Après 15 ans de laxisme absolu et un début d’incendie inflationniste, les banques centrales ont brutalement débranché leur planche à billets, privant les marchés financiers de leur drogue monétaire. Pire, la plupart se sont mises à diminuer la quantité réelle de monnaie en circulation, ce qui a participé au ralentissement économique. Ce n’est cependant que la conséquence prévisible des lourds errements passés. On vous explique tout.

publié le 04/01/2024 Par Olivier Berruyer

1- Zone euro : 20 ans d'anomalies monétaires
2- Angleterre : pire que la BCE
3- Japon : le précurseur
4- Chine : mieux qu'en Occident
5- États-Unis : une politique hors norme
Ce qu'il faut retenir


La masse monétaire d’un pays désigne la quantité de monnaie qui y est en circulation. Si la notion de « monnaie » (voir sa définition ici) ne posait guère de problème jusqu’au début du XXe siècle – il s’agissait donc des pièces de monnaie et des billets –, la situation s’est largement compliquée par la suite. Il y a d’abord eu le développement de la bancarisation (la monnaie se trouve désormais principalement dans des comptes en banque), puis de la multiplication des supports d’épargne (livrets, obligations, etc.).

Au fil du temps, les banques centrales ont défini des instruments de mesure de la monnaie, appelés « agrégats monétaires ». Ces différentes « masses monétaires » dépendent en effet de la définition retenue de la monnaie. Il y en a trois principales, qui s’emboitent comme des poupées russes :

  • M1 est un agrégat étroit, le plus liquide et le plus facilement mobilisable, qu’on peut qualifier de « monnaie » classique. Il regroupe les pièces et les billets en circulation dans le secteur non bancaire ainsi que les dépôts à vue des clients sur leurs comptes bancaires ;
  • M2 est un agrégat intermédiaire ; il est devenu significatif dans les années 1960. Il regroupe M1 ainsi que l’épargne à court terme, soit les comptes sur livrets et les dépôts à court terme (Livrets A, Livret de développement durable, Compte épargne logement) ;
  • M3 est l’agrégat le plus large, et donc le moins liquide ; il est devenu significatif dans les années 1980. C’est lui que la BCE considère comme la meilleure mesure de la « masse monétaire ». Il regroupe M2 ainsi que divers placements monétaires, généralement des placements à moyen et long terme (OPCVM, SICAV monétaires).

La quantité de monnaie qui est en circulation joue un rôle très important dans une économie. Problème : le système bancaire est devenu de plus en plus hors de contrôle depuis un quart de siècle, et ce dans la plupart des pays du monde.

Zone euro : 20 ans d’anomalies monétaires

La masse monétaire M3 de la Zone euro n’a pratiquement pas cessé de croître durant le premier quart de siècle de l’euro, dépassant les 17 000 Md€ en 2021. Elle a connu depuis une décroissance historique de 1 000 Md€, la BCE ayant (enfin) cessé ses politiques irresponsables baptisées « non conventionnelles », qui ont fini par alimenter (partiellement) une inflation également « non conventionnelle ».

La baisse de la quantité de monnaie est particulièrement forte pour la monnaie M1. Ce mouvement s’explique par un transfert des comptes en banque vers les comptes sur livrets, les clients recherchant une meilleure rémunération pour compenser la forte inflation.

Cependant, comme de la monnaie est nécessaire pour alimenter la croissance économique, il est logique que la masse monétaire ait cru. Pour analyser correctement les mouvements monétaires, il est donc préférable d’utiliser le ratio entre la masse monétaire et le PIB. Ce ratio doit, en théorie, être stable ; il est en pratique légèrement croissant.

Un fort tournant a eu lieu en Europe à partir de la crise de la bulle Internet en 2001. La BCE, à peine créée, a tourné le dos aux pratiques usuelles des banques centrales, et laissé filer la masse monétaire, principalement en raison du développement des bulles immobilières. Seule la crise de 2008 a stoppé ce mouvement pour un bref moment, avant de reprendre durant les années 2010.

Au cours des 5 dernières années, les mouvements les plus importants ont concerné la monnaie M1 qui a connu une très forte croissance au moment du Covid et une forte baisse depuis 2021.

Le laissez-faire de la BCE est patent quand on observe l’évolution annuelle des agrégats monétaires, qui ont régulièrement atteint des croissances de plus de +10 %, et même encore de +14 % en 2021 !

Les chiffres en pourcentage du PIB (donc corrigés de l’inflation et de la croissance), montrent bien les gros problèmes de gestion autour de 2010 et de 2020, dont nous payons toujours le prix.

Les données concernant les évolutions de la masse monétaire de la France sont consultables dans cet article.

Allemagne : une gestion plus rigoureuse malgré la tutelle de la BCE

L’Allemagne est réputée pour le sérieux de la gestion de sa monnaie. Si l’intégration dans l’euro a rendu la gestion de sa banque centrale plus complexe, elle n’en a pas moins conservé une des gestions les moins laxistes de la zone. La croissance monétaire est restée plus limitée que dans la plupart des autres grands pays.

Les augmentations annuelles de la masse monétaire sont restées plus raisonnables, dépensant rarement les + 5 % par an.

Ramené en proportion du PIB, il apparaît que l’économie allemande connaît depuis plus de deux ans une baisse relative de la masse monétaire.

Angleterre : encore pire que la BCE

La Banque centrale d’Angleterre, fondée en 1694, est la deuxième plus ancienne banque centrale du monde (après celle de Suède). Hélas, son expérience ne l’a pas rendue plus prudente que sa jeune homologue continentale, bien au contraire. Accompagnant la financiarisation de l’économie, la masse monétaire anglaise en proportion du PIB a quadruplé en trente ans, ce qui est colossal. D’abord poussée par la bulle immobilière, elle a continué à augmenter après la crise de 2008, là encore en raison des politiques « non conventionnelles ».

Suisse : guère mieux que les autres

La Banque centrale suisse est aussi réputée pour son sérieux. Il est vrai que la monnaie suisse a été gérée sérieusement jusqu’à la crise de 2008. Mais ce pays a également connu une très forte croissance monétaire par la suite, dans le sillage des grandes banques centrales.

En réponse aux excès du passé, cela fait cependant plus de deux ans que la masse monétaire diminue, ce qui concourt aux difficultés économiques du pays.

Japon : le précurseur des problèmes monétaires et financiers

Le Japon est le grand précurseur mondial de la crise monétaire et financière, qui a commencé dès les années 1990, enfermant le pays dans des problèmes sans fin. Après avoir fortement augmenté dans les années 1980-1990, la masse monétaire nippone est restée relativement stable dans les années 2000-2010, mais à un niveau très élevé, du double du PIB.

La crise de 2020 a entraîné une nouvelle hausse importante, dont seule une petite partie est en train de se résorber, causant, là encore, des problèmes économiques.

Chine : un peu mieux qu’en Occident, mais loin d’être parfait

Au vu de sa forte croissance passée, on pourrait s’attendre à ce que la Chine ait connu de brusques évolutions de sa masse monétaire. Mais il n’en a rien été, et sa croissance a été très stable depuis 2006. Cependant, partant d’un niveau déjà élevé, elle a augmenté de plus de 50 % en proportion du PIB, ce qui est très élevé. Là encore, la bulle immobilière a poussé à la hausse la quantité de monnaie, ce qui pourrait fragiliser le pays en cas de retournement de tendance.

La banque centrale chinoise a cependant réussi à éviter depuis 2010 les explosions de création monétaire dans lesquelles se sont engouffrées les banques centrales occidentales.

États-Unis : une politique hors norme depuis 15 ans

Comme souvent aux États-Unis, on dispose de statistiques historiques très précieuses sur la masse monétaire de la première économie mondiale.

Elles démontrent une gestion rigoureuse de la masse monétaire des années 1960 jusqu’à la crise de 2008. Cet évènement semble avoir entraîné, comme dans beaucoup de pays, une perte de contrôle de la banque centrale américaine, qui a non seulement laissé filer la masse monétaire, mais l’a même abondamment alimenté à coup de création monétaire massive, jusqu’au pic de 2021.

Depuis 2008, la frénésie apparaît clairement si on analyse le niveau de croissance annuelle de la quantité de monnaie.

Une partie importante de cette nouvelle monnaie a été captée par l’économie financière, ce qui explique qu’il n’y ait pas eu d’explosion de l’inflation dès 2010 – en effet, la croissance de la masse monétaire a historiquement tendance à entraîner de l’inflation, pour les raisons expliquées dans cet article. Une autre façon de présenter la chose est de représenter la vitesse de circulation de la monnaie, qui est la quantité de PIB créée grâce à une unité de monnaie. Normalement, cette donnée ne devrait pas beaucoup fluctuer – et c’est bien ce qui s’est passé jusqu’aux années 1990.

Mais depuis 2002, cette vitesse ne fait pratiquement que diminuer, montrant ainsi que la nouvelle monnaie crée de moins en moins de PIB, ce qui est logique si elle sert principalement à alimenter la spéculation de la sphère financière.

Ce qu’il faut retenir

Instrument fondamental du pilotage de l’économie durant les Trente Glorieuses, la gestion de la masse monétaire semble avoir été de plus en plus négligée par les banques centrales depuis les années 1990 avec la financiarisation de l’économie, prélude à la finance casino qui impose régulièrement ses vues aux pouvoirs publics.

Les banques centrales se sont jetées à l’eau pour sauver le secteur financier en 2008, et ont ainsi renié les bonnes pratiques historiques de gestion en outrepassant leur propre mandat. Après les soutiens financiers, les plans de sauvetages et les baisses de taux, est venu le temps de l’utilisation à outrance de la planche à billets.

Le retour de l’inflation en 2021, dans lequel cette planche à billets a également joué un rôle certes non central, a clairement échaudé les banquiers centraux qui ne referont pas de sitôt des « politiques non conventionnelles ».

Privé de ces spectaculaires « bienfaiteurs » qu’ont été les banques centrales, les marchés financiers vont désormais devoir se débrouiller tout seuls, une réalité qu’ils ne semblent pas avoir bien intégrée. L'actuelle diminution des masses monétaires dans la plupart des pays du monde devrait bientôt leur faire prendre conscience de leur entrée dans ce nouveau monde.

Cette analyse graphique originale d'Olivier Berruyer pour Élucid est une mise à jour de notre suivi régulier et actualisé des grands indicateurs économiques.