Article élu d'intérêt général
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Le blocage institutionnel et l’impuissance politique peuvent uniquement être surmontés par une nouvelle République. La journaliste Anne-Cécile Robert, docteure en droit européen, membre du comité de direction du Monde diplomatique et vice-présidente de l’Association pour une constituante, laquelle travaille depuis longtemps sur la question des institutions et soutient la nécessité de replacer le peuple au cœur du processus politique, analyse la contrainte extérieure qui pèse sur les protagonistes politiques et réfléchit aux moyens de s’en affranchir.
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Laurent Ottavi (Élucid) : Beaucoup de médias se sont fait l’écho de la « crainte » des marchés et des « partenaires » européens vis-à-vis des programmes du Rassemblement national et du Nouveau Front Populaire. Avant même le moment des élections, la façon dont les débats ont été posés et le climat de peur instauré n’ont-t-ils pas préparé à une défaite du politique ?
Anne-Cécile Robert : La contrainte extérieure est un sujet aussi vieux que la politique, qui ressurgit régulièrement par la voix des conservateurs attachés au statu quo. Il en était déjà question sous la Révolution française avec la menace exercée par les monarchies européennes sur le pays. L’argument de la contrainte extérieure tel qu’il est utilisé aujourd’hui est extrêmement flou. Il serait recevable s’il consistait à prendre acte et à tirer les conséquences d’une nouvelle géopolitique, marquée par l’émergence des BRICS notamment et l’avènement de grands changements internationaux, y compris aux États-Unis.
La contrainte extérieure, dans ce cadre, pousserait au changement, à la transformation, à la rupture avec des modes de pensée qui remontent à l’après-guerre, si l’on songe par exemple à la construction européenne. Au contraire, tel qu’il est brandi, l’argument de la contrainte extérieure est surtout idéologique. Il vise à prolonger les politiques néolibérales des dernières décennies, au nom de la peur des marchés et de l’inviolabilité des traités européens. La contrainte extérieure est parée d’une fausse objectivité qui lui donne un caractère incontestable.
Pourtant, le réel vaut par la manière dont on l’interprète. L’existence d’un déficit budgétaire en France est, par exemple, un fait reconnu par tous. Par contre, les causes de ce déficit et les manières de le résoudre font l’objet de débats entre économistes d’un même niveau de diplôme, tous aussi compétents, mais reposant sur des interprétations diamétralement opposées.
« La stratégie de l'émotion abaisse les citoyens au niveau de leurs ressentis immédiats. C'est une peur provoquée, organisée et construite via les médias, les réseaux sociaux et les campagnes politiques. »
Élucid : Vous avez consacré l’un de vos livres à la stratégie de l’émotion. Quelle place occupe-t-elle dans le discours de la contrainte extérieure tel qu’il est formulé aujourd’hui et quels sont ses effets les plus nuisibles ?
Anne-Cécile Robert : En créant du fatalisme, l’argument de la contrainte extérieure dépolitise les débats. Il s’inscrit en faux contre une tradition héritée de la Renaissance selon laquelle l’homme peut être maître de son destin par le dialogue, la raison, la réflexion et le constructivisme politique. Je vois donc dans l’utilisation de l’argument de la contrainte extérieure une extrême régression.
L’émotion est l’un des aspects de cette régression. Elle consiste à faire peur, à jouer sur l’irrationnel et à abaisser les citoyens au niveau de leurs « ressentis immédiats », eux-mêmes construits, car ils répondent à une peur provoquée, organisée et construite via les médias, les réseaux sociaux et les campagnes politiques.
L’alliance du Nouveau Front Populaire a permis à la gauche d’avoir le plus de sièges, mais tous les partis qui la composent n’ont pas le même rapport à la contrainte extérieure représentée par l’Union européenne. Ce qui a permis la victoire du NFP n’est-il pas aussi ce qui l’empêcherait d’agir ?
Le Nouveau Front Populaire était avant tout une alliance électorale. L’ambiguïté est venue du fait qu’elle s’est transformée en alliance programmatique. Dès lors, les points de divergence, loin d’être secondaires, ont été mis de côté, et notamment la question européenne. De plus, il n’est pas sûr que tous avaient une pensée très au clair sur ce sujet, certains membres de la coalition ayant beaucoup évolué dans leurs prises de position ces dernières années.
Un des risques auxquels le Nouveau Front Populaire est confronté, comme d’autres (LR, le RN) est donc qu’un évènement vienne mettre en relief toutes ces divergences internes. Je pense notamment à la discussion sur le budget au mois de septembre. La Commission européenne formulera alors des recommandations dans le cadre du Semestre européen. Les différences de crédit que les différents groupes politiques accorderaient auxdites recommandations ou de visions du déficit budgétaire risqueraient d’apparaître au grand jour.
« Aujourd’hui, il n’y a plus de grand débat politique. »
Pendant la crise dite des « dettes souveraines », Alexis Tsipras avait suscité un grand espoir qui a fini déçu faute d’envisager une rupture avec le cadre supranational et l’euro. La gauche française prétend échapper à l’impuissance politique qui était celle de la Grèce pour la seule raison que la France est un grand pays. Cet argument vous semble-t-il suffisant ?
Il est effectivement improbable que l’Union européenne survive au départ de la France. Il n’en est pas moins nécessaire de poser clairement la question européenne en France. Cela a été fait pour la dernière fois en 2005, au moment du référendum sur le TCE. Depuis, la question est contournée. Avant le Nouveau Front Populaire, le RN a abandonné certaines de ses prises de position, sur l’euro par exemple. Les Républicains ne sont pas plus au clair.
Dans les années 1950 et 1960, nous avions des attentes et des intérêts bien définis. L’Europe était un moyen de réconcilier la France et l’Allemagne, un vecteur de puissance après la perte de l’empire colonial et une manière de sauver notre agriculture. Aujourd’hui, il n’y a plus de grand débat politique. La campagne européenne de juin a peu abordé ces enjeux au profit de questions nationales qui butent pourtant… sur nos engagements européens ! C’est la même chose pour les élections présidentielles.
Quelles sont les raisons de cette absence de débat politique ?
L’une d’entre elles est que la question européenne ne recoupe pas le clivage gauche-droite. Elle le traverse et le transcende. Au sein de la gauche, comme au sein de la droite, des gens pensent des choses diamétralement opposées, par exemple sur le fédéralisme ou le modèle économique (libre-échange, industrie, « croissance verte », etc.). D’où l’angle mort sur ce sujet du programme du Nouveau Front Populaire, comme de l’accord de la NUPES pour les élections législatives de 2022.
Cela ne veut pas dire que le clivage gauche-droite n’est pas pertinent de façon générale. Il l’est plus que jamais pour tout ce qui touche au capitalisme et à la question sociale. Il trouve néanmoins ses limites sur la question européenne et internationale plus généralement.
« Un gouvernement technique servirait à justifier le maintien du statu quo, à savoir les options néolibérales déjà engagées depuis un certain nombre d’années. »
L’option gouvernementale souhaitée par les macronistes semble être une coalition du « centre » ou un gouvernement dit « technique ». Que vous inspire cette seconde possibilité ?
Un gouvernement technique est une vue de l’esprit, car la technique est forcément politique. Je rappelle à ce sujet le discours de Pierre Mendès-France de 1957 contre le traité de Rome. Tout un passage, dans lequel il critique la création de la Commission européenne, explique précisément comment on fait de la politique au nom de la technique.
L’expression sert à justifier un gouvernement de transition qui viserait à maintenir le statu quo, à savoir les options néolibérales déjà engagées depuis un certain nombre d’années. On se paie de mots pour ne pas avoir à trancher politiquement la question et ne pas avoir de discussion politique entre citoyens. Il nous faudrait au contraire politiser les débats au sens noble du terme, avoir des discussions politiques libres et raisonnées sans anathème.
Vous vous intéressez aussi beaucoup aux questions internationales. Quels effets un blocage institutionnel risque-t-il d’avoir sur le positionnement français ?
Il n’y a pas de consensus actuellement en France sur les grandes crises internationales, ni sur le conflit russo-ukrainien, ni sur le conflit entre Israël et Gaza, pas même sur la politique africaine ou la relation à la Chine. Dans une situation d’extrême fragmentation de l’Assemblée nationale et de cohabitation de fait, les positions françaises risquent d’être encore plus floues.
Au mieux, si le climat international ne se dégrade pas davantage, nous aurons un an à attendre avant une nouvelle dissolution qui pourrait, sans certitude néanmoins, remettre la machine en route. Cette perspective est hautement improbable cependant. La situation actuelle est donc très dangereuse. Si la situation se dégradait en Ukraine ou si les États-Unis poussaient au conflit avec la Chine, le gouvernement, au sens du Président de la République et des ministres, ne serait pas forcément en capacité d’action. Les institutions de la Ve République sont aujourd’hui inadaptées aux défis internationaux.
« Plus le statu quo se poursuit, plus le ressentiment et la colère risquent de croître au profit de l’extrême droite. »
Quel que soit le scénario (gouvernement technique, coalition centrale, gouvernement NFP, etc.), le plus probable n’est-il pas une intensification du ressentiment du peuple français ?
Nous sommes dans une crise politique extrêmement profonde. Toutes les personnes élues lors des élections législatives l’ont été dans un cadre contraint. Ceux qui ont gagné ont surtout gagné un concours de circonstances, dans la précipitation et une logique de peur et de barrage et non pas au terme d’un débat politique libre, raisonné et serein. Il n’y a donc pas vraiment de victoire, pour personne.
Si l’on ajoute à cela le fait que le Président de la République lui-même, et les assemblées nationales de 2017 et 2022 procèdent d’une minorité d’électeurs, il me semble que nous sommes aujourd’hui dans une crise de régime et je ne vois pas comment nous pourrions décider de choses censées et légitimes dans ce contexte. Les dernières élections législatives ont seulement repoussé l’échéance. Plus le statu quo se poursuit, plus le ressentiment et la colère risquent de croître au profit de l’extrême droite.
Si l’on tient à la Ve République, il semble y avoir deux options de déblocage : l’article 11 du retour au peuple ou l’article 16 avec le risque d’une dérive autoritariste. Sinon, le déblocage passerait par la création de nouvelles institutions. Est-ce un bon résumé de la situation ?
André Bellon décrivait cette alternative dans un article paru en 2014 dans Le Monde diplomatique, intitulé « Bonapartisme ou Constituante ». Notre histoire nationale hésite toujours entre des solutions autoritaires et personnelles – ce que l’on appelle le bonapartisme et que l’on retrouve à travers Napoléon Ier, Napoléon III et le Général de Gaulle, aujourd’hui incarné possiblement à travers des personnalités comme Emmanuel Macron ou Marine Le Pen – et des solutions collectives, tel que l’ont manifesté la Révolution française, la Révolution de 1848 et la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, qui implique aujourd’hui un retour au peuple.
Une nouvelle fois, il nous faut trancher entre les deux modalités, et donc poser les termes du débat politique en ces termes. Seul un changement de nos institutions qui passe par la convocation des électeurs dans une Assemblée constituante, et qui modifierait le mode de scrutin et la place du Parlement, pourrait à mes yeux ouvrir une perspective positive.
« J’attire l’attention sur le risque d’une usurpation d’un changement de République, dans un sens conservateur et oligarchique, par des experts autoproclamés et quelques groupes politiques. »
Cette autre République que vous appelez de vos vœux devrait-elle accorder beaucoup plus de place à la démocratie directe ?
C’est l’un des éléments oui. Les citoyens ont aujourd’hui le sentiment de ne pas être représentés et de nombreux indicateurs montrent qu’il ne s’agit pas seulement d’un sentiment. Parmi eux, rappelons que les Français avaient rejeté le TCE en 2005, validé par ensuite 96 % des élus ! La démocratie directe n’est pas antinomique toutefois d’une revalorisation de la démocratie représentative qui ne manifeste plus ses vertus actuellement. Les comptes-rendus de mandat, le mandat impératif, l’attribution de plus de pouvoir au parlement sont autant de moyens d’y arriver.
J’attire par ailleurs l’attention sur un risque peu souligné d’usurpation d’un changement de République, dans un sens conservateur et oligarchique, par des experts autoproclamés et quelques groupes politiques. Je remarque en effet, à la lecture des pages débat dans la presse, quantité de constitutionnalistes et de comités Théodule cherchant à capter la crise de régime pour faire avancer leurs propres solutions en écartant les électeurs du débat, et à occuper l’espace au détriment de la souveraineté populaire. Le peuple doit se saisir lui-même de ce qui est un bien commun, les institutions et les règles du jeu politique. C’est à lui de les redéfinir.
Vous parliez de la politique au sens noble. Ce changement d’institutions doit-il s’accompagner aussi d’une nouvelle conception du politique qui réintègre la notion d’ultimatum, à l’image de la politique de la chaise vide pratiquée par le Général de Gaulle ?
Je ne formulerai pas les choses ainsi. Il nous faut retrouver les moyens d’une volonté politique qui ne se manifeste plus aujourd’hui ou alors seulement par défaut. Faire barrage ne crée pas une volonté politique. Il nous faut donc redéfinir et reconstruire une volonté politique par le jeu du débat démocratique.
Une fois que cette volonté politique, émanation du corps politique, c’est-à-dire du peuple souverain, adviendra, les modalités que vous évoquez sont possibles, mais au même titre que le compromis et l’alliance. Toute la palette de l’action redevient accessible et le choix des moyens d’action dépendra de ce qui est jugé essentiel ou secondaire.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
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