Article élu d'intérêt général
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Cinq rencontres et huit entretiens téléphoniques : depuis cinq ans, les présidents français et russes se sont beaucoup vus et beaucoup parlé. S’il fallait aujourd’hui faire le bilan diplomatique d’Emmanuel Macron, il faudrait constater que le dialogue des deux chefs d’État n’a rien apporté au renforcement du lien entre la France et la Russie et n’a pas davantage permis d’avancer, ne serait-ce qu’à la marge, dans le traitement des crises dans lesquelles les deux États sont à des degrés divers parties prenantes.
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Cet échec s’explique pour l’essentiel par le manque d'audace et de courage du président français, qui n’est jamais parvenu, en dépit d’une intention initiale clairement formulée, à faire les quelques pas qui auraient permis à notre pays de redevenir un acteur international incontournable dans l’esprit du pouvoir russe, à même d’amener ce dernier à des concessions significatives dans des négociations difficiles.
Plusieurs formes de blocage ont paralysé l’action du président français.
Un verrou mental
Le premier de ces blocages tient à une représentation du monde propre à Emmanuel Macron et qu’il n’a nullement songé, selon toute vraisemblance, à remettre en cause. Tout au long de ses cinq années de mandat, il a évoqué à des centaines de reprises « l’Europe » comme une entité mythique dont la France doit attendre le salut au XXIe siècle, et il a appliqué cette chimère à l’UE pour en recouvrir la morne réalité. Ce faisant, il a toujours exclu mentalement de l’Europe réelle la Russie qui en est pourtant une composante.
Dès lors, traiter des questions « européennes » - et en tout premier lieu de la crise ukrainienne – en considérant intérieurement que la Russie, bien qu’interlocuteur de premier plan, est fondamentalement extérieure, étrangère au périmètre civilisationnel concerné, revient à considérer ses aspirations moins légitimes que celles de tous les autres États.
Il y a, dans cette manière de voir, un élément psychologique latent dont l’effet n’a rien de négligeable sur la perception du conflit et sur les moyens de le surmonter. Certes, les Russes, à la suite de leur président, ne sont pas des Européens comme les autres, mais c’est également le cas des Français quoiqu’en pense l’actuel président.
Pour se pénétrer de l’appartenance de la Russie à l’Europe, et de l’importante du lien franco-russe, le président français aurait pu cultiver le souvenir de la grande alliance nouée entre les deux États en 1892, alliance accueillie à l’époque avec des transports dans notre pays, car elle mettait un terme à un isolement diplomatique vieux d’un quart de siècle dans lequel Bismarck avait fort habilement enfermé la France après le Guerre de 1870-1871.
Le caractère politiquement contre nature de cette alliance – entre une république démocratique et libérale et une monarchie absolue autoritaire et inégalitaire – n’empêcha pas la conclusion de l’alliance, tant les vues géostratégiques l’emportaient alors sur les considérations de « valeurs ».
Emmanuel Macron aurait pu aussi se remémorer le caractère essentiel que revêtit cette alliance en 1914, lorsque la mobilisation des Russes - beaucoup plus rapide que ce qu’escomptait Berlin – et l’offensive déclenchée par eux dès le milieu du mois d’août obligèrent les généraux allemands, pour la contrer, à détourner du front français une partie substantielle de leur force – deux corps d’armée - pour notre plus grand bénéfice. La victoire de la Marne eût-elle été possible sans l’alliance russe ?
Le président français aurait pu enfin se rappeler de l’immensité du sacrifice consenti par les Soviétiques pour débarrasser l’Europe - la vraie - du nazisme : 29 millions de morts, dont 11 millions de soldats d’une Armée rouge qui détruisit à elle seule 80 % de l’armée allemande entre 1941 et 1945. Si rien, au sein de ce passé, ne donne aisément accès aux moyens de résoudre les conflits présents, le souvenir de ces événements devrait permettre, par leur simple rappel, de jeter les bases d’une entente avec un pays dont la soif de reconnaissance est aussi légitime que patente.
Force est de constater, cependant, que le président français à préférer s’en remettre paresseusement à tous les clichés dépréciatifs qui façonnent l’imaginaire de l’Ouest à propos de la Russie depuis des siècles, actualisés aujourd’hui par celui du « Maître du Kremlin », figure maléfique à contenir le plus loin possible en direction de l’Est.
Un blocage politique
À ce verrou mental, fruit d’une conception distordue de l’histoire et de la géographie européennes, s’ajoute un blocage politique. La diabolisation du régime russe – avec l’assimilation caricaturale de son dirigeant à un quasi-tyran – est si fortement ancrée dans un certain esprit public qu’elle pèse lourdement sur les rapports entre les deux chefs d’État, compliquant encore, si besoin était, l’élaboration de compromis. Ceux-ci ne seraient-ils pas autre chose que des trahisons, dès lors qu’ils relèvent de l’entente avec le camp du Mal ?
Il se trouve pourtant, quoi qu’on en pense, que la Fédération de Russie est une démocratie même si, dans sa version russe, ce régime se présente sous un jour sensiblement différent du nôtre. La Russie d’aujourd’hui a trouvé la formule qui lui convient dans une démocratie césarienne, où le chef de l’État, principal sinon exclusif détenteur du pouvoir, tire sa légitimité d’un lien direct avec le peuple, régulièrement retrempé dans des élections à forte charge plébiscitaire.
La primauté accordée à un pouvoir fort a cependant un coût évident en matière de droits et de libertés : la Russie occupe la 150e place sur 180 dans le classement mondial de la liberté de la presse pour l’année 2021 ; son système judiciaire est par ailleurs miné par l’arbitraire, peu soucieux du droit des prévenus. Mais la longévité politique de Vladimir Poutine, ses nombreuses réélections, sa popularité sans commune mesure avec tout ce que l’on peut observer en France, démontrent s’il le fallait que sa pratique du pouvoir est celle que souhaite une majorité de citoyens russes pour leur pays.
Du fait de son histoire, la France devrait percevoir la dimension malgré tout démocratique de ce césarisme plébiscitaire, puisqu’elle l’a à deux reprises pratiqué au XIXe siècle et que, même après la chute du Second Empire en 1870, le bonapartisme est resté, plusieurs décennies durant, un courant politique important dans notre pays. La Ve République, de surcroît, confère au Chef de l’État des pouvoirs sans commune mesure avec ceux dont disposent ses homologues des autres démocraties libérales.
Mais le président Macron, incarnation du néolibéralisme triomphant, a fait sienne la conception post-moderne de la démocratie (celle qui réduit ce régime aux seuls droits individuels) et foule aux pieds sa dimension collective en neutralisant la souveraineté populaire par le droit et par le marché dans le cadre de la construction européenne. Réduite à des « valeurs » et à un « État de droit » brandis à chaque discours, la démocratie néolibérale n’est ni plus ni moins démocratique que sa version césarienne, mais elle prétend à une supériorité morale qui altère le discernement de ses partisans lorsque ceux-ci considèrent la Russie (tout en oubliant la violence de l’État dans la répression policière et judiciaire des Gilets jaunes en 2018-2019).
Le piège d’une diplomatie drapée dans les « valeurs » se referme alors sur ceux qui prétendent la pratiquer, puisqu’elle creuse un peu plus le fossé qui nous sépare de la Russie, au-delà même de nos intérêts ponctuellement divergents, et complique grandement les négociations diplomatiques.
Un double piège institutionnel
Contre toute évidence, les dirigeants français soutiennent régulièrement que leur pays est souverain, quand tout indique qu’en matière de politique étrangère, l’essentiel est décidé sous la forte contrainte de l’appartenance de notre pays à l’OTAN et à l’UE. En apparence compatible avec le maintien de notre souveraineté, cette appartenance induit dans les faits un alignement quasi systématique sur les positions défendues par nos alliés ou partenaires, au nom de la solidarité et de la crédibilité desdits ensembles et, dans le cas de l’UE, de ce que les dirigeants français y investissent idéologiquement.
Le retour plein et entier dans l’OTAN en 2008, la participation active et inconditionnelle à la construction européenne impriment mécaniquement leur marque à la politique étrangère de la France et modifient, dans le sens d’un affadissement, la perception que l’on peut avoir de notre pays ailleurs dans le monde.
Ainsi, depuis 2008, la France a-t-elle agi en bon petit soldat de l’OTAN, déployant régulièrement des troupes dans les pays baltes dans des missions de police du ciel ou au cours de manœuvres terrestres, annulant la vente à la Russie de deux navires de guerre en 2014, envoyant régulièrement en mission de renseignement des appareils français en mer Noire - tout en s’offusquant qu’en retour des avions russes frôlent régulièrement l’espace aérien français -, théorisant, enfin, la nécessité pour la France d’engager davantage ses forces en Mer Baltique « au nom de l’imbrication croissante des intérêts des États européens ».
Dernièrement, dans la stricte continuité de cette politique, le président français a fait savoir qu’il entendait ordonner le déploiement de troupes françaises en Roumanie, dans le cadre de la politique de renforcement du flanc oriental de l’OTAN.
Au sein de l’UE, la France a parallèlement voté sans réserve toutes les sanctions imposées à la Russie depuis 2014, sanctions reconduites plusieurs fois par an, sans que jamais aucune réticence française ne s’exprime officiellement à ce sujet. À propos du gazoduc Nord Stream 2, le président français s’est même cru autorisé à faire de la surenchère en critiquant ouvertement les conditions de sa mise en œuvre, trop favorables selon lui à la Russie.
De leur côté, enfin, les négociations au format « Normandie » entre Russes, Ukrainiens, Français et Allemands, n’ont jamais abouti à quoi que ce soit de tangible. Cette intéressante tentative française d’une diplomatie authentiquement européenne a fini par sombrer du fait de sa stérilité.
Dans ces conditions, comment la France, devenue pour les Russes une nation otanienne comme les autres, pourrait-elle sérieusement jouer son rôle traditionnel de puissance d’équilibre ? Pour agir de la sorte, il faut se montrer capable de distance vis-à-vis du camp auquel on appartient, apporter régulièrement la preuve de sa singularité en assumant des discordances officielles avec ses alliés : tout le contraire de ce qu’a fait la France depuis une quinzaine d’années, sous les mandats successifs de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron.
À rebours de cette France grégaire et conformiste, celle de de Gaulle pouvait prétendre à ce rôle ; parlant à tout le monde, soucieuse et capable d’enrayer les montées aux extrêmes par le seul fait d’un positionnement singulier maintes fois manifesté (reconnaissance de la Chine Populaire en 1964, critique ouverte de l’engagement américain au Vietnam, politique arabe, tournée triomphale en Amérique latine, voyage en URSS en 1966), elle vit son influence dans les relations internationales atteindre un sommet.
Mais, ce que de Gaulle fit à l’époque, ses épigones, par leurs choix funestes, ne sont plus en mesure de le faire, alors même que ce qui se joue aujourd’hui n’est qu’une version édulcorée de la Guerre froide d’antan. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, la présidence d’Emmanuel Macron relève du simulacre, ainsi que le démontre la toute dernière séquence diplomatique.
Une session de rattrapage très illusoire
Une nouvelle rencontre entre les deux chefs de l’État a donc eu, lundi 7 février. Accordée à Emmanuel Macron par Vladimir Poutine, elle est probablement la dernière du quinquennat. Cette rencontre s’inscrit dans le contexte d’une nette aggravation des tensions depuis plusieurs mois, née d’un déploiement militaire russe d’ampleur à proximité de la frontière ukrainienne et de demandes formulées par le Kremlin au sujet de l’OTAN et de son extension, Moscou souhaitant en tout premier lieu empêcher durablement Kiev d’intégrer l’alliance occidentale.
Dans le cadre de cette stratégie, le président russe a décidé de faire de son homologue américain son principal interlocuteur, convaincu plus que jamais que les Européens ne sont ni importants ni fiables. Il s’agit là d’un cruel désaveu pour les chancelleries ouest-européennes, et notamment pour la France, réduite à l’insignifiance par les postures velléitaires de son chef de l’État.
Si Vladimir Poutine a consenti finalement à recevoir Emmanuel Macron à Moscou, après s’être entretenu trois fois avec lui au téléphone en quelques jours, c’est d’abord et avant tout pour apparaître ouvert au dialogue, mais, peut-être aussi, avec l’espoir secret que la France, piquée au vif d’avoir été tenue ces derniers temps pour quantité négligeable, se montrerait enfin capable de sortir de sa léthargie atlantiste. S’il voyait vraiment les choses ainsi, il n’a pu qu’être déçu : les cinq heures d’entretien avec le président français n’ont débouché sur rien de concret.
À Emmanuel Macron qui est venu le voir les mains vides, sans aucune proposition nouvelle visant à amorcer une sortie de crise, il n’a en toute logique rien promis. Le Chef de l’État français avait certes fait assaut de modestie avant l’entrevue - tout en abreuvant de paroles les journalistes présents dans l’avion qui l’emmenait à Moscou.
Mais au terme de l’entretien, il n’a pu s’empêcher d’en gonfler artificiellement l’importance, en affirmant avoir obtenu du président russe l’engagement que ce dernier ne serait pas à l’origine d’une nouvelle escalade. Les services de communication du Kremlin ont immédiatement opposé à cette affirmation un démenti formel, comme l’explique le New York Times avec une joie mauvaise. Une communication logorrhéique en lieu et place d’un contenu tangible, qui se ridiculise en sombrant dans la déformation : on ne peut pas dire que la France sorte grandie de cette dernière séquence présidentielle.
Notre pays, à lui seul, ne saurait évidemment régler une crise d’une telle ampleur. L’essentiel se joue entre Washington, Moscou et Kiev et, plus précisément, dépend de l’attitude de l’administration américaine. Souhaite-t-elle désamorcer réellement un antagonisme qui lui profite – puisqu’il divise l’Europe et maintient l’UE dans la sphère d’influence américaine -, et est-elle en mesure de comprendre que la relation immémoriale de la Russie avec l’Ukraine revêt, par-delà son ambivalence, une dimension affective et existentielle qui rend intolérable aux yeux de Moscou l’idée d’une intégration de ce pays à l’OTAN (1) ? Rien n’est moins sûr.
La France disposait cependant d’arguments sérieux pour réorienter la crise en cours dans le sens d’un apaisement et pour retrouver dans l’esprit de Moscou un statut d’interlocuteur important : elle aurait pu annoncer officiellement qu’elle s’opposerait à de nouvelles sanctions de l’UE contre la Russie, ou plus encore, qu’elle mettrait son véto à l’intégration de l’Ukraine dans l’OTAN, sa « finlandisation » se révélant le gage le plus sûr de sa sécurité et de son intégrité territoriale.
Pour une fois, l’appartenance de la France à l’UE et à l’Alliance atlantique aurait pu se révéler profitable à notre pays, en en faisant l’agent actif capable de combattre de l’intérieur la logique du bloc et de l’antagonisme qui catalyse la montée aux extrêmes. Emmanuel Macron aurait même pu faire miroiter au président russe, à échéance lointaine, la possible reconnaissance par la France de l’annexion de la Crimée par la Russie.
Rien de tel n’aurait effrayé de Gaulle. Mais cela aurait supposé de la part du président Macron une ambition et une capacité « disruptives » dont chacun a pu constater depuis cinq ans qu’il ne les possède pas.
Tant pis pour lui, mais aussi tant pis pour la France : otanienne, bruxelloise et condamnée sous Macron à n’être qu’un pâle reflet d’elle-même.
Photo d'ouverture : Conférence de presse de Vladimir Poutine et Emmanuel Macron à Moscou, 7 février 2022 - Thibault Camus @AFP
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