Tandis que des voix s’élèvent contre une supposée « instrumentalisation » du « conflit israélo-palestinien » par des candidates et des candidats aux élections européennes, il convient de rappeler en quoi la question palestinienne a toute sa place dans un tel scrutin.

Article Politique
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publié le 08/06/2024 Par Adlene Mohammedi
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Beaucoup de celles et ceux qui ne savent pas sur quoi porte vraiment l’élection européenne semblent néanmoins savoir que la question palestinienne n’y a pas sa place. Il ne suffit pas de dire que la Palestine n’est pas en Europe pour démontrer une telle incompatibilité. Au contraire, il est possible d’affirmer que la question palestinienne est le sujet le plus légitime de ce scrutin, dont on a le droit de questionner le bien-fondé et qui enthousiasme si peu d’électeurs : en 2019, on a qualifié de « record » un taux de participation qui avoisinait les 50 %...

Avant de se pencher sur le contenu « autorisé », quelques mots sur le contenant. Ces accusations laissent entendre que nous avons affaire à une élection démocratique, avec des enjeux clairs et des électeurs dûment informés. Comme si la question palestinienne venait bousculer un mécanisme parfaitement huilé. Elle bouscule en réalité un simulacre et vient donner des raisons de voter à des gens – indépendamment de leurs origines – qui auraient de bonnes raisons de ne pas voter.

Un scrutin vicié

Au-delà des débats sur la souveraineté et l’opportunité de la construction européenne, quelques évidences s’imposent sur l’élection européenne elle-même. D’abord, les spectacles télévisuels que sont les débats entre têtes de liste ne permettent pas d’expliquer honnêtement les prérogatives du Parlement européen. Non seulement les électeurs sont mal ou peu informés (et donc peu encouragés à voter), mais les débats eux-mêmes font souvent fi desdites prérogatives.

Rappelons que l’initiative législative est entre les mains de la Commission européenne (organe exécutif de l’Union européenne), ce qui devrait atténuer l’impression d’omnipotence donnée par le contenu souvent ambitieux des déclarations des candidats et des eurodéputés. Certes, le Parlement a toutefois un pouvoir de contrôle de l’exécutif européen et la présidence de la Commission dépend des résultats des élections européennes. Mais la composition de la Commission dépend des États et échappe au résultat de l’élection européenne : Pierre Moscovici devient Commissaire européen aux Affaires économiques et monétaires, à la Fiscalité et à l’Union douanière en 2014 (jusqu’en 2019) alors même que son parti politique (le Parti socialiste européen [PSE]) avait perdu l’élection.

Ensuite, et c’est encore plus grave que la question des prérogatives, nous avons un problème d’échelle – et la démocratie est difficilement dissociable de l’échelle de son application. Cette problématique a trait au mythe de la citoyenneté européenne. L’adéquation entre l’échelle de la campagne et l’échelle du résultat du scrutin est le minimum de ce qu’un citoyen est en droit d’attendre d’une élection démocratique.

Cette condition n’est pas remplie ici : des partis politiques nationaux s’inscrivant dans des histoires politiques nationales différentes s’affrontent, avec un résultat qui se retrouvera dilué dans de grandes coalitions internationales qui échappent complètement aux citoyens. À l’échelle française, ce décalage prend la forme suivante : deux partis politiques moribonds (Les Républicains [LR] et le Parti socialiste [PS]) peuvent perdre l’élection et se retrouver quand même dans les deux principales formations européennes (le Parti populaire européen [PPE] et le Parti socialiste européen [PSE]).

Enfin, se pose aussi la question de l’honnêteté et de la crédibilité des candidats. « A beau mentir qui vient de loin », disait-on. Même si les mécanismes d’information existent, l’élection européenne est par excellence l’élection où la réalité du travail effectué échappe aux électeurs. Cela rejoint le point précédent : le Parlement européen n’est pas perçu par les citoyens comme leur parlement. Leurs députés ne sont pas leurs députés.

Les électeurs votent pour des partis nationaux qui les convainquent plus ou moins à l’échelle nationale, mais indépendamment de toute action et de toute position à l’échelle du Parlement européen. Monsieur Jordan Bardella n’a pas besoin de travailler. Et Monsieur François-Xavier Bellamy peut donner l’impression qu’il s’oppose à la présidente de la Commission, Madame Ursula von der Leyen, tout en siégeant au sein du groupe (PPE) qui l’a adoubée. La vérité est ici secondaire.

La cause palestinienne, une dose de vérité

L’irruption de la Palestine comme thème de campagne, du fait des massacres et des exactions perpétrés par Israël à Gaza et en Cisjordanie, et à la faveur des partis pris sans concession de La France insoumise (LFI), est étonnamment érigée par certains comme le problème de cette campagne. Pas les actions d’Israël. Pas tous les vices susmentionnés.

Mais le fait qu’une formation politique française se saisisse d’une cause délaissée par la quasi-totalité de la classe politique française et par la diplomatie française elle-même. Par exemple, jonglant entre poncif et ignominie, le ministre de la Justice a accusé La France insoumise de vouloir « importer le conflit israélo-palestinien » pour « obtenir le vote des musulmans ». Mais, bien plus que le « conflit israélo-palestinien », c’est la propagande israélienne qu’on a tendance à importer.

Des Palestiniens quittent le camp de réfugiés de Jabalia, dans le nord de la bande de Gaza, après être revenus brièvement vérifier leurs maisons, le 31 mai 2024, dans le cadre du conflit entre Israël et le groupe militant Hamas. (Photo Omar AL-QATTAA / AFP)

La question palestinienne est en réalité l’occasion d’un moment de vérité dans un océan de tergiversations. Pour celles et ceux qui sont attachés aux textes et aux pouvoirs du Parlement européen, rappelons que de nombreuses thématiques (parfois exclusivement nationales) qui dépassent largement ses compétences ont été abordées dans cette campagne (le contrôle aux frontières françaises proposé par le Rassemblement national [RN] ne relève pas du Parlement européen) alors que le « contrôle en matière de politique étrangère » fait bien partie de ses compétences.

Sur le plan historique, géopolitique ou juridique, la situation en Palestine a toute sa place dans un débat européen. Au XIXe comme au XXe siècle, le destin des Palestiniens s’est, à bien des égards, écrit en Europe. Pour ceux qui n’aiment pas l’histoire, il y a la géographie et la géopolitique : penser qu’un génocide au Proche-Orient n’aura pas de conséquences en Europe (quand on sait les conséquences au Proche-Orient qu’a eu le génocide en Europe) et fermer les yeux au risque de se rendre inaudible auprès du reste du monde, ce n’est ni la voie de la « puissance » (tant désirée par les fervents défenseurs de l’Union européenne) ni la voie de la sagesse. Si des pays de l’Union européenne comme l’Irlande, l’Espagne et la Slovénie se succèdent aujourd’hui pour reconnaître un État palestinien, c’est probablement parce que le contexte actuel l’exige, et non pour « importer » ou « instrumentaliser » quoi que ce soit.

Enfin, il y a le droit. Le droit européen est avant tout un droit international (fondé sur des traités internationaux) et la dégradation de la valeur du droit international fragilise le socle même de la construction européenne. Brandir la question palestinienne, c’est brandir des principes (de l’intégrité territoriale face à l’occupation et à la colonisation aux droits humains face aux crimes contre l’humanité) et soutenir des juridictions (de la Cour internationale de Justice à la Cour pénale internationale) que l’Union européenne peut difficilement ignorer sans se renier.

Plus concrètement, en 1995, l’Union européenne a signé un accord d’association avec Israël (entré en vigueur en 2000) dont l’article 2 prévoit qu’il est « fondé sur le respect des droits de l’homme et des principes démocratiques ». Par ailleurs, quand on parle de « principes », on parle aussi des droits menacés aujourd’hui en Europe dans le cadre de la répression à l’encontre des manifestations de solidarité vis-à-vis des Palestiniens. La cause palestinienne est aussi une affaire de libertés publiques en Europe : la liberté d’expression, le droit de manifester, le droit de boycotter…

Le contraste saisissant entre la solidarité manifestée à l’égard des Ukrainiens face à l’invasion russe et le manque d’empathie (de la part de la plupart des États européens et des institutions européennes) en direction des Palestiniens – reflet d’une complaisance au profit de leurs bourreaux israéliens – pose la question européenne dans ces termes clairs : l’identité prime-t-elle les principes ? Si la réponse est positive, les succès électoraux de l’extrême droite ne sont rien à côté d’une telle victoire idéologique.

Photo d'ouverture : Candidats aux prochaines élections européennes (de gauche à droite) Léon Deffontaines, tête de liste du Parti communiste français (PCF), Manon Aubry, tête de liste du parti de gauche français La France Insoumise (LFI), François-Xavier Bellamy, tête de liste du parti de droite français Les Républicains (LR), Marion Marechal, tête de liste du parti d'extrême droite Reconquete ! tête de liste du parti, Marion Marechal, parti politique français Place Publique et tête de liste du Parti Socialiste (PS), Raphael Glucksmann, parti d'extrême droite français Rassemblement National (RN) tête de liste du parti, Jordan Bardella, groupe français Renouveau (Renaissance), Valérie Hayer, tête de liste du parti Modem et Horizons, et Marie Toussaint, tête de liste du parti politique français Europe Ecologie - Les Verts, posent avant de participer à un débat organisé par la chaîne de télévision française BFMTV, à Paris, le 27 mai 2024. (Photo par JULIEN DE ROSA / AFP)

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