ces chaînes de propriété, il y a bien souvent un vol. Et même si on préfère ne pas y penser, une large part de la richesse de l'Europe provient de ce que les colonisateurs ont volé aux colonies. La richesse des États-Unis est fondée sur le vol des terres des peuples indigènes, des tribus amérindiennes qui se trouvaient là. Le régime des droits de propriété peut déterminer si les ressources du sous-sol nous appartiennent à tous, ou si elles appartiennent à celui qui a la chance d'acheter un lopin de terre et y découvre du pétrole. Ce sont des choses que la société doit décider. Et, chose intéressante, la plupart des sociétés estiment que les ressources du sous-sol appartiennent à tous. Les États-Unis sont une des rares exceptions. Je pense que c'était une mauvaise décision de leur part.

Olivier Berruyer : Quelle vision avez-vous des élites politiques et médiatiques en Occident ? Vous semblent-elles conscientes des limites du néolibéralisme ?

Joseph Stiglitz : Je pense que certaines des élites occidentales sont conscientes des limites du néolibéralisme. J'ai eu de nombreuses conversations avec des dirigeants d'entreprise qui finissent par comprendre, souvent après des années de conversations que le capitalisme néolibéral a ses limites. Et ils plaident pour une meilleure redistribution, une meilleure régulation, une compétition plus saine, et ainsi de suite. Mais je pense que malheureusement, la plupart d'entre eux sont simplement motivés par le profit. Et ce qui m'inquiète vraiment, c'est que tous ces nouveaux milliardaires sont encore pires. Ils essaient de déguiser leur avarice, leur intérêt personnel, sous le vocable de « libertarianisme ». Ou plutôt d'une valeur en particulier du libertarianisme, à savoir un gouvernement réduit.

Alors même que Musk a reçu un demi-milliard de dollars du gouvernement pour sauver Tesla de la faillite. Il n'y a donc aucun problème à ce que le gouvernement arrose d'argent les milliardaires, mais il y a un gros problème avec l'idée qu'il puisse donner de l'argent aux gens ordinaires. Quand je travaillais avec l'administration Clinton, ils appelaient ça l'aide aux entreprises. Et quand j'ai suggéré qu'il fallait se battre contre cette aide aux entreprises, et se focaliser sur l'amélioration des aides sociales en faveur des gens ordinaires, certains de ceux qui bénéficiaient de ces aides aux entreprises n'ont pas vraiment apprécié.

Olivier Berruyer : Vous défendez aussi l'idée d'un retour à un modèle d'économie mixte, comme dans l'après-guerre, avec notamment les concepts que Keynes avait mis en avant. En quoi cela consisterait et comment cela pourrait-il changer les choses ?

Joseph Stiglitz : D'abord, laissez-moi dire qu'à l'époque, on raisonnait en prenant en compte le gouvernement d'un côté, le secteur privé de l'autre. Aujourd'hui, je pense qu'on envisage les choses un peu différemment. Il faut un gouvernement et il faut un secteur privé. Il faut un gouvernement non seulement pour réguler le secteur privé, s'assurer qu'il reste compétitif, s'assurer qu'il ne s'adonne pas à la pollution, à l'exploitation ; mais il existe d'autres formes d'action collective, telles que les syndicats, les recours collectifs, mais aussi d'autres parties intégrantes de nos sociétés qui sont très importantes, comme les ONG, la société civile les coopératives.

L'écosystème de différentes formes d'institutions est plus riche. Et du coup, nous comprenons maintenant que, par exemple, pour développer une économie de soins, nous avons besoin d'institutions qui ne sont pas conçues pour exploiter autrui. Maintenant que l'éducation devient de plus en plus importante, le gouvernement devra continuer à assurer une partie de la recherche fondamentale. Et si nous voulons atteindre ne serait-ce qu'un minimum d'égalité, il nous faudra tout aussi bien une éducation assurée par des acteurs indépendants comme Columbia, Harvard, des institutions à but non lucratif, aussi bien que par des institutions étatiques.

Olivier Berruyer : La croissance est à l'arrêt partout et pourtant on continue à courir après le PIB. Est-ce qu'un système de prospérité sans croissance est possible selon vous, ce qui permettrait aussi de faire face aux limites des ressources et de l'environnement ?

Joseph Stiglitz : Si tout le monde avait mes revenus, ou les vôtres, ou a fortiori ceux des plus riches, il n'y aurait plus besoin de croissance. Il y a beaucoup d'autres choses plus importantes sur lesquelles nous devrions nous focaliser. Et au fur et à mesure que vous prenez de l'âge, vous pensez davantage à la santé, à la longévité, et moins aux possessions matérielles. Mais nous devons nous rappeler que nous faisons face à deux problèmes. D'abord, de larges portions du monde, et même des pays occidentaux, n'ont pas un niveau de vie adéquat.

Donc nous avons besoin de la croissance pour les amener à un standard minimum pour réduire les inégalités. Pour ça, on aura besoin de la croissance. Deuxièmement, il faut financer la transition écologique. Ça va coûter très cher. Ce sera une bonne chose, bien sûr, c'est même nécessaire, si nous ne le faisons pas, nous sommes tous condamnés. Mais nous avons besoin de la croissance pour ça. Ce qui importe pour moi est la nature de la croissance, sa qualité. Il faut s'éloigner d'une vision matérialiste, destructrice, de la croissance. Mais nous aurons toujours besoin d'améliorations de l'efficacité et de la productivité pour réduire les inégalités, garantir un standard de ressources décent et réaliser la transition écologique.

Olivier Berruyer : Les modèles néoclassiques, à la base de nos politiques économiques, partent du principe que l'Homme est rationnel et égoïste. Est-ce que vous êtes d'accord avec cette vision de la nature humaine ?

Joseph Stiglitz : Eh bien, vous avez tout à fait raison pour ce qui est de la description de l'hypothèse de base, c'est même pire encore, l'homme est infiniment rationnel et infiniment égoïste. Nous savons que ce n'est pas le cas. Adam Smith, le père de l'économie moderne dans le monde anglo-saxon, évoquait déjà l'importance de l'empathie. Nous voyons cette empathie à l'œuvre en ce moment avec les incendies de Los Angeles et la façon dont les gens s'aident les uns les autres. Cette perception du monde est non seulement répugnante, elle est erronée.

La question est, comment pouvons-nous promouvoir l'empathie, l'honnêteté, toutes ces caractéristiques ? Et l'une des pistes que je relève dans mon livre est que le choix de système économique a un impact important. Si notre système économique récompense l'égoïsme et la malhonnêteté, on aura de plus en plus de gens égoïstes et malhonnêtes. S'il récompense, s'il honore les individus altruistes, honnêtes, qui prennent soin des autres, il y en aura de plus en plus.

Olivier Berruyer : Mais, si on est pas égoïste par nature, est-ce qu'on a vraiment besoin de restreindre nos libertés ?

Joseph Stiglitz : Il y aura toujours, dans nos sociétés, des gens égoïstes. Il faut se résoudre au fait que les gens sont tous différents. Un jour, alors que j'étais en Chine, l'un des dirigeants d'une entreprise minière était venu demander au gouvernement chinois de réguler davantage le secteur. Après cette réunion, durant laquelle j'avais pu l'écouter, je lui ai demandé pourquoi, alors que la plupart des entreprises veulent la dérégulation, lui était venu plaider pour un renforcement des régulations. Et il m'a répondu « Nous sommes une grande entreprise publique, nos activités seront scrutées de près. Si nous polluons trop, nous devrons rendre des comptes. Mais nous sommes en compétition avec des entreprises qui n'ont pas de valeurs morales, qui ne s'en soucient même pas. Je veux pouvoir me battre à armes égales. Je sais que je peux vaincre si je me bats à armes égales, mais si la compétition reste injuste, je peux perdre ».

Donc en un sens, si nous étions dans un monde où tout le monde se soucierait des autres, serait altruiste et comprenne tout ce dont nous avons parlé, nous n'aurions peut-être pas besoin de régulations. Mais même dans un tel cas, pour revenir à mon précédent exemple des feux tricolores, il y aura quand même besoin de régulations pour coordonner. Même si aucun d'entre nous n'est égoïste, il nous faudrait des régulations pour décider qui passe en premier et qui passe en second. En France, vous avez une régulation par défaut en la matière, qui est la priorité à droite. Parfois, ça fonctionne bien ; parfois, ce n'est pas très efficace. Les feux tricolores peuvent être une solution. Mais la priorité à droite est une forme de régulation. Les régulations sont un ensemble de règles qui permet à la société de fonctionner, de se coordonner.

Olivier Berruyer : Dans ce cadre, est-ce que le contrat social est respecté ou est-ce qu'il faut penser un nouveau contrat social ?

Joseph Stiglitz : Notre société, notre économie sont constamment changeantes, et de ce fait il nous faut sans cesse penser à comment adapter nos contrats sociaux. Ils ne sont pas gravés dans le marbre. Ils ne sont même pas écrits du tout. Et malheureusement, un certain nombre de normes ont été détruites ces dernières années. Il y a eu une forte détérioration des normes de la conduite élémentaire envers autrui. Comment on traite les travailleurs. Nous avons placé l'efficacité à court terme au-dessus de tout le reste. Et nous commençons tout juste à nous apercevoir que ça ne fonctionne pas.

La pandémie nous a démontré le manque de résilience de notre économie. Les inégalités ont explosé. La croissance a ralenti. Le néolibéralisme a échoué. Le néolibéralisme constituait un exemple particulier de contrat social, qui postulait que si nous laissions les marchés agir à leur guise, tout le monde en bénéficierait. Ça n'a pas fonctionné. Nous en sommes à un point où il faut réécrire un nouveau contrat social.

Olivier Berruyer : Pour ça, l'impôt est un bon moyen de limiter les inégalités, mais on voit bien que les riches en sont de plus en plus exemptés. Évidemment, la plupart des citoyens trouvent cela injuste. Est-ce qu'il faut et est-ce qu'on peut encore taxer les riches pour redonner du sens à l'impôt ?

Joseph Stiglitz : Je pense que nous le pouvons, et que nous le devons. Le problème sera l'aspect politique de la chose, mais je pense qu'il y a déjà un certain soutien. Une idée évoquée par le G20 qui rencontre beaucoup d'écho - Ici, en France, c'est Gabriel Zucman qui a contribué à la faire connaître, est un impôt minimal pesant sur la richesse des plus aisés, impôt que ceux-ci ont pour l'instant réussi à esquiver ou à minimiser. Ils se verraient forcer de payer un certain pourcentage de leur richesse totale comme impôt. S'ils payent déjà des impôts sur leurs revenus, leurs plus-values, les revenus de leur capital, il n'y aurait pas de taxe additionnelle ; mais une très large proportion des plus aisés parvient à éviter de payer leurs impôts. Et cet impôt minimal pourrait constituer un moyen de restaurer un minimum de justice fiscale.

Olivier Berruyer : On nous parle de liberté économique mais on voit que le système néolibéral n'arrête pas de créer des monopoles – je pense en particulier aux GAFAM (Google, Amazon, Microsoft, etc.). Est-ce que la libre-concurrence a encore un sens dans ce contexte ?

Joseph Stiglitz : Vous avez tout à fait raison de remarquer que l'économie de marché, en particulier ces dernières années, a eu tendance à favoriser la création de larges monopoles, d'entreprises dominantes dans leur secteur. Les GAFAM en sont le meilleur exemple, mais si vous observez l'ensemble de l'économie, secteur par secteur, partout, il y a des monopoles, ou des oligopoles, des cas où plusieurs entreprises sont théoriquement en concurrence, mais où la concurrence effective est très réduite, avec une connivence tacite. Nous avons besoin de lois antitrust fortes, à la fois pour éviter les pratiques anticoncurrentielles, qui créent et alimentent les monopoles, et pour éviter la formation et la croissance de ces monopoles.

Nous n'aurions jamais dû permettre à Facebook de racheter Instagram et WhatsApp. Dès aujourd'hui, nous pourrions faire éclater Google. Il n'y a aucune raison que Google Ads et Google search appartiennent au même ensemble. Les pratiques anticoncurrentielles d'Amazon sont très bien documentées. Nous avons les outils législatifs, nous savons comment faire ; c'est la volonté politique qui fait défaut. Un des bons côtés de la présidence Biden était qu'elle commençait à s'attaquer à ces monopoles, avec un certain succès. J'ai bien peur que la prochaine administration fasse machine arrière en la matière.

Olivier Berruyer : Oui parce que ces grandes entreprises aujourd'hui, en plus d'être économiquement puissantes, disposent d'un immense pouvoir politique. Elles collectent les données personnelles et ont un pouvoir d'influence très fort. Comment est-ce qu'on peut résister ?

Joseph Stiglitz : J'ai longtemps été très inquiet de cette accumulation de pouvoir par les géants de la Tech et la croissance de leur pouvoir de monopole est, de bien des façons, bien pire que la croissance des monopoles que nous avons pu observer au début du XXe siècle, à la fin du XIXe siècle. Là où il y avait autrefois des monopoles sur le pétrole, l'acier, ou le tabac, maintenant il existe des monopoles sur les médias, sur la façon de communiquer, de percevoir notre société. Et ils s'engagent davantage politiquement, comme nous l'avons vu avec Musk et Trump. Et cette génuflexion, face au pouvoir de Trump, par ces grands entrepreneurs, peut certes être perçue comme répugnante par certains, mais elle témoigne du pouvoir qui se retrouve désormais réuni, au sein de cette nouvelle oligarchie américaine, où la démocratie cède la place à l'oligarchie.

Nous pouvons résister au travers d'une prise de conscience démocratique de ce qui est en train de se passer. Et nous sommes encore une démocratie. De ce fait, je suis très, très préoccupé par le fait d'accroître la compréhension de tous sur ce qui est en train de se passer. J'espère qu'il y aura une résistance démocratique. Nous avons encore le droit de vote. Il y a eu des tactiques visant à décourager les électeurs. Il y a eu du charcutage électoral. La Cour Suprême a conféré à l'argent un pouvoir plus important qu'il ne devrait avoir. Nous sommes donc dans une arène politique difficile. Mais je pense qu'avec suffisamment de soutien, de détermination, nous pouvons restaurer notre démocratie.

Olivier Berruyer : Le système juridique international s'est peu à peu adapté au néolibéralisme, si bien qu'on voit de plus en plus de contrats d’investissements internationaux qui prévoient des clauses qui mettent les entreprises dans une position de supériorité par rapport aux États, en particulier au moyen des tribunaux d'arbitrage. Pourquoi est-ce que les États se sabotent eux-mêmes ?

Joseph Stiglitz : On a fait croire aux États que c'est si et seulement s’ils signaient de tels contrats d'investissement qu'ils parviendraient à attirer l'investissement étranger sur leur sol. Mais c'est complètement faux. De nombreuses études statistiques économétriques ont démontré que la situation des pays qui signent de tels accords n'est pas meilleure que celle de ceux qui n'en signent pas. Et c'est pour ça que des pays comme l'Afrique du Sud commencent à dénoncer ses accords, à vouloir en sortir, sans pour autant les enfreindre, mais en notifiant leur volonté de ne pas les renouveler.

De façon intéressante, la grande différence entre l'ALENA, l'accord de libre-échange nord-américain, et l'accord que Trump a signé avec le Mexique, le Canada et les États-Unis, était justement la suppression du chapitre 11 de l'accord, qui représentait l'accord d'investissement. Les États-Unis le percevaient comme un non-respect de leur souveraineté. Nous avons été poursuivis par une entreprise canadienne pour avoir enfreint leurs droits de propriété. Nous avons soudain réalisé que des entreprises étrangères avaient désormais plus de pouvoir sur nous que les nôtres. Nous avions pipé les dés à notre propre détriment. Il est très clair désormais que ces accords d'investissement sont une très mauvaise chose. Et je travaille dur depuis longtemps pour que les États comprennent qu'il n'est pas dans leur intérêt de signer ces accords.

Olivier Berruyer : En parlant d'accords, récemment Bruxelles a signé l'accord du Mercosur qui soulève beaucoup d'indignations. Alors le libre-échange consacre la liberté pour les marchandises, mais qu'est-ce qu'il apporte vraiment au consommateur ?

Joseph Stiglitz : Les accords de libre-échange qui ont été signés au cours des 30, 40 dernières années l'ont été presque universellement à l'initiative de l'investisseur. Ils ne se focalisent pas sur ce qui est bon pour le pays, ils ne se posent même pas la question, pas plus que, dans l'ensemble, ce qui serait bon pour les habitants du pays ; mais uniquement sur ce qui est bon pour l'investisseur qui aura fait le lobbying le plus intense. Ce qui illustre le mieux cette tendance, pour les États-Unis, ce sont les clauses relatives à la propriété intellectuelle et aux médicaments. Dans l'accord proposé par Obama, à l'époque de sa présidence, qui s'appelait le TPP, il y avait des clauses qui visaient à restreindre l'accès aux médicaments génériques qui risqueraient de réduire le prix des médicaments, certains d'entre eux essentiels à la survie des patients, allant jusqu'à interdire la vente de génériques, ce qui aurait augmenté les prix et entraîné la mort de patients.

Pour moi, là résidait la meilleure identification de ceux dont les intérêts étaient défendus par le biais de ces accords. Et c'était en partie parce que la plupart de ces accords ont été négociés en secret, à huis clos et sans aucune intervention du public. Et dès l'instant où le public a pu s'intéresser aux problématiques telles que les accords d'investissement, ou les accords relatifs à la propriété intellectuelle des médicaments, une énorme opposition est soudainement apparue, et c'est pour ça que très peu d'accords de ce type ont été conclus ces dernières années. Les sociétés démocratiques ont énormément de mal à tolérer l'idée de ratifier des accords dont l'objectif est de maximiser les profits des entreprises au détriment des consommateurs.

Olivier Berruyer : Est-ce qu'au final, le capitalisme ne va pas s'effondrer sous le poids de ses propres contradictions ?

Joseph Stiglitz : Je pense que les sociétés sont en constante évolution. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. À la fin du XIXe siècle aux États-Unis, au cours du Gilded Age (1870-1890), il y a eu le phénomène des « barons voleurs », les « robber barons » comme on les appelait, et on a réalisé qu'ils exploitaient les gens ordinaires. Il y a eu une période de changement, l'ère progressiste (1890-1920). Et puis, durant les Roaring Twenties, les inégalités sont reparties à la hausse. Et puis il y a eu la Grande Dépression. Et puis il y a eu la guerre. Et puis il y a eu la cohésion sociale de l'après-guerre, lorsque la croissance a atteint des taux inégalés. C'était une forme de capitalisme, et pourtant les inégalités se sont réduites. Tout le monde devenait plus riche, mais les pauvres s'enrichissaient plus vite que les riches. C'est à ce moment qu'est né ce qu'on a appelé la société de classe moyenne. Oublions un instant que ce n'était pas pour autant une société inclusive. Il y avait toujours de la discrimination raciale et de genre, mais en dehors de ça, pour tout un segment de la population, c'était une période de prospérité partagée ; mais seulement pour ce segment de la population.

Et puis on en est arrivés à l'ère du néolibéralisme, qui prévaut depuis désormais 45 ans. J'ai beaucoup de mal à me décider sur la question : 45 ans, est-ce une longue ou une courte période ? L'histoire du capitalisme, du capitalisme moderne, débute véritablement vers 1800, vers 1780 au plus tôt. Il est difficile de définir la date précise, mais ça ne fait qu'environ 200 ans. Donc oui, 45 ans c'est long, mais c'est aussi « juste » 45 ans. Quelle sera la prochaine étape ? Dans quelle direction irons-nous ? Nous autres, progressistes, nous disons, nous espérons qu'il y aura une compensation, une correction des errements du néolibéralisme ; mais nous traversons une très mauvaise période, car du fait même de la déception causée par le néolibéralisme, il y a un net mouvement à droite dans beaucoup, beaucoup de pays, avec cette croissance du populisme autoritaire. Mais il échouera.

Je suis assez confiant sur le fait que ce populisme échouera. Mais qu'est-ce qui lui succédera ? On peut espérer que ce qui lui succédera sera une nouvelle explosion de progressisme. Les Lumières ne mourront pas. La raison prévaudra, et nous admettrons nos erreurs. Tel est le chemin vers l'avenir. Telles sont les formes d'institutions sociales, fondées sur la raison, qui nous conduiront à une prospérité partagée. Mais il convient de reconnaître qu'il existe une possibilité que l'issue choisie soit celle d'une forme encore pire d'autoritarisme. Ainsi, à ce moment critique, si proche du 20 janvier 2025 et de l'arrivée de Trump à la présidence des États-Unis, nous ne savons pas quelle direction le monde choisira.

Olivier Berruyer : Et bien nous arrivons à la fin de cet entretien. Merci beaucoup Joseph Stiglitz. Ça a vraiment été u honneur de vous avoir. Je vais vous poser notre question traditionnelle : qu'est-ce qui est connu de peu de personnes et qui mériterait d'être connu de tous ?

Je pense qu'un aspect de notre société que la plupart des gens ne comprennent pas bien est le secret dont bénéficient les activités de certaines institutions au sein de notre société, en ce qui concerne le maintien de leur pouvoir, leur capacité à produire des accords injustes, des comportements injustes ; institutions qui font tout pour que personne n'en sache rien. L'existence même de leurs secrets est secrète. Selon moi, c'est très inquiétant. J'en parle dans mon livre, du fait que nous devrions songer beaucoup plus sérieusement au problème de la transparence et du secret. Nous n'en sommes qu'au début. Beaucoup de contrats, de transactions, sont assortis de clauses de confidentialité. Qu'est-ce qu'une clause de confidentialité ? Ces clauses servent à ce que personne ne puisse savoir ce qui s'est passé.

Nous avons des compagnies pétrolières, et d'autres entreprises d'extraction de ressources, qui versent peut-être des pots-de-vin. Mais lorsque le gouvernement et ces entreprises tombent d'accord pour dire que le contenu de leurs contrats doit rester secret, il est impossible de savoir si le prix qui a été payé est juste ou non. Ils appellent ça des secrets d'affaires. C'est une notion qui ne devrait pas exister. Nous voulons savoir quel prix a été payé pour les ressources naturelles de notre société. Cette prévalence du secret sape les fondements de notre démocratie et crée des inégalités, et cette tendance à limiter le pouvoir de corriger des comportements blâmables se fait sentir partout dans notre société. Et nous devrions sérieusement songer aux circonstances dans lesquelles de tels secrets devraient être autorisés.

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