Selon le plan Atmanirbhar de Narenda Modi, la mondialisation ne correspond plus au futur de l'Inde.
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Ram Divedi, spécialiste des questions indiennes, est intervenant à l’École de Guerre Économique où il a fait ses études en renseignement. Il y enseigne la géopolitique de l’Inde, en rapport avec les renseignements. Outre ses activités d’enseignement, Ram Divedi est également actif dans le domaine énergétique et de l’investissement. Il est notamment actionnaire de la start-up Pravaig Dynamics, constructeur de voitures électriques basé à Bangalore.
Le 12 mai 2020, le Premier ministre indien, Narenda Modi, présentait le plan Atmanirbhar Bharat, approximativement traduit par « self-reliant India » ou « Inde autonome ». Reposant sur diverses mesures en matière économique, démographique ou d’infrastructure, le plan Atmanirbhar a pour objectif d’amener l’Inde vers l’indépendance.
Pour illustrer cette nouvelle volonté, le Premier ministre prend l’exemple de la pandémie de Covid-19, une crise que l’Inde a su transformer en opportunité. En effet, selon Modi, le pays a fait preuve, durant la pandémie, d’une grande adaptabilité concernant la production de kits de masques, devenant le deuxième producteur mondial de masques. Le plan Atmanirbhar doit encourager ce type d’attitude, nous dit le Premier ministre.
Malgré l’importance fondamentale de cette annonce pour l’Inde, l’information est passée inaperçue dans la presse occidentale, nous dit Ram Divedi. Pourtant, le plan Atmanirbhar, explique-t-il, est le futur que l’Inde a choisi. « Il y a une volonté politique, des budgets et un pays qui considère que la mondialisation n’est pas son futur. »
Louise Bosq (Élucid) : L’Inde tire ainsi un trait sur la mondialisation. Quelles sont ses motivations ?
Ram Divedi : Si les Indiens quittent la mondialisation, c’est par peur d’un monde qu’ils ne comprennent plus. Pour bien comprendre cette appréhension, il faut mettre en perspective la place que l’Inde occupe aujourd’hui, avec la place qu’elle a occupée avant la colonisation. Historiquement, l’Asie, l’Inde comprise, était considérée comme une des régions les plus riches de l’humanité.
Depuis déjà longtemps, les pays asiatiques adoptaient un fonctionnement presque capitaliste. Depuis des milliers d’années, il y a en Inde des communautés exclusivement consacrées aux affaires. Comme d’autres groupes s’étaient spécialisés dans la guerre, ces communautés se dévouaient entièrement à l’enrichissement, utilisant les modes d’action capitalistes. L’Inde a donc été une grande puissance économique mondiale, à l’exception de quelques courtes périodes. Dans l’Antiquité, elle était la première économie mondiale, et n’a occupé la deuxième place, derrière la Chine, que durant l’interlude des invasions mogholes, au XVIe siècle.
L’Inde a ensuite été le pays le plus riche du monde jusqu’à la colonisation par les Anglais. Même à cette époque, l’Inde a gardé un prestige économique important. Elle était la colonie la plus riche, plus riche même que le colonisateur (en effet, la colonisation britannique a enrichi les entreprises plus que l’État anglais, ce qui explique que l’Inde le surpassait économiquement). Le PIB du Commonwealth, plus grand empire colonial de l’histoire, était ainsi constitué en partie par le PIB de l’Angleterre, un peu par celui de l’Australie, mais en majeure partie par la richesse de l’Inde.
Autrement dit, lorsqu’on s’intéresse au développement du pays depuis l’Antiquité, on se rend compte que le statut actuel de l’Inde, celui d’une puissance de seconde zone, ne correspond qu’à une courte période de son histoire. Il s’agit ainsi, dans l’esprit des Indiens, seulement d’une parenthèse de leur ascension.
Aussi, lorsque l’Inde obtint son indépendance de l’Angleterre en 1947, les Indiens étaient convaincus qu’en une dizaine d’années, ils récupéreraient leur rang de première puissance économique mondiale. Il s’agissait de l’accomplissement de leur destinée. En d’autres termes, comme un pays en reconstruction après une guerre, ils estimaient que ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne retrouvent leur statut.
Or, la réalité a été toute autre. En 1960, non seulement l’Inde n’est pas le pays le plus riche du monde, mais c’est un pays du tiers monde. Cet état de fait constitue un véritable traumatisme pour les Indiens. Cependant, cela n’a pas altéré la conception que ces derniers ont de leur destinée. En effet, les Indiens, comme les Asiatiques, pensent sur le long terme et ainsi, ne doutent pas qu’à terme, ils retrouveront leur puissance, peu importe le temps qu’il leur faudra.
Et l’histoire récente leur donne raison. En 2014, lorsque Modi entre en fonction, l’Inde est la septième puissance mondiale. En quelques années, elle prend la sixième place, et occupe aujourd’hui la cinquième place. En 2025, elle sera peut-être troisième puissance mondiale. Occuper la deuxième ou la première place qui, aujourd’hui appartiennent à la Chine et aux États-Unis, prendra probablement plus de temps. Ces deux États sont de plus gros morceaux que l’Allemagne ou le Japon. Néanmoins, je ne pense pas qu’ils auront beaucoup de difficulté à atteindre au moins la troisième place.
C’est dans cette perspective que s’inscrit le plan Atmanirbhar. En effet, quitter la mondialisation constitue une étape pour renouer avec leur passé et retrouver leur puissance perdue. Pourquoi cela ? Parce que le monde actuel, mondialisé, constitue un obstacle à leur destin. Ils ne comprennent pas ses mécanismes, et n’ont ainsi pas les armes pour se battre dans un contexte de mondialisation. Ils ont d’ailleurs très peu théorisé les relations internationales et n’ont pas de principes géopolitiques qui puissent guider une action indienne à l’étranger, cela parce que leur histoire ne leur a pas permis de développer des modes d’action adaptés à un mode interconnecté.
Concernant les GAFA par exemple, l’Inde a tenté à plusieurs reprises de contrôler leurs actions, tentant, entre autres, de reprendre le contrôle des données de ses citoyens en obligeant le stockage les données personnelles des utilisateurs sur son territoire. Plus largement, il s’agit de s’extraire de la mondialisation pour acquérir non seulement un certain contrôle sur ce qui regarde les Indiens, mais également une forme d’indépendance indispensable à leur ascension économique.
Élucid : Par quels moyens l’Inde espère-t-elle se sortir d’un monde de plus en plus connecté ? La mondialisation est souvent présentée comme un aspect incontournable de notre époque. C’est comme si, pour un État, il fallait forcément "s’adapter à la mondialisation ou mourir". Dans ces conditions, comment les Indiens comptent-ils s’y prendre ?
Ram Divedi : Plus concrètement, les Indiens ne souhaitent pas dépendre d’éléments extérieurs, qu’ils ne maîtrisent pas. Si une crise économique ou une crise écologique éclate, si une nouvelle pandémie bouleverse le monde, l’Inde ne veut pas être impactée. Le pays ne veut pas subir les conséquences des choix faits par des acteurs extérieurs. Or, la mondialisation les oblige à s’appuyer sur les autres et à s’adapter à des décisions prises à l’autre bout du monde. Comment se sortir de cette situation ? En créant un bouclier autour des secteurs stratégiques.
La révolution verte des années 1960 avait été entamée dans cette perspective. À l’époque, l’Inde ne produisait pas suffisamment pour nourrir sa population ; les Indiens mourraient de faim. L’objectif de la révolution verte, pour remédier à cette situation, a été de rendre l’Inde autonome en matière alimentaire.
Certes, cette politique est critiquable au plus haut point, qu’il s’agisse de l’usage massif de pesticides ou de la culture exclusive de certaines céréales, mais elle a fonctionné. À terme, plus personne ne mourrait de faim en Inde. Le pays produisait même plus de nourriture qu’il n’en consommait ! Mais, ce qui importait véritablement, c’est que si un cataclysme, une guerre, ou une nouvelle pandémie bouleversait le reste du monde, les Indiens auraient toujours de quoi se nourrir.
Par ailleurs, l’Inde tente encore aujourd’hui d’améliorer cette réforme alimentaire et la révolution verte continue d’être un grand défi en matière écologique. À cet égard, une question a été ajoutée au grand recensement opéré en Inde tous les dix ans. Aujourd’hui, en plus des questions habituelles concernant l’emploi occupé, ou la communauté d’appartenance, les agents du gouvernement demandent aux Indiens quelle est la céréale qu’ils consomment le plus. L’objectif est de ne plus dépendre de trois ou quatre céréales en favorisant la culture de plants locaux et ainsi parfaire l’autonomie alimentaire.
Depuis, l’Inde est indépendante dans de plus en plus de secteurs qu’ils considèrent comme stratégiques. Un véritable travail de détermination de ces secteurs a d’ailleurs été entamé. Entre autres, l’énergie constitue aujourd’hui un nouveau défi pour l’Inde.
Pour ne plus dépendre des hydrocarbures provenant d’Arabie Saoudite, les Indiens investissent davantage dans des solutions alternatives, comme le développement de voitures électriques, ou la recherche autour du thorium. Cette nouvelle source d’énergie pourrait permettre une production nucléaire sans les dangers et les déchets produits par la fission de l’uranium. Leur démarche en matière énergétique montre à nouveau la capacité des Indiens à réfléchir sur un temps long.
En effet, le projet d’indépendance dans ces secteurs stratégiques est un travail dont l’aboutissement est éloigné. Mais, quand bien même la perspective d’une Inde autonome reste lointaine, le pays ne reste pas moins déterminé à atteindre cet objectif.
L’Inde souhaite donc cesser d’être dépendante de l’extérieur. Les défenseurs de la « mondialisation heureuse » rétorqueraient qu’elle se coupe du reste du monde. Qu’en est-il réellement ?
Je l’ai dit, le plan Atmanirbhar s’applique exclusivement aux secteurs stratégiques. Pour le reste, les Indiens ne souhaitent pas se couper du reste du monde. En effet, l’Inde continuera d’entretenir des rapports commerciaux avec l’extérieur, ou d’accueillir des étudiants ou des commerçants étrangers, comme cela a toujours été le cas. Prenons l’exemple du luxe. Il s’agit, pour la France, d’un secteur stratégique. En revanche, les Indiens n’étant pas spécialisés en la matière apportent peu d’importance à l’indépendance dans ce domaine.
Aussi, l’importation de produits de luxe, majoritairement français, ne s’arrêtera pas. De même, les exportations indiennes n’ont pas vocation à être complètement interrompues. Seulement, contrairement à la Chine qui exporte massivement des marchandises, l’Inde n’exporte que des services (informatiques, médicaux, etc.). Or, comme pour le luxe, l’Inde ne considère pas les services comme un secteur stratégique, pour lequel l’indépendance est nécessaire.
Ce qu’il faut bien comprendre c’est le sens du terme Atmanirbhar. Le plan Atmanirbhar, ce programme pour une « Inde autonome », traduit la volonté de ne dépendre de personne en ce qui concerne l’essentiel. Ce n’est donc pas une fermeture, ou même une semi-fermeture, que les Indiens cherchent à atteindre, mais l’indépendance. Autrement dit, le pays doit pouvoir continuer à tourner même en cas de crise mondiale, même si cela doit entraîner une baisse du niveau de vie pour le pays.
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Propos recueillis par Louise Bosq
Photo d'ouverture : Narenda Modi - YashSD - @Shutterstock
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