Marie-France Garaud analyse l’évolution du gaullisme et sa disparition progressive en France. Entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en 2012.
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Née en 1934, Marie-France est une avocate française. Elle a été conseillère politique de George Pompidou à l’Élysée (1969-1974), puis de Jacques Chirac (1974-1979), conseillère à la Cour des comptes et Députée au Parlement européen (1999-2004).
Olivier Berruyer (Élucid) : Sous la IVe République, le groupe gaulliste a pu être classé « à droite ». Êtes-vous d’accord ?
Marie-France Garaud : Non. Ces députés avaient été en général élus sous le signe du « Rassemblement du Peuple Français », ce qui correspondait parfaitement à leur volonté de rétablir la dignité et la cohésion de la France, laquelle en avait bien besoin. Ils étaient de « sensibilités » très diverses selon l’expression pudique généralement utilisée et les classements droite et gauche n’avaient alors guère de sens, sauf pour les communistes évidemment. D’ailleurs trente députés du Rassemblement du Peuple Français (R.P.F.) ont quitté ce groupe auquel ils avaient choisi d’appartenir et voté par la suite contre l’indépendance de l’Algérie.
De Gaulle avait rassemblé des Français pour lesquels l’honneur de la France passait avant tout, mais il leur est arrivé de diverger sur ce qu’impliquait pour eux cet honneur. Ils assumaient ces divergences en principe respectables. Il est arrivé que des ministres démissionnent pour des raisons politiques graves. Je ne crois pas que cela se soit produit souvent depuis… Seul me semble-t-il Jean-Pierre Chevènement l’a fait, saluons son respect de ses propres convictions…
Nous vivons pourtant dans des institutions dont la pratique, à défaut de la lettre, ressemble de plus en plus à une espèce de monarchie élective. Il n’y a qu’en France que le Président de la République peut décider seul de bombarder la Syrie, sans consulter personne. Ni Barack Obama, ni David Cameron ne peuvent le faire… Est-ce une question ou une affirmation en forme de provocation ? La Constitution française, dans son article 14 porte que « le Président de la République est le chef des armées, […] il préside les conseils et comités supérieurs de la Défense nationale… ». L’intervention personnelle du Président n’est pas envisagée !
Ceci dit, il faut se souvenir que la Charte des Nations Unies a précisément été établie pour mettre un terme aux interventions d’un État souverain chez un autre État souverain, sauf demande expresse de celui-ci. Nouvelle tentative de mettre un frein à une éternelle source, dans l’histoire du monde, de guerres dévastatrices.
Dans le cas où une intervention de cette sorte est demandée, le Conseil de Sécurité peut en décider à condition que ce soit à l’unanimité des cinq membres ou (et) qu’il s’agisse d’apporter un secours médical ou alimentaire. Précisément parce que le Général de Gaulle avait rendu son rang à la France, celle-ci fait partie, depuis l’origine, du Conseil de Sécurité des Nations Unies composé des États vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale et de la Chine.
Sur cette affaire, la Russie ayant indiqué qu’elle s’opposerait à une intervention en Syrie, il était évident que le Conseil de Sécurité ne prendrait pas de décision positive, l’assistance médicale ou alimentaire s’avérant alors peu probable. Néanmoins une saisine de l’Assemblée générale restait possible et il est surprenant que cette idée n’ait, semble-t-il, pas même été envisagée.
En tout état de cause, on ne rétablit pas la paix en faisant la guerre, mais on s’en approche parfois par la négociation. Le président Poutine s’étant offert le luxe de proposer une issue provisoire à la crise syrienne alors que nous nous étions enfermés dans une voie sans issue, nous a en l’occurrence montré, en grand joueur d’échecs, l’absolue nécessité de toujours chercher à déchiffrer la carte et le jeu des acteurs, si possible avec plusieurs coups d’avance. Leçon à méditer, car la survie en tant qu’État libre en dépend.
La France traverse de sérieuses turbulences, mais la plus grave est sans doute celle d’une réalité cruelle : la disparition chez tant de Français de toute confiance dans la lucidité, les moyens et même le courage d’une classe politique largement discréditée. Le peuple ne croit plus en rien et surtout pas en l’avenir que leur promettent — de moins en moins clairement d’ailleurs — ceux qui prétendent les gouverner.
Ils savent bien, parce que chacun l’expérimente dans la vie courante, que l’entente entre les hommes résulte certes d’une certaine concordance des caractères, mais qu’elle s’établit aussi sur l’équilibre des atouts que chacun a reçu ou a su acquérir. C’est vrai entre les êtres humains, ce l’est aussi entre les peuples et ceux qui les dirigent.
O. Berruyer : C’était la vision du général de Gaulle ?
M-F. Garaud : Oui, c’est exactement ce à quoi le général s’est employé lorsqu’il fut urgent de restaurer la place de la France après les bouleversements de la guerre. Il savait que son âge rendait le temps compté et que rien ne lui serait facilité par des alliés avant tout soucieux d’établir en Europe une organisation capable de faire obstacle à la politique hégémonique soviétique.
C’est principalement à cette fin qu’avaient été conçus aux États-Unis, dès les années 1930, des réseaux d’influence orientés vers l’organisation d’une Europe « économique et stable », sorte de zone tampon opposée à l’extension communiste sur l’ouest de l’Europe.
C’est aussi à cette fin que tendait vingt ans plus tard l’OTAN destinée à « mettre les Américains au cœur de l’Europe », mais pas seulement : Dean Acheson, lors d’une réunion de l’OTAN le 10 septembre 1950 ajoutait à l’intention de Robert Schumann alors ministre des Affaires étrangères du gouvernement français : « Je veux des Allemands en uniforme pour l’automne 1951 » et Truman précisait que l’envoi de troupes américaines en Europe était précisément subordonné à ce réarmement de l’Allemagne.
Le gouvernement français obtempéra et de là naquit le projet de Communauté européenne de défense (C.E.D.) rejeté ensuite de justesse par le Parlement français. Mais il était clair que les Américains voulaient être au cœur de l’Europe et que l’Allemagne leur en fournissait une entrée commode.
Le Général de Gaulle revenu au pouvoir, réussit à faire en sorte que la France soit à nouveau respectée après les épreuves des années noires, mais il a toujours été convaincu qu’elle ne garderait pas ce rang dans des perspectives évidemment nouvelles si elle ne disposait pas de positions de force justifiant le respect et si ceux qui seraient en charge de la diriger ne savaient pas voir loin et penser juste.
Ce ne sont pas les sentiments qui comptent entre des responsables politiques, a fortiori entre des chefs d’État en charge du destin de leur peuple, c’est le courage, la lucidité et toujours la vision de l’avenir à construire. Le Général était de ces chefs d'État.
Car il n’avait pas oublié qui, pendant la guerre, s’était véritablement battu. Le noyau dur de la Résistance, c’était ceux qui se battaient déjà dans leur vie quotidienne : les paysans, les ouvriers et l’aristocratie — également rejoints par une partie de la bourgeoisie.
Le général de Gaulle a d’ailleurs continué à se battre après la guerre…
Oui, en dix ans, de 1958 à 1968, le Général fit en sorte que la France redevienne libre, forte, maîtresse de ses choix et de son destin.
Ce fut d’abord une Constitution restaurant la souveraineté de la Nation et la stabilité de gouvernements indépendants du jeu des partis. À partir de là tout redevenait possible. Ce fut la maîtrise du nucléaire militaire qui plaçait la France à la table des Grands. Ce fut la reprise des relations avec la Russie, puisque c’est ainsi que de Gaulle désignait toujours l’URSS, relations concrétisées par l’instauration d’un partenariat en matière spatiale qui faisait de la France la troisième puissance de ce club très fermé.
Ce fut le rétablissement des relations diplomatiques avec la Chine dont nous devenions ainsi un interlocuteur privilégié : qui se souvient des drapeaux mis en berne à Pékin lors de la mort du Général ? Ce fut la sortie du commandement intégré de l’OTAN afin que la France retrouve une capacité de décision dans cette organisation. Ce fut enfin le traité de l’Élysée signé entre le Président français et le Chancelier Adenauer.
La France pouvait alors « être telle qu’elle l’entend et se conduire comme elle veut ».
« Nous nous sommes engagés, par le Traité de Maastricht, dans une politique européenne dont la structure et les règles de plus en plus étroitement précisées se révèlent de plus en plus aliénantes. »
Que reste-t-il de ces atouts ?
À peu près rien.
Le Traité de l’Élysée fut vidé de sa substance par l’adjonction d’un « préambule » lors du vote du texte par le Bundestag quelques mois après. Ce traité avait d’ailleurs été conclu faute pour la France d’avoir réussi à obtenir la réalisation du « Plan Fouchet » en raison du refus de Paul-Henri Spaak qui ne dissimulait pas la consigne américaine donnée en ce sens.
Décidément, les États-Unis entendaient bien gouverner « derrière le rideau » selon la formule en usage parfois dans l’Empire chinois. Et l’Allemagne avait compris très vite que là pouvait être, plus tard, le chemin de la renaissance… Mais le temps n’était pas venu.
Georges Pompidou savait qu’il n’était pas de Gaulle, mais son intelligence et sa loyauté envers celui-ci firent qu’il en voulut être le digne successeur. Après lui, ce fut d’abord une lente glissade, puis l’accélération… Et tout a changé le jour de la chute du mur de Berlin déclenchant très vite la désagrégation de l’URSS et la réunification des deux Allemagnes.
Cette réunification était déjà inscrite en pointillé depuis la création de la R.D.A. et la mise en place de la « Loi fondamentale » qui en déterminait la structure. Ce texte, de nature constitutionnelle, avait été doté d’un préambule précisant clairement la vocation à s’appliquer (plus tard bien sûr…) au peuple allemand « dans son entièreté ».
Tout était dit et plus tard, lors de la réunification, point ne fut besoin d’un nouveau texte : les députés nouveaux élus à l’Est adoptèrent tout simplement la Loi fondamentale en vigueur à l’Ouest, laquelle ne connut que les adaptations nécessaires. La réunification fut gérée de main de maître par le Chancelier Kohl et tout a changé d’un coup pour l’Europe, mais aussi, à terme, pour le monde.
Souvenons-nous des objectifs énoncés par un sénateur américain, au moment de la création de l’OTAN : « Mettre les Américains au cœur de l’Europe, en chasser les Soviétiques, juguler les Allemands… » Cependant le monde et spécialement les Américains, fascinés par la chute du système soviétique n’ont, semble-t-il, pas pris conscience du basculement des rapports de force que cette révolution à l’envers allait engendrer.
Quant à nous, Français, nous avons pensé avoir à portée de main l’avènement d’une Europe à la française reposant sur le « couple franco-allemand ». Illusion dont nous nous satisfaisons sans procéder à la moindre analyse des mutations dont nous sommes cependant spectateurs. Cette absence totale d’esprit critique n’a pas cessé de fausser notre vision des évènements et nous a conduits à oublier la valeur des cartes que nous détenions encore.
Nous ne saurions faire grief à nos voisins de la gestion remarquable d’une transition dans laquelle nous n’avons pas su éviter la dégradation des relations privilégiées établies par le Général avec la Russie et surtout avec la Chine. Nous avons voulu croire que nous n’avions rien à craindre de l’Allemagne et pourrions établir avec elle, les structures de cette Europe Fédérale qui fait pour nous l’objet d’une fixation.
Résultat, c’est maintenant Madame Merkel, Chancelier fédéral d’Allemagne, qui préside les rencontres sino-européennes et il arrive que l’on oublie de nous inviter. Le Président Sarkozy a décidé le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN sans en tirer dans cette organisation la moindre parcelle de décision. Notre présence dans le domaine de l’Espace est devenue quasi nulle.
Mais surtout nous nous sommes engagés, par le Traité de Maastricht, dans une politique européenne dont la structure et les règles de plus en plus étroitement précisées se révèlent, en même temps, de plus en plus aliénantes.
Les peuples le sentent et renâclent, mais les rênes qui leur sont imposées sont courtes et ils craignent la cravache.
Propos recueillis par Olivier Berruyer le 1er mars 2012
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Photo d'ouverture : Conférence de presse du Général de Gaulle, 19 mai 1958, Paris - @AFP
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