L'agro-industrie productiviste rend les agriculteurs dépendants aux pesticides

Bien que leur impact négatif sur l’environnement et la santé soit connu, les pesticides sont au cœur du système de production. Et s’en passer semble impossible sans une authentique réforme des politiques agricoles.

publié le 17/04/2024 Par Marion Messina

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a proposé le 6 février dernier le retrait d’un projet législatif visant à réduire de moitié l’usage des pesticides dans l’Union européenne. Élément central du « Pacte vert », lancé par la Commission en décembre 2019, ledit projet affichait son ambition de conduire l’ensemble des pays de l’Union vers une réduction de moitié des produits dits « phytosanitaires » d’ici 2030, par rapport à la période 2015-2017.

En langage politique, Mme von der Leyen a qualifié la proposition de « symbole de la polarisation », en réaction aux manifestations d’agriculteurs à travers tout le continent – la mesure prévoyant la réduction significative de l’usage des pesticides ayant figuré parmi les principaux sujets de discorde. Pourquoi les agriculteurs, les premiers concernés, ont-ils massivement marqué leur désapprobation face à l’objectif de réduction d’usage des intrants chimiques, parmi les principaux responsables de la catastrophe écologique européenne ? Et pourquoi la cheffe de la Commission européenne a-t-elle préféré faire marche arrière plutôt que de défendre cette mesure ?

Afin de saisir l’importance qu’occupent les pesticides dans le mode de production agricole actuel, il importe de comprendre comment s’est déconstruit le monde paysan pour devenir le gigantesque marché dépendant des intrants synthétiques que nous connaissons aujourd'hui.

En 1955, la France comptait 2,3 millions d'exploitations agricoles. En 2003, on n’en recensait plus que 590 000. À l’aube de ce siècle, deux millions de personnes vivaient sur ces fermes, soit quatre fois moins qu'en 1955. La population active agricole, familiale et salariée, atteignait 6,2 millions de personnes en 1955, soit près du tiers de l'emploi total en France. En 2000, cette part était tombée à 4,8 % avec 1,3 million de personnes. En 2021, les agriculteurs représentaient moins de 2 % de la population active nationale.

La profession pointe des difficultés de recrutement de salariés et de saisonniers. D'où la recherche d'outils permettant d'augmenter la productivité et d'être moins dépendant de la main-d'œuvre, comme les robots agricoles. Et les machines en question ne sont pas compatibles avec un mode de production biologique. C’est une des ficelles sur lesquelles tirer afin de remonter au nœud du problème : les intrants synthétiques sont principalement utilisés pour pallier le manque d’hommes et de femmes dans les champs.

Mais de quels « champs » parle-t-on ? En 2016, on dénombrait 11 % de fermes en moins qu’à peine six ans plus tôt. Moins nombreuses, les exploitations s’agrandissent. En 2016, une exploitation agricole disposait en moyenne de 63 hectares, soit 7 hectares de plus qu’en 2010 et 20 de plus qu’en 2000. Néanmoins, la moitié des exploitations valorise une superficie qui n’excède pas 36 hectares, tandis qu’un quart en cultive plus de 93.

Avec l’agrandissement régulier des structures, les très grandes exploitations mobilisent désormais 36 % du territoire agricole et 38 % du volume de travail agricole. Quasi inexistantes dans les élevages de bovins, viande ou d’ovins-caprins, elles représentent plus de la moitié des exploitations spécialisées en porcins et volailles et près de 2 exploitations sur 10, toutes productions confondues. À l’opposé, les petites exploitations restent majoritaires en cultures fruitières et en élevage ovin-caprin, mais se raréfient dans les élevages de bovins laitiers ou de porcins.

Fotokostic - @Shutterstock

La « polarisation » évoquée par Mme von der Leyen serait celle-ci : une disparition progressive de la « classe moyenne » agricole avec une tension entre, d'un côté, des petites exploitations compatibles avec un modèle de production agroécologique, et de l'autre, de grandes fermes contraintes de se transformer en « méga ferme » à moyen terme. Il convient de noter qu’une exploitation agricole sur deux est désormais spécialisée en production végétale. La baisse du nombre d’exploitations est plus marquée pour les filières d’élevage. Or, sans élevage, les sources de fertilisants naturels se raréfient et marquent davantage la dépendance aux palliatifs synthétiques.

Extension du domaine de la ferme oblige, l’endettement moyen des agriculteurs grimpe en flèche. En 2021, plus de 40 % des exploitations agricoles françaises étaient endettées, contre 11 % en moyenne pour les 11 pays européens pris en compte dans l’enquête annuelle de Réseau d’information comptable agricole (Rica).

En 2021 toujours, l’endettement des exploitations agricoles atteignait plus de 200 000 euros en moyenne selon l’Agreste, le service de la statistique et de la prospective du ministère de l’Agriculture. À titre de comparaison, ce chiffre s’élevait en moyenne à 50 000 euros en 1980. D’après les résultats du Crédit Agricole sur la dernière décennie, le niveau annuel de prêts du secteur agricole dépasse les 7 milliards d’euros. L’année 2022 a marqué un record avec 9,3 milliards d’euros de total de dettes, soit une augmentation de +13 % par rapport à l’année précédente.

La logique à l’œuvre depuis plus de quarante ans est celle-ci : la désertification démographique des zones rurales encourage dans un premier temps les fermiers restant à racheter les terres aux alentours, avec l’encouragement des pouvoirs publics et les aides de l’Union européenne calculée au nombre d’hectares. L’agrandissement de la surface moyenne des exploitations implique de s’endetter encore davantage pour l’agroéquipement, la construction ou la reconfiguration des bâtiments agricoles, puis il devient essentiel de produire plus pour rembourser plus. Les pesticides deviennent indispensables pour des agriculteurs endettés, surmenés et sommés de livrer des quantités colossales à des « clients » qui fixent leurs prix. Sans compter la concurrence internationale…

Les populations agricoles et, plus largement, rurales sont exposées aux pesticides du fait de la proximité de leur lieu de résidence vis-à-vis des lieux d’application de pesticides. Plusieurs études montrent que les expositions aux pesticides des populations étaient largement corrélées à leur lieu de résidence, et plus précisément à la distance qui sépare leur lieu de résidence des surfaces agricoles consommatrices de pesticides.

La population agricole française rencontre des risques professionnels particuliers : expositions à des risques chimiques (pesticides, engrais, désinfectants…), physiques (ultraviolets, accidents mécaniques…) et biologiques (virus animaux, moisissures…) qui peuvent être reliés à des effets sur la santé. Mais il ne s’agit pas de la seule population exposée. Il convient de préciser que ces risques concernent également les professionnels saisonniers de l’agriculture, les ouvriers de l’industrie des pesticides et les employés de chemin de fer, des voiries et d’espaces verts, notamment au contact d’herbicides.

À la suite de l’annonce de Mme von der Leyen, une dépêche Reuters reprenait les éléments de langage idoines : « le lobby des agriculteurs européens COPA-COGECA a salué les remarques [d’Ursula] von der Leyen ». Quelques mots bien pesés qui permettent de saisir l’impasse actuelle : revenir à une agriculture en accord avec les principes de l’agroécologie (au moyen d’aides publiques conséquentes, de promotion du « retour aux champs », de formation à grande échelle, de politiques locales conséquentes) ou maintenir la course actuelle qui fait la fortune des industriels… et de leurs lobbyistes à Bruxelles.

Photo d'ouverture : Sheila Fitzgerald - @Shutterstock