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Lorsque survient une crise économique majeure, les regards se tournent naturellement vers les facteurs financiers : déséquilibres budgétaires, surendettement, spéculation, erreurs de gouvernance, etc. Sans occulter leurs impacts respectifs, une autre variable, à nos yeux essentielle, reste trop souvent absente des analyses : la disponibilité énergétique. Toute économie repose en effet sur un socle physique invisible mais décisif : sa capacité à mobiliser de l’énergie abondante, bon marché et stable pour produire, transformer, transporter et consommer. Lorsque ce socle vacille, les structures économiques sont mises à rude épreuve.

Article Environnement
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publié le 26/08/2025 Par Hovannès Derderian
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Le lien méconnu entre disponibilité énergétique et stabilité économique se révèle de façon éclatante à travers l’analyse de certains effondrements locaux. De manière surprenante, il n’est pas nécessaire de remonter particulièrement loin dans le temps ou dans l’espace pour trouver ces occurrences. Il est même envisageable que la plupart des épisodes de crises depuis le début de l’histoire de l’humanité soient liés de près ou de loin à des épisodes de contraintes énergétiques.

Dans une optique plus concrète, nous évoquerons ici deux cas en particulier qui illustrent ce lien entre crise économique et déclin énergétique : la crise argentine de 2001 et la crise grecque des années 2010. Dans ces deux pays, un pic de production énergétique a précédé une crise économique majeure. Ces exemples, loin d’être anecdotiques, éclairent des dynamiques globales dont les conséquences ne font que commencer à se faire sentir un peu partout dans le monde.

Argentine, 2001 : quand le pic pétrolier précède le défaut de paiement

Dans les années d’après-guerre, l’Argentine connaît une forte croissance portée par l’exploitation domestique de pétrole bon marché. Cette manne énergétique permet de moderniser l’agriculture, de développer une industrie lourde et de tisser un réseau de transport dense. Le pétrole devient la colonne vertébrale du modèle économique argentin.

Mais cette trajectoire s’interrompt brutalement en 1998, année où la production pétrolière atteint son pic historique.

Production de pétrole conventionnel en Argentine, 1960-2023Production de pétrole conventionnel en Argentine, 1960-2023

Ce plafond, qui reste peu commenté, marque une rupture néanmoins structurelle ; l’Argentine voit diminuer une source importante de devises rendant intenable le déséquilibre de sa balance des paiements. Entre 1998 et 2001, l’économie ralentit, les tensions s’accumulent et la crise éclate : le pays prononce un défaut de paiement de plus de 100 milliards de dollars, un record pour l’époque. Cette situation entraîne un chômage record, des émeutes et une instabilité politique.

La lecture financière, qui insiste sur les déséquilibres budgétaires et l’indexation du peso sur le dollar, est valide, mais incomplète. Le choc énergétique est le moteur physique du déraillement économique, le déclencheur de la crise dans une situation en déséquilibre.

Face à cette contrainte, une transition énergétique partielle s’organise. Le pays investit par exemple massivement dans les centrales à gaz à cycle combiné, qui passent de 0,7 à 7 gigawatts en cinq ans. Le parc de véhicules au gaz naturel comprimé (GNC) explose (20 % du parc en 2005). Le gaz devient la principale source d’énergie du pays. Mais cette transition ne sera que temporairement efficace ; en effet, dès 2007, la production de gaz naturel atteint à son tour un plateau, et une nouvelle période d’instabilité s’ouvre.

Aujourd’hui, le gouvernement de Javier Milei mise, comme son prédécesseur, sur l’exploitation du gisement de Vaca Muerta pour relancer la croissance. Mais ces hydrocarbures non conventionnels ont un coût élevé, un taux de déclin rapide et nécessitent des financements massifs dans un contexte économique très tendu. Même aux États-Unis, premier producteur mondial, des analystes anticipent un pic de production du pétrole de schiste avant 2027.

La crise de la dette de 2001, qui a alimenté le combat altermondialiste dans sa dénonciation des dérives du libéralisme dérégulé, trouve surtout sa source dans la modification des contraintes extractives, principalement d’origine géologique, et donc détachée des choix en termes de politiques publiques. Mais l'Argentine est loin d’être le seul exemple d’économie développée à subir les conséquences économiques d’un franchissement de limites sur la disponibilité en ressources énergétiques locales.

Grèce : une économie asphyxiée par le déclin du lignite

Beaucoup de choses ont été écrites sur l’épisode de la crise de la dette grecque, de la corruption des gouvernements du pays (notamment le maquillage des comptes publics) aux drastiques cures d’austérité imposées au pays par les institutions européennes et le FMI.

Pourtant, là aussi, l’effondrement économique de la Grèce a été précédé par une crise énergétique interne. À partir des années 2000, le pays atteint son pic de production de lignite, une ressource fossile locale historiquement dominante dans le mix énergétique grec. Ce pic se produit dans une période déjà marquée par la tension sur les marchés pétroliers mondiaux.

Dès 2004, la production d’énergie primaire commence à décroître. En parallèle, les prix du pétrole grimpent à l’échelle mondiale, atteignant des sommets en 2008. La Grèce, dépendante des importations pour son pétrole et son gaz et incapable d’augmenter sa production domestique d’énergie, se retrouve alors piégée. La consommation d’énergie atteint son maximum en 2007, puis recule brutalement.

En 2010, année où la crise de la dette éclate, la consommation d’énergie a déjà baissé de près de 14 %, et la production nationale de lignite de plus de 18 %. Sur la période 2008-2013, le PIB de la Grèce a chuté de 25 %.

Consommation et production d'énergie en Grèce, 1970-2023Consommation et production d'énergie en Grèce, 1970-2023

Le recul de la production de lignite en Grèce est dû avant tout à des limites géo-économiques, à savoir un épuisement des réserves extractibles et un très faible pouvoir calorifique du lignite grec, rendant son exploitation extrêmement coûteuse. Le lignite grec contient 5 mégajoules d’énergie par kilogramme, 2 à 4 fois inférieur au pouvoir calorifique du lignite allemand. L’économie grecque, fragilisée par le recul de sa production charbonnière, n’a pas pu s’aligner sur les nouveaux prix internationaux du pétrole, conduisant à une réduction contrainte de la consommation.

Depuis la crise de la dette, l’augmentation de la production à partir d’énergies renouvelables, combinée à un recours accru aux importations de gaz naturel a permis au pays de stabiliser son économie. En effet, en raison de son important littoral, la Grèce est un point d’entrée européen pour les livraisons de GNL, ce qui lui permet de capter une partie des flux d’approvisionnement. Néanmoins, la production renouvelable ne représente pour le moment qu’une fraction encore modeste de la consommation d’énergie, et la progression de la consommation de gaz naturel n’évite malheureusement pas l’exposition aux chocs de prix. La crise gazière de 2022 est venue l’illustrer parfaitement.

La crise grecque de 2010 montre donc elle aussi l’importance de la disponibilité en énergie pour la bonne tenue économique d’un pays, et l’effondrement qui peut s’en suivre en cas de contrainte structurelle, c’est-à-dire d’épuisement géologique. Néanmoins, dans ce cas-ci, c’est la conjugaison de la baisse de la production charbonnière avec un marché mondial du pétrole particulièrement tendu qui a donné ce cocktail explosif.

Aussi, le cas grec est-il un mix entre une contrainte locale liée à la production d’énergie et, pour la première fois peut-être, une contrainte globale liée à la disponibilité en pétrole bon marché.

Du local au global : le pic pétrolier conventionnel comme plafond de verre de la croissance mondiale

On assiste depuis la fin des années 2000 au plafonnement de la production d’énergie fossile bon marché. Le pic de production mondiale de pétrole conventionnel, désormais bien documenté, s’est produit entre 2006 et 2008.

Le lien entre le choc pétrolier silencieux des années 2000 et la crise financière de 2008 a été souligné par l’économiste James Hamilton. La flambée des prix du brut en 2007-2008 a pesé sur la consommation des ménages et la rentabilité des entreprises, précipitant le retournement économique. Selon cette lecture, le troisième choc pétrolier n’est pas un épisode de marché, spéculatif : c’est la manifestation d’une impossibilité physique d’augmenter la production de pétrole ou de diminuer la consommation (due à la faible élasticité prix-demande du pétrole).

Depuis, l’essor des hydrocarbures non conventionnels (huiles de schiste, sables bitumineux) a masqué temporairement ce déclin, mais au prix d’une hausse considérable des coûts et des prix. Le « miracle » du pétrole de schiste américain aura nécessité, pour se produire, une période étendue de prix du pétrole supérieur à 100 $ le baril. Malgré cela, on parle déjà au sein des institutions américaines d’un pic de production du pétrole de schiste pour 2027.

Nous entrons dans un monde où chaque pour cent de croissance énergétique devient plus difficile, plus coûteux, plus incertain. Dans ce monde-là, les marges de manœuvre budgétaires s’érodent, les tensions géopolitiques se multiplient autour des ressources et les promesses de « croissance verte » peinent à masquer une réalité plus triviale : sans énergie supplémentaire, il n’y a pas de croissance durable.

Conclusion : l’énergie, clé oubliée de l’économie

La leçon de l’Argentine, de la Grèce et du monde post-2008 est claire : l’économie moderne ne peut être pensée indépendamment de ses fondations énergétiques. À mesure que les gisements faciles s’épuisent et que les alternatives s’avèrent coûteuses ou intermittentes, la croissance mondiale bute sur un plafond de verre énergétique.

Les grandes crises économiques, krachs boursiers ou défaillances bancaires de demain seront toujours davantage déclenchées par le passage d’un pic énergétique local ou mondial. Anticiper ces transitions, réorganiser les systèmes productifs autour de la sobriété, repenser la valeur au prisme des flux physiques : tels sont les défis que nous ne pourrons plus éviter.

Photo d'ouverture : Skorzewiak - @Shutterstock

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