Alors que l’Union européenne se découvre un adversaire géopolitique qu’elle n’attendait pas, il lui faut faire face à ses incapacités dans ce domaine, dans des circonstances défavorables marquées par le reflux de l’européisme et par un affaiblissement économique préoccupant.

L’ambition clairement exprimée par le nouveau président américain d’annexer le Groenland place l’Union européenne dans une situation intenable, puisque c’est de l’intérieur même de l’alliance nord-atlantique que surgit une menace contre la souveraineté d’un des 27, le Danemark. Au nom de la « sécurité nationale », Donald Trump ne voit aucun inconvénient à l’idée de piétiner l’intégrité territoriale d’un allié pourtant fidèle, dont la participation à l’OTAN et la préservation du lien transatlantique ont toujours constitué une priorité de sa politique étrangère.
Face à l’expansionnisme étasunien, l’évanescence de « l’Europe »
Si elle existait un tant soit peu en matière géopolitique, l’Union européenne devrait trouver dans cette crise une occasion d’éprouver sa solidité, de démontrer la solidarité qui unit ses États membres et leur capacité à faire face aux menaces extérieures d’où qu’elles viennent. Ce ne sera évidemment pas le cas, tant les intérêts et les cultures géopolitiques des 27 divergent : on voit mal la Pologne ou l’Allemagne sacrifier leur lien à Washington pour sauvegarder la souveraineté danoise sur le Groenland, et pas davantage les États baltes, ou même la Hongrie de Viktor Orban et l’Italie de Giorgia Meloni officiellement enchantées de la réélection de Donald Trump.
À ce stade, c’est en ordre dispersé que les Européens ont décidé de réagir… ou pas. À l’indifférence des uns répond le silence gêné des autres, et notamment de la Commission européenne, qui se souvient fort opportunément qu’elle n’a aucune prérogative en matière géopolitique, quoi que son activisme pro-ukrainien ait pu laisser penser le contraire depuis 2022. Si l’Allemagne se contente sobrement d’un appel au respect des règles sur lesquelles l’ordre international est paraît-il fondé, la France a tenu à se distinguer par la voix de son ministre des Affaires étrangères qui a affirmé, dans un accès de fermeté langagière : « Il n’est pas question que l’UE laisse d’autres nations du monde, quelles qu’elles soient, s’en prendre à ses frontières souveraines ».
Si le propos pêche par sa confusion – l’UE n’étant pas un État, elle ne saurait avoir de frontières souveraines, et la seule souveraineté ici en jeu est celle du Danemark – le gouvernement français joue sa partition habituelle en faveur de « l’Europe-puissance », mais il faut constater qu’il est seul à le faire et qu’il se paie de mots : qui peut croire qu’il irait jusqu’à déployer des troupes au Groenland – ce à quoi le Quai d’Orsay s’est déclaré « prêt à réfléchir » – en soutien de l’armée danoise et pour faire face à une invasion militaire américaine ?
Nul ne peut prédire jusqu’à quel point le conflit entre Washington et Copenhague s’envenimera. Un esprit de compromis pourrait présider à une sortie de crise sans dégâts géopolitiques majeurs, si par exemple les autorités danoises et groenlandaises acceptent l’installation de nouvelles bases américaines, en plus de celle qui est installée à Thulé depuis les premiers temps de la Guerre froide. Mais le nationalisme déboutonné et la brutalité du nouveau président américain risquent de ne pas se satisfaire de cette demi-mesure, assimilable à un aveu de faiblesse face à un État de petite taille.
L’agressivité dont a fait preuve Donald Trump avec la Première ministre danoise lors de leur entretien téléphonique à ce sujet relève-t-elle d’une simple tactique de négociation ? Difficile à dire… Quoi qu’il en soit, les menaces proférées à ce stade par le chef de l’État américain ne contiennent que de très classiques sanctions économiques. Habituellement réservées aux « États voyous » et autres pays ouvertement hostiles aux États-Unis, elles frapperaient pour la première fois un pays ami et allié dans ce qui constituerait une forme aiguë d’impérialisme, susceptible d’écorner l’image de « l’Amérique » jusque chez ses vassaux.
Tout indique cependant que la brouille entre Washington et les 27, si elle devait survenir, ne serait que passagère : outre que les intérêts touchés sont secondaires ou insignifiants pour la plupart des 27, leur esprit de soumission, leur dépendance stratégique consentie tout comme l’incapacité à penser selon l’Histoire des élites dirigeantes des pays de la vieille Europe, tout convergerait pour préserver un lien transatlantique encore plus ouvertement servile, passé quelques éclats de colère sans lendemain.
Quelle qu’en soit l’issue, les visées américaines sur le Groenland font déjà de l’Union européenne une première victime, puisqu’elles apportent une nouvelle preuve de son insurmontable inconsistance géopolitique, n’en déplaise aux élites françaises aveuglées de longue date par leurs ambitions chimériques.
Une prise de conscience bien tardive
Lors de ses vœux aux armées, le 7 janvier dernier, Sébastien Lecornu a estimé nécessaire de rappeler clairement un certain nombre de principes fondamentaux à propos de la construction européenne. Ainsi a-t-il par exemple affirmé qu’en matière de Défense, ce sont les « États membres qui définissent souverainement leurs besoins opérationnels et capacitaires ». Que cette évidence mérite d’être rappelée en dit long aussi bien sur l’ingénuité des dirigeants français, que sur la façon dont l’UE s’affirme et s’étend pour ainsi dire naturellement, indépendamment de la volonté des peuples concernés.
Ingénuité il y a, car on ne peut pas vouloir à tout bout de champ voir apparaître une « souveraineté » européenne – selon le vocable dont le discours présidentiel est truffé – tout en se désolant de sa conséquence immédiate, car pour qu’il y ait une véritable souveraineté, il faudrait – condition nécessaire, mais pas suffisante – que celle des États s’efface à son profit. S’ils ont pu céder des pans entiers de leur souveraineté pour permettre à l’UE de s’affirmer à compter des années 1990, les États découvrent aujourd’hui qu’ils ont ainsi pour l’essentiel organisé leur impotence collective et alimenté un scepticisme de plus en répandu au sein des peuples à propos de la légitimité même du projet européiste.
Trente-trois ans après la signature du Traité de Maastricht, le temps n’est plus aux transferts de souveraineté aisément consentis, d’autant qu’ils en concerneraient le cœur, avec notamment le domaine de la Défense. La clarification apportée par le ministre des Armées constitue une illustration de cette prise de conscience, d’autant plus notable qu’il appartient à une formation politique ouvertement européiste. En ces temps de changement de paradigme, alors que la confusion idéologique et la perte de sens dominent bien des esprits, il semble que le retour au réel parvienne néanmoins à se produire, quoi que de manière tâtonnante.
Il découle de ce rappel qu’il faut s’opposer aux prétentions de la Commission à accaparer des fonctions relevant de la stricte compétence des États et de leur pleine et entière souveraineté : le « rôle de la Commission européenne est – doit être – d’accompagner de façon accélérée et simplifiée le développement des industries de défense européennes et non de se substituer aux États membres » précise encore Sébastien Lecornu dans son discours.
C’est bien de cela qu’il s’agit en effet : au fil des années, Bruxelles tend à étendre ses prérogatives de manière rampante et insidieuse, pratiquant vis-à-vis des États une phagocytose permanente. Ce que les institutions bruxelloises n’obtiennent pas dans les traités, elles cherchent à l’obtenir en se développant pas à pas, créant des situations de fait, entérinées ensuite par des États idéologiquement dominés. La récente création d’un poste de Commissaire européen à la Défense en est une illustration. Infondée juridiquement, cette création voulue par Ursula von der Leyen n’a pourtant suscité aucune opposition de principe de la part des États membres. Tout au plus certains s’emploient-ils, aujourd’hui, à en circonscrire nettement les prérogatives pour préserver leur souveraineté, c’est-à-dire la démocratie sur leur sol.
La situation créée par l’activisme technocratique de la Commission est caractéristique d’un changement d’époque : le pouvoir supranational européiste tente de gagner en importance au détriment des États avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire avant que le nouveau paradigme ne soit définitivement installé dans les esprits. Ce paradigme, redonnant à l’État sa pleine légitimité après des décennies de néolibéralisme, a toute chance d’entraîner le reflux de l’idée européiste et le déclin des structures qui en découlent. C’est tout l’enjeu des évolutions politiques en cours dans la plupart des États membres, avec les recompositions partisanes qui l’accompagnent. Il est certain que les prochaines générations de responsables politiques n’auront pas vis-à-vis de l’UE la propension à la soumission qui caractérise aujourd’hui encore, mais de moins en moins, la plupart de leurs prédécesseurs.
Reflux de l’européisme : l’Allemagne touchée à son tour
Le vote d’une résolution sur les questions migratoires par le Bundestag, la chambre basse du Parlement allemand, a connu un large écho international. Adoptée à une courte majorité le 29 janvier, elle a attiré l’attention de nombre de commentateurs en raison du soutien apporté par l’AfD à cette résolution proposée par la CDU de Friedrich Merz, qui a toute chance d’être le prochain chancelier.
Si ce vote est perçu comme un tournant, c’est parce qu’un parti de gouvernement a pour la première fois ajouté à sa force celle de l’extrême droite pour faire adopter un texte parlementaire. Cela constitue à l’évidence une rupture dans la vie politique allemande, annonçant peut-être la fin du « cordon sanitaire » dont l’AfD était entourée par les autres formations politiques.
Il faut cependant constater que cette résolution, bien que purement déclaratoire, vaut aussi par son contenu. Destinée à durcir drastiquement la lutte contre l’immigration illégale, elle prévoit l’instauration de contrôles permanents à toutes les frontières de la RFA et l’abandon du droit d’asile européen au profit du droit national jugé plus efficace. Ces deux dispositions sont ouvertement attentatoires au droit européen, et la première menace même un des principaux acquis de l’UE, l’espace Schengen. Déjà mis à mal par la multiplication, partout à travers l’UE, de contrôles temporaires, le principe de la libre circulation des personnes en son sein serait abandonné de fait si, de temporaires, ces contrôles devenaient permanents.
Si elles ont été soutenues par l’extrême droite, il faut surtout remarquer que ces dispositions ont été proposées par la CDU, c’est-à-dire par un des deux principaux acteurs partisans de la vie politique ouest-allemande puis allemande depuis 1949, soutien de toujours de la construction européenne. Avec cette résolution, la remise en cause de l’ancrage et de l’héritage européistes s’accélère grandement, et ce point est d’autant plus notable qu’il ne fait pas l’objet d’un réel débat, tant les esprits sont accaparés par la question du rapport à entretenir avec une extrême droite en phase ascendante.
Il y a plus d’un quart de siècle, dans Le grand Échiquier, Zbigniew Brzezinski affirmait non sans raison qu’à travers son engagement dans la construction européenne, l’Allemagne visait la « rédemption », qu’elle y voyait le moyen de réintégrer le concert des nations en apportant ainsi la preuve de son renoncement à toute volonté de puissance géopolitique au profit d’une coopération poussée et pacifique avec les autres nations du continent. Si cette manière de voir a assurément été déterminante dans le rapport que les Allemands souhaitaient entretenir avec leurs voisins, il semble que ce soit de moins en moins le cas aujourd’hui. La sujétion de l’État et l’impuissance grandissante des pouvoirs publics auxquelles conduit mécaniquement l’intégration européenne produisent en retour une volonté de s’en émanciper qu’aucun appel au sursaut de « l’Europe » ne pourra endiguer, en Allemagne comme ailleurs.
Affaissement économique et impotence de l’UE
Alors que les nuages s’amoncellent sur l’économie européenne, les 27 peinent à s’entendre sur les solutions à mettre en œuvre pour conjurer le spectre du déclin. Fuite massive des capitaux à destination des États-Unis, restructurations industrielles en cascade, coût de l’énergie trop élevé (Allemagne), dette publique trop élevée (France, Italie), agressivité commerciale de la Chine, menace d’un renforcement des barrières douanières américaines… tous ces éléments, structurels ou conjoncturels, alimentent une trajectoire négative qui met cruellement en lumière ce qu’il faut bien appeler l’impotence de l’Union européenne.
De nombreuses pistes sont évoquées par les uns et par les autres, qui permettraient aux 27 de faire face ensemble, mais aucune d’entre elles ne semblent viables même à moyen terme, à commencer par l’Union des Marchés de Capitaux, encore dans les limbes, et dont ni la nature ni l’objet ne font consensus. Face à une histoire qui s’accélère, l’UE semble plus que jamais engluée dans sa trop lourde procédure décisionnelle, dans sa complexité institutionnelle et dans l’insurmontable diversité d’intérêts et de profils de ses États, auxquelles il convient d’ajouter sa sclérose idéologique.
Dans ces conditions, tout ce qui sera proposé sera insuffisant et trop tardif. C’est peut-être ce constat d’impuissance qui réduit Christine Lagarde, depuis la BCE qu’elle dirige, à stigmatiser bêtement ce qu’elle estime être la « paresse » des Européens face au travail. Quand on n’a plus rien à proposer – face à l’échec et devant l’ampleur du déclassement à venir – qu’un jugement moral aussi blessant qu’inepte, on démontre incidemment que l’on est dépassé par l’époque et réduit à l’impotence.
En matière d’impotence, en France, les partis de gouvernement – ou plutôt ce qu’il en reste – n’ont rien à envier à personne. L’échec de la réindustrialisation, le recul du PIB, l’augmentation du chômage, un déficit commercial d’ampleur historique et une dette publique dont la progression semble hors de contrôle devraient stimuler l’imagination et inviter les responsables politiques à gagner en hauteur de vue pour remettre en cause les croyances communes qui ont conduit à l’impasse. Il n’en est rien ; le débat politique est désespérément atone, centré sur des questions secondaires.
Aucune réflexion, par exemple, sur les causes profondes d’une dette publique toujours plus importante depuis quarante ans, indépendamment même du choc exogène majeur qu’a représenté le Covid. Il faut dire que ces réflexions, si elles survenaient, obligeraient à remettre en cause radicalement les piliers économiques de la construction européenne, ce dont les élites ne veulent pas entendre parler. Il faut donc se contenter dans l’immédiat d’une politique économique réduite à presque rien, centrée sur l’idée qu’il faut « faire des économies » au moment même où l’effet récessif d’une compression de la dépense publique jouerait à plein si les dirigeants y procédaient ; de quoi ajouter, sous couvert de « redressement », quelques rangées de brique au « mur de la dette ».
À ce sujet, il faut rappeler que la situation est on ne peut plus défavorable au pays, car, aux perspectives économiques négatives s’ajoutent la faiblesse de l’inflation, dont l’ampleur ces dernières années avait ceci d’avantageux qu’elle allégeait mécaniquement les intérêts de la dette, payés avec une monnaie fondante. En outre, la fin des programmes d’achat de la dette publique par la BCE tombe au plus mauvais moment. Décidés en 2015 et prolongés jusqu’à ces dernières semaines, ces programmes ont permis de financer partiellement les États sans recourir au marché. Sans ces dispositions, ils n’auraient pu faire face à leurs obligations, notamment à l’époque du Covid, lorsqu’il leur a fallu empêcher l’effondrement économique général.
Avec 700 milliards d’euros de titres, la Banque de France, mandatée par la BCE, possède ainsi environ un quart de la dette publique française. Cela ne constitue en aucune manière un problème, et la France devrait pouvoir décider l’amplification de cette politique à l’imitation de ce que font par exemple Japonais et Américains. Mais la France n’est pas libre, elle est tenue par ses engagements européens et soumise par ce biais aux intérêts du capitalisme financier qui ne peut prospérer sans un vaste marché mondial de la dette publique.
Le servage monétaire, un temps relâché entre 2015 et 2023, reprend donc toute sa vigueur aujourd’hui, quoi qu’en pensent les citoyens français, que l’on se garde bien d’éclairer (sauf sur Élucid) et de consulter à ce sujet. Ce retour à l’orthodoxie des traités européens se produit au pire moment. Peut-être sera-t-il à terme, par l’ampleur des dégâts qu’il aura artificiellement occasionnés, l’occasion d’une rupture historique éminemment souhaitable.
Photo d'ouverture : Le Premier ministre polonais Donald Tusk s'exprime lors de la présentation du programme de la présidence polonaise lors d'une session plénière au Parlement européen à Strasbourg, le 22 janvier 2025. (Photo par FREDERICK FLORIN / AFP)