Contre le développement personnel - Thierry Jobard

Le développement personnel constitue aujourd’hui un rayon incontournable dans les librairies françaises. S’agit-il là d’une simple mode, innocente ? Ou sommes-nous face à un phénomène plus profond, dont les conséquences doivent être prises au sérieux ?

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Contre le développement personnel (2021) compte précisément prendre le développement personnel au sérieux. Thierry Jobard, constatant l’essor de cette nouvelle « science du bonheur » dans sa librairie strasbourgeoise, nous montre comment cette discipline est devenue un véritable outil de transformation de l’individu, exerçant sur lui une nouvelle forme de gouvernance.

Ce qu’il faut retenir :

Le développement personnel repose sur une conception appauvrie du bonheur, réduit au bien-être subjectif et individuel. La recherche du bien-être prend la forme d’une introspection, censée permettre d’accéder à un Moi intérieur, qui est cependant parfaitement illusoire puisque l’esprit humain, nous apprend la psychanalyse, contient une large part d’inconscient. En conséquence, la société est réduite à une agrégation d’individus ayant pour seul horizon, leur confort subjectif et psychologique.

L’influence du DP s’est étendue à la sphère professionnelle par le biais du management. Le management, qui repose lui aussi sur l’idée d’autonomie, exige du salarié qu’il soit responsable à la fois des tâches qui lui sont confiées et de son « employabilité ». Le salarié, ainsi assujetti, doit se transformer pour se plier aux exigences professionnelles.

Le DP, pour répondre au besoin de croyance qui caractérise nos sociétés depuis l’effondrement des grandes institutions religieuses et sociales, se présente comme une nouvelle spiritualité. Il a ainsi repris les pratiques religieuses, en évacuant les contraintes morales, et les utilise pour façonner l’homme selon le modèle néolibéral. Cette aliénation dont sont victimes nos sociétés donne naissance à un nouveau type de domination, une forme de gouvernementalité, qui s’exerce sous la forme d’une servitude en apparence volontaire. Mais, la liberté promise par le DP n’est qu’une illusion qui vient nous assujettir.

Biographie de l’auteur

Thierry Jobard (1973-) est un auteur français. Après des études de philosophie et un master en management, il devient responsable du rayon Sciences humaines dans une librairie strasbourgeoise. Il écrit également des synthèses et des comptes rendus d’essais pour le magazine Sciences humaines.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

Introduction

Dans les librairies, le développement personnel prolifère, prenant une place grandissante dans les rayons, au détriment des publications de psychologie classique ou de psychanalyse. « Psychologie positive, spiritualité New Age, PNL, analyse transactionnelle, méditation, hygge, ikigaï, ho’oponopono, hypnose et autohypnose, ennéagramme, sylvothérapie, sans oublier le coloriage… Les pratiques foisonnent. » Le monde professionnel n’est pas laissé pour compte : le développement personnel s’y décline sous la forme du management, encourageant diverses pratiques, à l’instar du coaching en entreprise, entre autres. Comment expliquer un tel engouement ?

Le développement personnel, que nous abrégerons ici en « DP », se donne pour objectif la poursuite du bonheur. La recherche du bien-être n’est pourtant pas une idée neuve ; déjà Platon, dans son Banquet, s’efforçait de découvrir les moyens d’être heureux et, depuis, la question constitue une véritable tradition philosophique. Le DP s’inscrit dans ce mouvement, offrant de nouveaux moyens pour cette quête du bonheur, mais dont l’efficacité est cependant douteuse. Comment, dès lors, expliquer son succès ? Doit-on y voir une mode innocente ou soupçonner des machinations ? Aucune de ces réponses ne semble pleinement satisfaisante.

« Mais, si l’on flaire une couillonnade, force est de tenter d’y voir plus clair. »

Chapitre 1. Les trois présupposés du développement personnel

Sois heureux et tais-toi

Dans l’histoire de la philosophie, la quête du bonheur est une tradition ancienne. Les différentes écoles de l’Antiquité – épicurisme et stoïcisme au premier chef – et les philosophes de toute époque – Kant ou Spinoza parmi les plus connus – tenteront tous de déterminer les moyens d’accéder au bonheur. Cette quête, universellement reconnue et partagée, a pris une apparence nouvelle avec le développement de l’utilitarisme. Contre la conception kantienne du bonheur, dans laquelle la vertu est centrale, « l’approche utilitariste a permis de redescendre le niveau d’exigence. » La quête du bonheur est désormais réduite à un calcul coût-bénéfice, entre les peines et les plaisirs. Ce calcul devait être fait à l’échelle de la société, afin d’atteindre le plus grand bonheur pour le plus grand nombre.

Cependant, ce processus d’objectivation quantitative du ou des bonheur(s) était encore trop ambitieux et trop exigeant pour nous, « petits Occidentaux fatigués de nous-mêmes ». Le bonheur a ainsi été déclassé en « bien-être », version modernisée et consacrée par le DP, qui ne s’intéresse plus qu’à la psychologie et à la subjectivité des individus.

« L’habit était taillé trop grand pour nous, bornons notre idéal aux petites victoires quotidiennes. »

Mais, pour pallier cette conception trop pauvre du bonheur, le DP refuse de se préoccuper uniquement des plaisirs et des satisfactions et entend «donner du sens à la vie», sans jamais, pourtant, déterminer de quel « sens » il s’agit. Donner du sens se réduit alors à une simple « conscience du monde ». On nous appelle ainsi à marcher en pleine conscience, à se détendre en pleine conscience ou à s’asseoir en pleine conscience. « Nous attendons avec impatience que l’on veuille bien nous apprendre à déféquer en pleine conscience. »

Ainsi, en cherchant à éviter les exigences de la vertu qui imprègnent les conceptions antérieures du bonheur, la recherche du bien-être par le DP relève malgré tout de l’effort. Pourtant, faire l’effort d’être heureux semble contenir un certain paradoxe. « Hegel écrit : “Ou le bonheur n’existe pas, ou c’est un bon café pris en plein air.” […] [Autrement dit,] le bonheur, c’est la bonne heure. Elle vient ou ne vient pas et nos efforts n’y changeront rien. »

Le Moi authentique et toc

La promesse du DP est la suivante : accéder à son Moi intérieur et authentique, grâce à l’introspection. Selon le philosophe Vincent Descombes, cette promesse résulte du passage du sujet entendu comme un « Je », à un sujet compris comme une substance, le « Moi », en tant qu’entité propre. On suppose ainsi une forme de schizophrénie chez l’individu qui est supposé disposer d’une prétendue capacité de vision intérieure, c’est-à-dire qu’il serait capable de porter son regard sur un objet interne, le Moi, qui constituerait notre véritable identité.

Mais, existe-t-il une telle entité, «un être, une chose limpide et transparente à laquelle on accéderait simplement et directement » ? On peut déjà noter que le Moi supposé ne reste certainement pas le même indéfiniment ; il change selon notre âge, selon notre humeur au moment de l’introspection, etc. Il faut ajouter à cela les difficultés à se percevoir soi-même, en témoigne l’écart de perception entre ce que l’on perçoit de soi et ce que les autres perçoivent – sans compter les erreurs de jugement, les illusions, les mensonges à soi-même, etc.

Et quand bien même nous parviendrions à dépasser ces obstacles, considérer que ce Moi authentique existe et, surtout, qu’il est accessible revient à nier purement et simplement les avancées de la psychanalyse en matière d’inconscient. Comment affirmer que nos pensées ou représentations sont produites par le Moi, alors qu’il existe en nous toute une part d’inconscient, qui s’impose à nous ? «Les (f)auteurs de DP n’en ont cure. […] Ces braves gens font donc comme si l’inconscient n’existait pas », et agissent comme s’il était possible d’agir sur le Moi comme le ferait un mécanicien sur un moteur.

Moi + Moi n’égale pas nous

Le DP repose sur deux affirmations contradictoires et paradoxales : être autonome et vouloir créer du lien.

En effet, le DP ne s’intéresse qu’à la psychologie, négligeant le social et le politique. Dans cette perspective, on n’ira jamais chercher la cause des problèmes personnels dans la structure de la société ou dans les effets de notre vie politique, mais uniquement dans la psychologie de l’individu. Ainsi, l’autonomie du DP a pour seul horizon le confort subjectif. « L’homme du DP, l’homme nouveau, se crée de lui-même et par lui-même […] si bien qu’à la fin il ne voit plus le monde qu’à travers sa propre personne. » Son unique but est de se dégager des appartenances et des pesanteurs, démarche individuelle, pour ne pas dire individualiste. Il ne cherche jamais la solution à ses problèmes dans l’action collective ou dans la communauté.

Une telle conception de l’autonomie a des implications sociales importantes : désormais, notre société est réduite à une association régie par des rapports entre individus, à une agrégation d’individus solitaires.

Dans cette société, l’autonomie est acquise par la maîtrise de soi : « le nouveau mode de gestion des émotions, de l’intériorité par l’autocontrôle et l’autosurveillance, prend l’aspect d’une liberté de se sentir mieux. » ; en réalité, loin de permettre de se reconnecter avec un Moi authentique (et toc), la maîtrise de soi conduit à rendre l’individu plus malléable pour ce qu’on attend de lui.

Chapitre 2. Le management par le développement personnel

Qui veut voyager loin manage sa monture

Si le DP entend diriger nos vies privées, la sphère professionnelle n’est pas à l’abri de son influence, qu’il exerce par le biais du management.

Le management, comme le DP, repose sur l’idée d’autonomie et de potentiel à révéler et à exploiter. En effet, le management a mis en place un mode de gestion et de communication horizontale. « Désormais, il n’y a plus de chef, mais un manager au sein d’une équipe. Plus de salariés, mais des collaborateurs. » Dans cette configuration, le salarié est autonome et devient ainsi responsable de la réussite des tâches qu’on lui confie. Cette responsabilité s’étend à son « employabilité », qui désigne les compétences et les attitudes qu’un employeur attend de l’employé. «À l’obtention objective de résultats doivent s’ajouter désormais les capacités subjectives d’y parvenir. » On attend ainsi du salarié qu’il intériorise les objectifs de l’entreprise, qui deviennent les siens. Ainsi, il est supposé exécuter les tâche pour lesquelles il a été embauché pas seulement pour l’intérêt de l’entreprise, mais aussi pour son propre intérêt.

« L’autonomie affichée du salarié n’est qu’un filet qui l’emmaillote, elle est aussi trompeuse que la soi-disant autonomie inhérente au DP. »

Le développement personnel est alors devenu une véritable demande des entreprises. Ces dernières organisent des formations ad hoc ou engagent des coachs ou des consultants en la matière.

Tout est politique

L’influence du management et de la gestion est plus étendue qu’on ne croit. Ils produisent leurs effets entre les murs de l’entreprise, mais, plus largement, sur «l’homme entièrement » et, par conséquent, sur la «société entière ».

À ses origines, le management ne concerne d’ailleurs pas l’entreprise. Selon une étude menée par Thibault Le Texier, les premiers manuels de ce qui s’appellera plus tard le management sont publiés au XVIIIe siècle à l’attention des mères de famille, des directeurs d’école, des fermiers ou des éleveurs. Ce n’est qu’ensuite que les techniques développées pour les enfants ou les bêtes furent transposées aux salariés. Désormais, le management concerne, non plus un enfant dont il faut prendre soin, mais « un instrument de travail qu’il convient d’arranger, de contrôler et d’optimiser rationnellement », constituant un véritable assujettissement.

En somme, « Le chef n’est plus là, mais il n’a pas disparu pour autant. »

En effet, les techniques de management exercent un véritable contrôle sur l’individu, mais moins visible que celle qu’exerçait le chef sur son employé. On exige plus seulement l’obéissance, mais l’engagement. En d’autres termes, le management convainc le salarié que, pour exécuter convenablement ses tâches, il doit se transformer intérieurement et intégralement. Il doit s’investir. Selon le sociologue Vincent de Gaulejac, « les employés sont pris, malgré eux, dans une construction procédurale qui les assujettit à un pouvoir normalisateur auquel [ils adhèrent] d’autant plus facilement qu’ils sont sollicités pour contribuer à l’élaboration de ces normes. »

S’investir ou être investi

Le DP, comme le management, oblige l’individu à se plier à de véritables procédures, qui se présentent sous la forme d’habitudes à prendre afin d’exploiter son potentiel. En bref, l’individu va « se manager lui-même ». Mais, domination insidieuse, cette influence du management et du DP ne s’exprime pas sous la forme d’une obligation, mais d’une incitation, d’une suggestion. En effet, si l’obligation est externe, la nécessité de réaliser son potentiel est interne ; autrement dit, cette obligation ne se formule pas comme un ordre à exécuter, mais comme une nécessité, que l’individu est forcé de s’imposer à lui-même.

La notion d’empowerment a ainsi été détournée pour servir ce nouveau cadre de pensée. Initialement utilisé dans un contexte de luttes féministes et sociales, le terme renvoie non pas à une énergie émancipatrice, mais à un investissement dans le travail. Le travail devient ainsi « un lieu d’expression de soi, de réalisation de soi et de reconnaissance du salarié ». Le salarié doit donc se vendre à l’entreprise en tant que capital humain, pas seulement en tant que force de travail.

« Il convient donc de fabriquer un Moi, une identité qui conviendra aux investisseurs [et] le DP est un auxiliaire objectif de cette démarche. »

Chapitre 3. Perte du monde, perte de soi

L’avenir d’une religion

Nos sociétés souffrent aujourd’hui de la perte de pouvoir des grandes institutions sociales que sont l’Église, l’armée, la famille, etc. Face à cette crise de foi, le DP a comblé le vide et est devenu un nouveau système de croyances. S’il refuse le nom de religion, il se présente toutefois comme une spiritualité et détourne, à cet égard, des pratiques religieuses anciennes. Le hygge danois, l’ikigaï japonais, le ho’oponopono hawaïen et les autres formes de méditation traditionnelle sont tous mis au service du seul bien-être subjectif. En effet, les contraintes et exigences, trop pénibles pour les petits Occidentaux, ont été évacuées pour faire des pratiques religieuses « des produits aisément exportables, “laïcisés”, neutralisés ».

« Pour le dire d’un mot, c’est la religion de la mondialisation. »

L’individu moderne se soumet ainsi aisément aux exigences du DP, moins pour l’objet de la croyance que pour le besoin de croire. Ces pratiques, anciennement religieuses, ne sont plus les moyens d'atteindre un objectif transcendant, mais sont devenus des fins en soi, pour répondre à cet indispensable désir de croyance.

Le maître intérieur

Le DP et le management ont enrôlé notre intériorité. Pour répondre à leurs exigences, il faut se conformer intérieurement au modèle qu’ils établissent. Plus que de manipulation, nous nous retrouvons face à un processus d’aliénation. En d’autres termes, le cadre qu’imposent le DP et le management fait obstacle à notre pouvoir d’agir librement et l’on devient étrangers à nous-mêmes.

Quel est ce modèle qui nous est imposé ? Sans surprise, celui du néolibéralisme.

En effet, « le DP et le management sont les bras armés du néolibéralisme dans son entreprise de façonnement des individus. »

Notre aliénation prend ainsi la forme de la consommation obligatoire. Or, cette consommation est plus poussée que l’on ne croit : plus qu’une consommation matérielle, le DP et le management exigent que nous nous consommions nous-mêmes, que nous nous vidions de notre substance pour se conformer au modèle établi. La recherche illusoire du Moi ou l’autonomie prétendue dans la sphère professionnelle, loin de nous libérer, nous forcent à agir selon les prescriptions néolibérales.

« Et l’homme ou la femme d’aujourd’hui est bien seul(e) face à cela. » D’un point de vue social, le naufrage des collectifs traditionnels a conduit l’individu à se replier sur lui ou sur des cercles familiaux ou amicaux restreints. D’un point de vue personnel, nous l’avons vu, l’autonomie défendue par le DP et le management s’est traduite par la solitude.

Désirer sans faim

Un nouveau type de domination s’est ainsi mis en place. Ce n’est plus une tyrannie ou des abus de pouvoir qui nous acculent, mais un pouvoir diffus et dissimulé. C’est une forme de gouvernementalité, au sens foucaldien, c’est-à-dire une conduite des conduites. Plus précisément, nos corps et nos esprits sont façonnés, sans que nous en ayons conscience.

Cette servitude est en apparence volontaire et, à ce titre, elle n'est pas « contrainte, elle est adhésion ». Pour obtenir cette adhésion, le DP, en tant que « dispositif néolibéral », fait appel à nos émotions. Séduits par la liberté promise par le DP, nous nous soumettons volontairement, mais inconsciemment, à « la servitude moderne ou hypermoderne ».

En effet, « vous obéirez d’autant mieux que vous vous croirez libre. Ce n’est donc plus la dissidence politique qui sera traquée […], mais les pensées négatives. »

Ainsi, notre consommation n’est pas orientée par la rationalité, mais par l’émotion, par la volonté d’éviter ces pensées négatives. Là où la rationalité nous orientait vers un produit de meilleure qualité, l’émotion nous conduit vers le produit qui nous aidera le mieux à « réaliser » notre potentiel, notre individualité – promesse mensongère du DP. Cependant, cette individualité recherchée n’est qu’illusoire : tous soumis aux mêmes nécessités imposées par le DP, nous consommons tous de la même manière et les mêmes choses. En somme, « nous n’en sommes plus à la simple production de masse, mais à une production de masse personnalisée. »

Conclusion

« Le DP croit faire rayonner la bienveillance par la conversion de chacun à une vérité qu’il pense être la sienne propre. Le monde n’est pas bienveillant et cette vérité n’est qu’un narcotique. […] Si on la prend au sérieux […], cette façon de tromper ou d’endormir son monde nous mène vers une morale moutonnière doublée d’une hébétude stérile. Rien de bon n’est jamais sorti de ce ventre-là. »

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