Dans L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée (2019), Jérôme Fourquet s’efforce de démontrer comment la société française s’est disloquée après l’effondrement de la matrice catho-républicaine.
Podcast La synthèse audio
Profondément divisée, la société ne se retrouve plus dans le clivage politique traditionnel droite/gauche qui prédominait depuis des décennies. Cependant, on assiste aujourd’hui à une reconfiguration du paysage politique autour de nouvelles lignes de faille, certaines ayant l’apparence d’une « Renaissance » d’un ancien clivage de classes, d'autres s'apparentant à des fractures au sein d'une même classe.
Ce qu’il faut retenir :
La déchristianisation, l'effondrement du Parti communiste, la perte d'audience des médias de masse, le processus d'individualisation sur fond d'effritement des structures sociales et d'émergence de la société de consommation, l’immigration, les problématiques liées à la globalisation et à l’intégration européenne : voilà autant de sources de fragmentation pour la société française, suivant de multiples lignes de faille : ethniques, politiques, géographiques, religieuses, sociologiques, professionnelles…
Si l’instabilité concomitante qui nait de ces clivages rend pour le moment impossible toute résurgence d’un sentiment d’unité nationale, quel que soit l’événement utilisé (attentat, victoire sportive, drame national…), la dynamique actuelle consiste en une réagrégation des intérêts autour de deux tendances opposées : l’une souverainiste (nationaliste ou protectionniste), l’autre dite "progressiste" et pro-européenne ; un clivage qui ne parvient cependant pas à effacer totalement le clivage gauche-droite qui demeure.
Pour l’auteur, ces deux mouvements seraient le reflet des préoccupations sociales qui émergent d’un clivage entre « gagnants » et « perdants » de la mondialisation, où les gagnants rassembleraient les individus diplômés, disposant d’un capital culturel et international fort, tandis que les perdants seraient les « derniers de la classe », peu ou pas diplômés et peu ouverts sur le monde…
Biographie de l’auteur
Jérôme Fourquet, né en 1978, est un analyste politique français. Diplômé de l’IEP de Rennes, formé par Yves Lacoste et Béatrice Giblin à la géopolitique et à la géographie électorale, il commence sa carrière à l’IFOP en 1996, comme chargé d’études. Depuis 2011, il est directeur du département Opinion de l’IFOP. Membre d’un institut qui dispose de grands moyens, cet expert en géographie électorale étudie les comportements et attitudes politiques en lien avec les religions, l’immigration et l’identité.
Son ouvrage L’Archipel Français (2019) est enrichi de nombreuses cartes et graphiques, réalisés par le géographe Sylvain Manternach. Il croise enquêtes d'opinion et cartographie : bien combinés, les deux permettent de procéder à une coupe verticale (analyse par sondage selon les couches socio-professionnelles, le niveau de diplôme ou l’âge) et à une coupe horizontale (analyse cartographique des différentes régions ou territoires) de la société française.
Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d’Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.
Plan de l’ouvrage
1. Dislocation de la matrice catholique
2. Vers un basculement anthropologique
3. Fragmentations
4. Une société-archipel
5. Lignes de fractures
6. Retour sur trois secousses sismiques majeures
7. 2017 : Le point de bascule
8. Après le big-bang : un nouveau visage politique
9. Les résultats électoraux, révélateurs de la fragmentation
10. De quoi le macronisme est-il le nom ?
Synthèse de l’ouvrage
Partie I. Le grand basculement
1. Dislocation de la matrice catholique
Alors que la France avait longtemps été considérée comme la « fille aînée » de l’Église, elle fait face, depuis une cinquantaine d’années, à un processus de déchristianisation qui arrive à son terme. Selon un sondage réalisé en 2012, similaire à celui soumis aux Français en 1961 à la veille du Concile Vatican II, les résultats de ce sondage permettent de dire que la France est devenue une terre « achrétienne ». Ce Concile constitua en effet l’élément déclencheur du déclin du catholicisme en France. Sa mesure clef était alors l’arrêt de l’obligation de la pratique des rites religieux.
En 1961, la proportion de Français baptisés s’élevait à 92 %. En 2012, l’héritage de cette période survit chez les plus de 50 ans, baptisés entre 88 % et 89 %. Cependant, un net décrochage apparaît pour les générations suivantes. Ce taux ne dépasse pas 65 % pour les 18-24 ans. De plus, alors que 38 % des baptisés se rendaient à la messe de manière hebdomadaire en 1961, ce n’est plus le cas que de 7 % des baptisés en 2012, un taux qui risque de s’effondrer après le départ des baby-boomers. Par ailleurs, l’augmentation de la proportion de Français favorables à l’ouverture des magasins le dimanche (de 46 % à 69 % entre 2004 et 2013) atteste d’une véritable désacralisation du jour du Seigneur pour la majorité des Français.
L’évolution des effectifs du clergé confirme, au niveau institutionnel, cette tendance au déclin du christianisme en France. De 1789 à 1950, on comptait plus de 170 000 religieux alors qu’en 2015, il n’en reste que 51 500. Avec une moyenne d’âge haute du clergé et un nombre relativement bas d’ordinations, l’Église française observe un déficit net de 400 à 500 religieux par an et menace de disparaître d’ici 25 à 30 ans.
Par ailleurs, une étude anthroponymique a permis d’évaluer la profondeur réelle de l’influence catholique dans la vie intime des fidèles. Cette étude se fonde sur la mesure de l’évolution dans le temps de l’attribution du prénom « Marie » à la naissance. En 1900, une fille sur cinq recevait le prénom Marie à la naissance. Depuis, ce taux n’a cessé de diminuer, malgré une légère hausse sous le gouvernement de Vichy, jusqu’à quasiment s’éteindre aujourd’hui. Désormais, moins de 1 % des filles reçoivent ce prénom à la naissance. Géographiquement, la déchristianisation débute à Paris en 1900 où seulement 5 à 10 % des filles reçoivent le prénom Marie à la naissance contre 20 % ailleurs, puis s’étend aux aires alentour, avec deux chutes significatives en 1936 (vote du Front Populaire) et 1965 (Vatican II). Ce déclin atteint alors les derniers bastions catholiques : le Grand-Ouest et le Sud-ouest, le sud du Massif central, l'Alsace-Moselle, et la Corse.
2. Vers un basculement anthropologique
Cet effondrement du christianisme a provoqué plusieurs bouleversements sociétaux. En premier lieu, il a ouvert la voie à une reconfiguration des structures familiales. En effet, à partir des années 1970, le nombre de mariages diminue durablement – une tendance qui se cristallise avec les lois sur le PACS de 1998 et 2006. En parallèle, les divorces se multiplient grâce à la loi de 1975 instaurant le divorce par consentement mutuel. Ils concernaient un mariage sur huit dans les années 1950 et 1960, pour grimper à un mariage sur 2,5 en 1985 et presque un sur deux en 2009. En conséquence, les naissances hors mariages se sont normalisées. Alors qu’elles n’étaient que de 11,4 % en 1980, elles atteignent 50 % en 2007 et frôlent désormais les 60 %.
L’IVG est également entrée dans les mœurs. En 1975, lors du vote de la loi Veil, seulement 48 % des Français approuvaient cette décision. Ils sont aujourd’hui 75 %. Si les bastions catholiques étaient initialement hostiles à cette pratique, ces régions se situent désormais dans la moyenne nationale du nombre d’IVG pratiquées (13,9 IVG/1000 femmes). Les régions les plus tôt déchristianisées, en revanche, affichent les taux les plus hauts (par exemple, 16,4/1000 en Île-de-France et 20,1/1000 en PACA).
La perte d’influence du christianisme a également permis une décrispation des mentalités en ce qui concernait l’homosexualité. Ainsi, alors qu’en 1986, 54 % des Français considéraient qu’il s’agissait d’une manière comme une autre de vivre sa sexualité, ils sont 67 % en 1996 et 87 % en 2012. Concernant l’acquisition de nouveaux droits, tels que le mariage, la PMA et l’adoption, l’adhésion des Français passe de 37 % en 2003, à 58 % en 2011, avant de retomber sous la barre des 50 % sous l’effet de la « manif pour tous ». Pour autant, cette adhésion n’est pas unanime. Elle va décroissant en fonction de l’âge, du genre – les femmes sont plus ouvertes que les hommes – et du milieu social – les catégories socioprofessionnelles supérieures (CSP+) sont plus favorables que les milieux populaires.
D’autres éléments témoignent de l’effondrement de l’influence du christianisme dans la société. Le désir de se faire incinérer, rite longtemps proscrit par l’Église, plutôt qu’inhumer, est ainsi passé de 20 % en 1979 à 49 % en 2012. Il en est de même pour l’augmentation de la proportion de personnes se faisant tatouer, surtout chez les jeunes, une action prohibée par l’Église. Si la moyenne est de 13 % au niveau national, elle passe ainsi de moins de 1 % pour les plus de 65 ans à 25 % pour les 25-34 ans et déjà 24 % pour les 18-24 ans en 2016.
Avec l’échec de la manif pour tous, les catholiques prirent alors conscience du caractère désormais minoritaire de la culture catholique dans la société française. Ce déclin latent entraîna une logique de préservation de leur mode d’existence depuis la fin des années 1990 et 2000, à travers le développement d’une culture de « l’entre-soi » face à une société à la dérive. Cet essor s’observe ainsi par la croissance fulgurante des écoles hors contrats (+26 % entre 2011 et 2014), mais aussi par la recrudescence des prénoms dits « BCBG ».
Partie II. L’« archipelisation » de la société française
3. Fragmentations
Parallèlement à l’effondrement du christianisme, d’autres cadres structurant la société ont connu une perte de vitesse. Des années 1950 à 1970, le parti communiste bénéficiait d’une influence sur ses partisans quasi équivalente à celle de l’Église sur ses fidèles. Géographiquement, les bastions communistes étaient distincts des bastions catholiques. On les retrouvait dans le Bassin parisien, le Pas-de-Calais, le midi méditerranéen et le Limousin. Construit en opposition au conservatisme de la culture catholique, le PCF l’accompagna logiquement dans son effondrement. Après le succès électoral de Georges Marchais en 1981 (20 % des suffrages), le PCF chuta à 1,9 % en 2007. Ce déclin s'observa également sur les plans institutionnels et culturels avec l’effondrement des ventes de l’Humanité ou encore le délaissement des jeunesses communistes.
D’un point de vue national, les « mass media » ont, à leur tour, connu une déprise sur l’information des Français. Alors qu’en 1988, TF1 monopolisait 45 % des téléspectateurs, il n’en rassemble plus que 20 % en 2017 – conséquence de la concurrence résultant de la multiplication des chaînes, de la TNT et d’Internet. Il en est de même pour tous les grands journaux qui perdirent entre 15 % et 35 % de leurs lecteurs de 2005 à 2017. Les jeunes générations s’informent par des canaux divers et sont désormais bien plus disposées à remettre en cause le bien-fondé des discours officiels et scientifiques que ne l’étaient leurs aînés.
La seconde moitié du XXe siècle est également marquée par une tendance générale à l’individualisme, favorisant ainsi la dislocation de la matrice culturelle commune. L’étude anthroponymique montre en effet une immense diversification des prénoms et notamment de prénoms rares (utilisés moins de trois fois dans l’année) enregistrés à l’état civil. Strictement limités au calendrier catho-républicain ainsi qu’aux personnages connus de l’Histoire, les prénoms utilisés demeurèrent longtemps stables : parmi les prénoms donnés, seulement 4000 sont rares et, le reste des prénoms n’est constitué que de 2000 prénoms différents. En réponse à une demande sociale, deux lois vinrent assouplir ces « contraintes », en 1966 et surtout en 1993 (loi sur la liberté de choisir le prénom de son enfant). Cette modification de la législation fut accompagnée d'une évolution de l'opinion et d'un large débat public. La liste des prénoms attribués grimpa alors jusqu’à 13 000 par an et… 55 000 prénoms rares, en 2016.
4. Une société-archipel
Différents phénomènes ont provoqué une fragmentation de la société en de multiples îlots autonomes et coupés les uns des autres. Le premier d’entre eux a trait au processus de sécession des élites qui, de plus en plus, parviennent à vivre en vase clos et à se couper de toute interaction avec le reste de la société. Cette ségrégation s’impose « de fait » au niveau territorial par la tertiarisation du tissu économique et l’augmentation du prix de l’immobilier en centre-ville induisant une gentrification des quartiers, jadis « ouvriers ». L’exemple de Paris est symptomatique de la plupart des métropoles. La proportion de CSP+ dans le centre de Paris est ainsi passée de 24,7 % en 1982 à 46,4 % en 2013, les professions intermédiaires et les ouvriers ayant été refoulés à la périphérie de la ville.
En matières scolaire et universitaire, on assiste à une homogénéisation sociologique de certaines écoles. Les enfants dont les parents sont issus de CSP+ représentent ainsi 36 % de la population des écoles privées en 2012 contre 26 % en 1984. Ils sont par ailleurs le public privilégié des écoles hors contrat (avec une scolarité mensuelle comprise entre 200 € et 400 €). Enfin, certaines grandes écoles (HEC, Polytechnique, ENA, ENS) ont également vu leur proportion d’élèves issue de classes sociales modestes disparaître, en passant de 29 % en 1950 à 9 % dans les années 1990.
En ce qui concerne les partis politiques et particulièrement le PS, le clivage entre une « France d’en haut » et une « France d’en bas » s’est accentué depuis les années 1980. Alors que la proportion de CSP+ parmi les adhérents du PS augmentait, les ouvriers et classes moyennes ont progressivement été évacués des sphères dirigeantes du parti. Ce faisant, les orientations politiques se sont peu à peu déconnectées de la réalité des préoccupations de la population, en se focalisant au contraire sur des thématiques sociétales secondaires (concernant la GPA, par exemple), plus en phase avec les centres d’intérêt des élites.
On assiste en parallèle à une autonomisation des catégories sociales populaires par rapport aux consignes ou exemples donnés par les élites françaises. Le vote FN en 2017 alors que la rhétorique médiatique et des partis appelaient clairement à faire barrage à l’extrême droite est ainsi révélateur de cet affranchissement.
Cette archipelisation se caractérise aussi par l’émergence de forts nationalismes régionaux. La résurgence d’un régionalisme breton s’est ainsi manifestée dans les années 1970 sur le plan politique et culturel, à travers le « printemps breton » (groupe Tri Yann, réseau Diwan, FLB…). La loi de 1993 permit alors une explosion du nombre de prénoms bretons donnés à la naissance (environ 13 %). Il en est de même en Corse, où le dynamisme du mouvement nationaliste corse et sa percée significative dans les différentes élections se sont accompagnés d’une renaissance des prénoms corso-italiens depuis les années 1990, atteignant jusqu’à 20 % des prénoms donnés sur l’île.
L’étude onomastique a également permis de mettre en évidence un ordre de grandeur du poids des groupes sociologiques issus de l’immigration, lesquels contribuent tout autant à l’archipelisation de la société. Ainsi, le nombre de prénoms arabo-musulmans donnés à la naissance en France, selon l’INSEE, est passé de 0 à 7 % entre 1950 et 1960, pour atteindre aujourd’hui 18,8 %. Ce taux est supérieur à 40 % dans les espaces les plus précocement touchés par l’immigration, tels que la Seine-Saint-Denis. Par ailleurs, la population issue de l’immigration est elle-même très hétérogène et se subdivise en « îlots » selon l’orientation politique, le pays, la région, voire le village d’origine, ou encore selon l’ancienneté en France.
La population issue de l’immigration est actuellement tiraillée par deux dynamiques qui s’opposent. La première tend vers son intégration à la société française et sa prise de distance avec la religion musulmane par une progressive appropriation des valeurs de la République, notamment du principe de laïcité. On note par exemple une croissance du nombre d’individus ayant un nom arabo-musulman dans le milieu politique et syndical, aux concours de l’éducation nationale ou encore à la SNCF. Par ailleurs, à l’image du processus de déchristianisation, les « Mohammed » et ses variations (Mohamet, Mammadou etc.) semblent tomber en désuétude, passant de 10 % des prénoms arabo-musulmans donnés en France lors de la première vague d’immigration des années 1950, à seulement 4 % depuis la fin des années 1990.
Toutefois, une autre dynamique marquée par un regain de religiosité est en marche depuis les années 2000. Elle se manifeste par une radicalisation des pratiques religieuses telles que l’augmentation du port du voile de 24 % à 35 % des femmes musulmanes entre 2003 et 2016 ou encore l’importance de la virginité avant le mariage pour 74 % des musulmans et 64 % des personnes de culture musulmane, contre 8 % en moyenne en France.
5. Lignes de fractures
Au niveau local, la fracture sociologique entre les groupes est clairement visible. Chaque ville possède dorénavant son « quartier sensible », où les règles de la République peinent à s’imposer face aux lois des narcotrafiquants, à la radicalisation religieuse et à la petite délinquance. Cette fracture ne tient pourtant ni à la géographie des implantations de ces quartiers (souvent proche des centres dynamiques, du moins toujours reliés par les transports) ni au dynamisme économique de la ville, ce qui illustre l’échec de la « théorie du ruissellement ». À titre d’exemple, la ville de Toulouse qui se place pourtant parmi les plus dynamiques de France d’un point de vue économique regroupe plusieurs zones de non-droit, où un tiers de la population est au chômage et plus de 50 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Ces quartiers se trouvent donc coupés de la dynamique de croissance de la ville.
Deux éléments ont largement contribué à la sécession de ces quartiers avec la République. Le premier consiste dans la croissance fulgurante de la consommation de drogue. Entre 1992 et 2014, le nombre de consommateurs réguliers (au moins 10 fois par mois) est passé de 4 % à 11 %, soit 1,4 million de Français par an, dont 70 0000 consommateurs quotidiens. Par ailleurs, le nombre de jeunes de 17 ans ayant eu une expérience de la drogue a également bondi entre 1993 et 2014, de 21 % à 47,8 %, soit près d’un adolescent sur deux. Par conséquent, le réseau de distribution de drogue s’est adapté et s’étend à présent à tout le territoire depuis les grandes métropoles jusqu’aux milieux ruraux.
Or, par son étendue et la source de revenus significative qu’il représente pour de nombreux habitants de quartiers pauvres (guetteurs, détaillants, grossistes…), le démantèlement de ce marché aurait un impact social et économique d’envergure. En effet, « D’après les experts, […] “l’interprofession du chichon“ emploierait aujourd’hui pas moins de 200 0000 personnes, ce qui est considérable et classe ce secteur d’activité parmi les tout premiers employeurs français — au même rang que la SNCF (200 000 salariés), mais devant EDF (160 000) et Intermarché (130 000). »
L’école, enfin, contribue à cette ségrégation sociologique entre les populations immigrées, les classes moyennes et les catégories favorisées. Le taux de retard scolaire en 6e est en effet de 12,3 % en moyenne pour la France, mais s’échelonne de 3,6 % pour les milieux favorisés, à 20,5 % dans les milieux défavorisés et jusqu’à 32,4 % pour les populations issues de l’immigration. Au regard de ces chiffres, la stratégie du « sauve-qui-peut » prédomine, depuis les tentatives d’évitement de la carte scolaire (choix d’options, domiciliation fictive…) pour accéder à de meilleurs établissements scolaires publics, jusqu’à la discrimination censitaire en optant pour le privé, le hors contrat. Ce faisant, la concentration des populations immigrées dans quelques établissements devient inévitable.
Partie III. Recomposition du paysage idéologique et électoral
6. 1983-2015 : Retour sur trois secousses sismiques majeures
La première secousse sismique a lieu en 1983. Cette année-là, la population française prend conscience du poids de l’immigration maghrébine et du fait que celle-ci n’a pas l’intention de partir. Plusieurs événements accroissent en effet la visibilité des « beurs ». Fortement médiatisées, les grèves des O.S. (ouvriers spécialisés) immigrés des industries automobiles entre 1982 et 1983 véhiculent une représentation inédite de la population ouvrière auprès des Français où les revendications syndicales et religieuses sont étroitement imbriquées. La « Marche de beurs » de Marseille à Paris, pour protester contre la répression policière, bénéficie la même année d’une forte couverture médiatique. Enfin, sur le plan culturel, la thématique de l’immigration s’invite sur le grand écran et à la radio. Cette visibilité accrue, accompagnée de différents faits divers liant immigration et insécurité, mit en avant la rhétorique du Front National. En 1984, Jean-Marie Le Pen réalisa ainsi une percée électorale sans précédent aux élections européennes, dans les régions les plus touchées par l’immigration (Méditerranée, Grand-Est, Île-de-France). Aujourd’hui, cette tendance s’est inversée dans ces régions. En 2017, à Marseille, le vote FN par bureau formait ainsi une courbe en cloche. Il augmentait jusqu’à 30 % dans les bureaux qui regroupaient 0 à 14-16 % de noms arabo-musulmans inscrits sur les listes électorales, puis il diminuait pour atteindre son niveau plancher à 9,3 %, dans les bureaux de plus de 50 % de noms arabo-musulmans.
En 2005 a lieu une seconde onde sismique, avec le référendum pour la Constitution européenne. Le clivage apparu en 1984 avec le vote FN est alors décuplé. Au niveau sociologique, 78 % des cadres et CSP+ ont voté OUI contre seulement 10 % des ouvriers, alors même que la rhétorique médiatique appelait à voter OUI. Au niveau géographique, le vote OUI se concentre dans les espaces les moins déchristianisés et respectant les consignes de vote. Les régions les plus contestataires acquises à la gauche ou à l’extrême gauche votent majoritairement NON. On observe ainsi un transfert de l’ancien clivage droite/gauche vers une fracture entre les gagnants et les perdants de la mondialisation.
En 2015 enfin, les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher constituent la dernière onde de choc. Bien que 4 millions de Français se soient mobilisés pour défendre les valeurs françaises visées par cet attentat, en particulier la liberté d’expression, une grande différence apparaît entre les populations des centres-villes et la périphérie. Les taux de mobilisation des centres-villes sont bien supérieurs aux périphéries. De plus, les mobilisations ont été les plus fortes dans les régions les moins déchristianisées, où la réceptivité aux consignes est la plus forte (façade ouest notamment). D’ailleurs, les régions frontistes en 2012 et ayant voté NON en 2005, furent moins mobilisées que la moyenne nationale (28 %) en pourcentage de la population totale de chaque ville. Ainsi, un clivage entre les Français apparaît, entre les optimistes et réceptifs aux discours officiels (diplômés, urbains, gagnants de la mondialisation) et ceux ayant « décroché » (classe moyenne et populaire, périphérique et perdante de la mondialisation).
Le vote Macron/Le Pen de 2017 a constitué la première phase d’une reconfiguration du paysage politique. Les nouvelles caractéristiques d’une société en mutation depuis les années 1980 commencent alors à trouver écho au sein des partis. En effet, depuis la fracture dans les partis traditionnels au sujet de Maastricht puis de la Constitution européenne, le nouveau clivage tend à se répartir entre « gagnants-ouverts/perdants-fermés », c’est-à-dire entre le souverainisme-protectionniste et l’européisme-progressiste.
La base sociologique de ce clivage se fonde non plus tant sur les CSP — l’exercice d’une profession n’étant plus forcément un critère de catégorisation infaillible — mais sur le niveau d’études. En 2017, les votes Emmanuel Macron (EM) concentraient ainsi davantage de personnes diplômées que les votes Marine Le Pen (MLP). Cette répartition pourrait s’expliquer par le fait que les individus diplômés disposent d’un capital culturel et international plus grand et d’une plus grande adaptabilité. Ils ont donc moins de craintes face à la mise en concurrence et la disparition de leur emploi. À l’inverse, si les Gilets Jaunes furent soutenus par 52 % des Français, cette population était majoritairement sans diplôme ou titulaire d’un CAP ou BEP. Les soutiens diminuaient à mesure que le niveau d’études s’élevait.
Outre la proximité plus ou moins prononcée avec des populations issues de l’immigration, le choix du vote EM dépendait par ailleurs de la trajectoire sociale dans laquelle s’inscrivaient les électeurs. Selon que les individus considéraient être dans une meilleure situation sociale que leurs parents au même âge, ils s’inscrivaient dans une trajectoire d’ascension sociale et étaient plus disposés à voter EM. Dans le cas contraire, les électeurs votaient davantage MLP.
Il en est de même au niveau géographique. Selon la proportion de la population qui considère sa région en retard d’un point de vue économique, cette région sera plus massivement acquise à EM ou à MLP. Ainsi, alors qu’en 1963, la façade ouest était traditionnellement considérée comme en retard, cette représentation s’est totalement inversée en 2015. Bretagne, Vendée, Garonne, Sud-Ouest et le Rhône-Alpes se considèrent plus dynamiques par rapport aux décennies passées et le vote EM y fut majoritaire.
Au niveau local, des différences subsistent. Selon que le taux de chômage est élevé ou non, la majorité est accordée à MLP ou EM. De plus, une grande différence de vote émerge entre les centres urbains et les zones périurbaines : les premières votent bien plus massivement EM, tandis que les périphéries sont acquises à MLP selon une règle quasi arithmétique pour certaines régions (par exemple, à Lille, EM perd 1 point par kilomètre à mesure de l’éloignement du centre-ville).
8. Après le big-bang : un nouveau visage politique
Par l’effet de ces mutations sociologiques, le reste du paysage politique français fut recomposé. L’échec de Marie-Georges Buffet en 2007 assène le coup de grâce au PCF. Mais, si le parti les Insoumis de Jean-Luc Mélenchon (JLM) semble prendre le relais en devenant le principal parti d’extrême gauche, le leader politique ne remporte pas pour autant les suffrages des anciens communistes de Georges Marchais (15 % des voix en 1981). Géographiquement, cela se traduit par une amélioration du score « Marchais » dans les régions de l’ouest où la déchristianisation décrispe le vote à gauche, mais à une perte des anciens bastions communistes, dans les régions où la désindustrialisation et la diminution des agriculteurs à fait chuter la base électorale d’extrême gauche. Ce faisant, l’électorat de JLM reflète un bon équilibre entre les différentes couches de la population (sans bac, bac, bac+2, bac+2 et plus).
Le PS semble quant à lui vivre ses dernières élections. En 2017, Benoît Hamon avec 6,3 % obtenait ainsi le pire score du PS de la Ve République, après Gaston Deferre. À cette occasion, tous les fiefs PS furent remportés par JLM et EM, tandis que le quart nord-est est devenu un « désert socialiste ». Deux mois plus tard, lors des législatives, le PS perdait 250 députés.
Comme le PS, la droite souffre de sa déconnexion et de son inadaptation aux nouvelles préoccupations de la société française. Pour cause, les Primaires de l’UMP, organisées en 2016, se caractérisèrent par la surreprésentation parmi les électeurs adhérents, des CSP+ et des retraités, c’est-à-dire des catégories sociales aisées. Le discours ultralibéral de François Fillon (FF) était alors trop radical selon l’opinion du reste des électeurs de droite, issus des classes moyennes qui lui préférèrent EM. L’analyse du vote de 2017 a confirmé la représentation majoritaire des retraités parmi les électeurs de FF (52 %).
9. Les résultats électoraux comme révélateurs de la fragmentation
Les résultats électoraux sont également révélateurs des fragmentations entre groupes sociologiques sur le plan géographique. Par exemple, dans l’Hérault, les votes entre Le Pen et Mélenchon se répartissent autour d’une ligne de démarcation située à 200 m d’altitude. En effet, au-delà de cette altitude, l’activité économique est contingentée par le relief. Coupées de l’immigration et de l’industrialisation, les villes situées à plus de 200 m d’altitude ont conservé une base électorale d’extrême gauche. À l’inverse, en plaine et sur le littoral, l’immigration et la mise en concurrence des petits domaines viticoles avec les importations de vins venues du reste du monde ont alimenté le vote Le Pen.
Dans le Calvados, la répartition électorale illustre elle aussi la société-archipel. La Côte fleurie, lieu de villégiature des personnes âgées et les stations balnéaires qui bénéficient d’une économie dynamique grâce à l’activité touristique, votent Fillon ; les grandes agglomérations et villes moyennes du département votent Macron, tandis que les ports de pêche, espaces intérieurs peu valorisés, votent Le Pen.
Une répartition similaire est identifiable en Alsace. Les grandes agglomérations votent Macron ; les enclaves viticoles prospères votent Fillon, tandis que toute la périphérie est acquise à l’extrême droite.
10. De quoi le macronisme est-il le nom ?
Macron sert finalement de catalyseur aux changements en gestation depuis les années 1980, en devenant le parti de la bourgeoisie : favorable à l’ouverture, l’intégration européenne, la globalisation et les réformes du système français. Ce faisant, il finalise la fracture de la France du Haut avec la France du Bas, ce qui ne symbolise rien d’autre que la résurrection d’un clivage de classes.
L’analyse de l’électorat d’Emmanuel Macron à l’étranger révèle en effet que ses meilleurs scores se concentrent dans les grandes agglomérations et surtout dans les places financières (par exemple, dès le premier tour à Düsseldorf : 59 %, Londres : 51 %, Montréal : 36,1 % ou encore Athènes : 34,4 %). Certains groupes d’expatriés favorisés lui ont également donné majoritairement leur voix, ce qui est le cas des diplomates, mais aussi des Français travaillant dans le secteur bancaire et la finance, le secteur pétrolier à l’étranger (en tête avec FF), le secteur des nouvelles technologies en Asie, ainsi que dans la Silicon Valley (59 % dès le premier tour).
Au niveau national, un an après son élection, EM disposait encore d’une cote de popularité respectable de 44 %. Après avoir essuyé la défection d’une part de l’électorat du PS, le parti LREM avait en effet rallié l’électorat de centre-gauche, centre-droit et de droite grâce à son Premier ministre. Par-delà les clivages de façade, le bloc libéral-égalitaire macronien sut en effet obtenir l’adhésion de la majorité de la bourgeoisie française sur les sujets majeurs (UE, réformes structurelles, ultralibéralisme, etc.).
Le parti LREM est en lui-même l’illustration de la politique macronienne. Avec un recrutement qui n’est pas fondé sur le militantisme, mais qui se fait selon une procédure de sélection, les députés En marche ! proviennent majoritairement du secteur privé. Ils sont pour la plupart novices en politique et n’ont donc aucune expérience des problématiques locales (par exemple, sur l’importance de la taxe foncière pour les collectivités). Cette législature concentre enfin davantage de CSP+ (69 % en 2017 contre 56 % en 2012) et de députés ayant un cursus dans le supérieur (66 % d’entre eux ont un niveau bac+2 et 44 %, bac+4). Il s’agit donc de députés majoritairement pro-européens et favorables aux réformes visant la flexibilité du travail et la restructuration du modèle social français.
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