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Le 4 juillet dernier, le Sénat français a publié les conclusions de sa Commission d'enquête portant sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050. Elle y sonne l'alerte à propos d'un enjeu assez surprenant : le risque de raréfaction relativement rapide de l’uranium nécessaire au parc électronucléaire français.

Article Environnement
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publié le 01/10/2024 Par Hovannès Derderian
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Le rapport du Sénat, publié en deux tomes, insiste pour ainsi dire « classiquement » sur la nécessité de faire baisser le coût de l'électricité, afin de rendre possible l'électrification de l'économie. Les sénateurs s’illustrent aussi par leurs critiques acerbes des contradictions de la politique énergétique européenne. Mais la véritable originalité du rapport est en réalité à trouver au chapitre V de son titre III intitulé : « La 4e génération nucléaire : à relancer d’urgence ». La raison de cette recommandation n° 28 faite au Gouvernement y est longuement exposée.

En effet, si la commission sénatoriale insiste sur l'importance de l'énergie nucléaire pour garantir la compétitivité et la disponibilité future de l'électricité française, elle identifie néanmoins la question des risques pesant sur nos approvisionnements en uranium. Un risque pourtant rarement mis en avant comme l’indique avec clarté le rapport :

« Très souvent, lorsqu’il s’agit d’évoquer l’électricité nucléaire, le propos se concentre sur les centrales de production d’électricité, les réacteurs. En revanche, la question du combustible est peu traitée, voire parfois oubliée. Elle est pourtant d’une importance cruciale. Car si le nucléaire est une source de production d’électricité massive et pilotable, bien maîtrisée en France, elle n’en a pas moins besoin d’une ressource : l’uranium. »

Passons en revue les principaux enseignements et conclusions des travaux du Sénat sur le « risque uranium », sujet que nous avons déjà abordé dans notre analyse de mars dernier.

Une raréfaction programmée de la ressource uranium : le retour de la géopolitique

Le rapport sénatorial part d'un double constat. D'une part, les réserves d'uranium sont limitées, quand bien même on considère les gisements les plus coûteux. D'autre part, le parc électronucléaire mondial est appelé à croître fortement pour remplir les objectifs de décarbonation. L’arithmétique du raisonnement est donc simple : plus de demande face à un stock déjà contraint implique une raréfaction rapide de l'uranium, ce qui pose à terme des problématiques d'approvisionnement.

Le rapport passe en revue 5 scénarios considérant différents niveaux de demande en uranium. Dans le scénario le plus optimiste, où la consommation mondiale d’uranium stagne à 60 000 tonnes d’uranium par an, les « réserves raisonnablement assurées » communiquées par l’AIEA seraient épuisées dès 2100. Dans le dernier scénario, qui correspond au triplement de la production d’énergie nucléaire tel qu’envisagé par une vingtaine de pays à la COP28, la consommation d’uranium croît à 180 000 tonnes par an d’ici 2040. À ce rythme, les réserves raisonnablement assurées sont épuisées vers 2055.

Quant aux autres catégories de réserves dites « réserves identifiées », plus optimistes, car pouvant être extraites pour un coût allant jusqu’à 260 $/kg, elles sont épuisées dès 2070. Même la catégorie plus spéculative des « ressources ultimes » qui englobent également les ressources non découvertes (sur la base d’extrapolations géologique) est épuisée vers 2090.

Les réacteurs EPR2, qui seront mis en service au cours de la décennie 2030 et dont la durée de vie espérée dépassera les 80 ans, seront donc exposés dans tous les scénarios à un risque plus ou moins important de raréfaction de la ressource en uranium.

Par ailleurs, le rapport tord le cou à l’idée que la diversification des sources d’approvisionnement en uranium soit une garantie pour la stabilité de nos approvisionnements. En effet, l’Asie (Russie incluse), qui représente 75 % de la production mondiale d’uranium, devrait à l’horizon 2040 passer d’un statut d’exportateur à un statut d’importateur. Ce phénomène est principalement dû au développement du nucléaire en Chine, dont la consommation d’uranium passera de 11 000 à 40 000 tonnes entre 2023 et 2040.

Il est donc tout à fait certain, comme l’indique le rapport, qu’à cet horizon, « des tensions sur le marché de l’uranium risquent de croître progressivement ». Les pays occidentaux se tourneront davantage vers les producteurs de l’OCDE, qui concentrent tout de même 40 % des ressources en uranium, un gage de stabilité selon le PDG d’Orano.

Pourtant, dans un rafraichissant élan de Realpolitik, les sénateurs notent que « si les Occidentaux devaient se tourner prioritairement vers le Canada et l’Australie pour leur approvisionnement en uranium, est-on sûr que la France serait aussi bien servie que les États-Unis ? ». Poser la question est sans doute y répondre...

Guerres intestines et auto-aveuglement : l’impréparation des services de l’État

Face à cette perspective probable de tensions sur nos approvisionnements en uranium, la solution est vieille comme le programme électronucléaire lui-même : pousser le développement de la 4e génération de réacteurs. Aussi appelés Réacteur à neutrons rapides (RNR), ces réacteurs ont la particularité de pouvoir valoriser l’uranium 238 (99,3 % de l’uranium naturel extrait chaque année) beaucoup plus abondant que l’uranium 235 actuellement utilisé.

Les stocks d’uranium appauvri (c’est-à-dire constituées quasi uniquement d’uranium 238) actuellement présents sur le territoire national représentent environ 330 000 tonnes. Utiliser des RNR supprimerait donc le besoin d’extraire de l’uranium depuis de nouvelles mines pendant plusieurs centaines d’années. Exit donc les risques sur la sureté de l’approvisionnement en uranium.

Pour autant, les hauts fonctionnaires interrogés par la commission d’enquête semblent au mieux en dilettante sur la question des risques pesant sur l’approvisionnement en uranium de la France. Ainsi, Sophie Mourlon, directrice générale de l’énergie et du climat déclare sans ciller que « la disponibilité [en uranium] à l’horizon de ce siècle est assurée ». Elle poursuit en affirmant que « de nouveaux gisements pourraient être découverts d’ici là », ajoutant donc la casquette de géologue à ses fonctions de directrice...

Du côté du CEA, son administrateur général, François Jacq, concède que « en cas de pénurie de matière, nous serons obligés de construire de gros réacteurs à neutrons rapides », mais s’emploie à démontrer l’absence de besoins par de surprenants calculs de boutiquier :

« Si l’on doublait le prix de l’uranium – seule raison qui justifierait la construction d’un tel type de réacteur –, cela n’aboutirait qu’à un renchérissement de 4 euros du mégawattheure sur le prix. Ce n’est pas le bon moment pour le faire : c’est trop tôt. »

Il semble avoir échappé à l’administrateur général que la géopolitique ne se résume pas à une affaire de prix de la ressource, si tant est que le prix résulte d’une quelconque efficience informationnelle. En effet, le cas du Niger, où le coup d’État intervenu en juillet 2023 a provoqué l’arrêt de l’extraction par Orano, montre s’il en était besoin que l’approvisionnement en uranium peut s’interrompre brutalement sans que cela ait été anticipé par « le prix de marché ». Les tensions américano-russes en cours depuis le conflit ukrainien font aussi craindre une rupture des échanges en uranium entre les deux pays ainsi qu’avec leurs alliés. Ces éléments ne pourraient-ils pas entrer en ligne de compte dans la vision stratégique du sagace administrateur général ?

Le problème est que cette « vision » administrative s’est muée en conséquences concrètes, lorsque l’Administrateur du CEA a recommandé au Gouvernement de mettre fin, en 2019, au programme de construction d’un réacteur RNR de recherche, le programme ASTRID. Cette décision, que l’administrateur « assume totalement » s’oppose pourtant, comme le relève la commission d’enquête, à une disposition législative votée par le Parlement (article 3 de la loi n° 2006-739), les sénateurs allant jusqu’à – fait rarissime – évoquer un possible délit d’abus d’autorité à l’encontre de M. l’administrateur général, un comportement sanctionné de 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.

De ces auditions, les sénateurs concluent effarés que « loin d’être une vision stratégique, l’abandon d’ASTRID serait issu d’un bref calcul à court terme sur le prix de l’électricité nucléaire. Les questions d’autonomie de la ressource, de bonne utilisation de la ressource et de souveraineté ne sont absolument pas évoquées ». Qu’ajouter de plus ?

Le salutaire appel du Sénat : trop peu, trop tard, trop couard ?

N’y allons pas par quatre chemins : pour un analyste s’inquiétant de l’état critique de nos approvisionnements en uranium, ce rapport tape dans le mille. L’argumentation, l’exposé du vide stratégique abyssal concernant l’uranium au sein des services de l’État et l’aboutissement logique sur la nécessité de développer les RNR sont d’une justesse indéniable.

Pourtant, Qui bene amat, bene castigat (qui aime bien, châtie bien), ce rapport n’est pas exempt de critiques. Il semble malheureusement que sa construction castre une conclusion qui aurait pourtant dû faire l’effet d’une bombe thermonucléaire.

Sur la forme tout d’abord. Cette question de la pénurie d’uranium qui guette le nucléaire français et nécessite attention et anticipation n’est abordée qu’au chapitre V du titre III – soit à la page 668 des 821 pages du tome I... Bien sûr, l’importance d’un sujet ne se mesure pas à son poids en encre et papier ou à sa pagination dans un rapport sénatorial, mais tout de même, on peut dire que ce sujet est dilué parmi une multitude d’autres, dont l’importance stratégique est bien moindre.

La numérotation même des recommandations formulées au Gouvernement ne fait figurer qu’au 28e rang (sur 33) cette question du programme RNR. Conjugué au freinage institutionnel que subit la question des RNR, ce classement conduit, inconsciemment ou non, à classer sans suite la problématique. À quand un rapport spécialement dédié à la question ?

Sur le fond ensuite. Le rapport se contente d’anticiper des difficultés d’approvisionnement, qui pourraient poindre à un horizon plus ou moins rapproché. Mais quid de la situation présente ? Les sénateurs pointent avec inquiétude les risques de tensions sur l’approvisionnement en raison de la croissance de la demande chinoise en uranium, qui passerait de 11 000 tonnes en 2023 à 40 000 tonnes en 2040. Cependant, croient-ils que la croissance passée de la consommation chinoise de (2 000 tonnes en 2010, 11 000 tonnes en 2023) s’est réalisée sans tension ? Assurément non, et c’est notamment pourquoi le déploiement des RNR est bien plus pressant qu’on ne le dit.

Enfin, les sénateurs ne semblent pas tirer de conclusions des précédents ratés de la filière nucléaire française ni des graves manquements soulignés dans le rapport. Les sénateurs préconisent ainsi de relancer une phase de recherche de 30 ans (développement, construction et retour d’expérience d’un premier prototype de RNR) en en confiant la réalisation au CEA. Or, ces mêmes sénateurs ont relevé l’absence de réflexion stratégique de cet organisme qui a lui-même saboté les efforts de développement des RNR avec la fin du projet ASTRID.

Pire, le rapport indique avoir consulté un document du CEA affirmant que le développement en cours d’un nouveau type de combustible, dit MOX2, aura pour effet de dégrader le stock de plutonium avec le « risque d’une insuffisance du stock pour le déploiement d’un parc RNR ». Le stock de plutonium, pourtant déjà très limité, ne permettrait en l’état actuel de ne démarrer que 2 à 3 réacteurs RNR. C’est dire si ce stock doit être géré précautionneusement.

Outre le problème de confier la mission au CEA, c’est le calendrier même incluant une phase de recherche aussi longue qui pose question. Un énième démonstrateur ne serait pas à la hauteur des enjeux de raréfaction de la ressource uranifère actuellement en cours, d’autant plus que ces phases de démonstration ont déjà eu lieu avec les réacteurs Phénix et Superphénix.

Il faut accepter l’idée que les premiers RNR seront sans doute moins puissants, avec un design complexe et coûteux, mais c’est bien une phase de déploiement industriel qui doit être lancée sans tarder. À l’instar du programme électronucléaire des années 1970, il y a fort à parier que les réductions de coût des RNR iront de pair avec leur déploiement croissant.

Photo d'ouverture : MyImages - Micha - @Shutterstock

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