« La fusion ASN-IRSN menace gravement la sûreté nucléaire et ses salariés »

Relancée cet été après avoir été rejetée par le Parlement en début d’année, l’idée d’une fusion entre l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN), chargé du volet technique, et l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN), chargée des décisions, risque de désorganiser le secteur, de nuire massivement aux salariés qui y travaillent et de fragiliser la sûreté nucléaire française. Philippe Bourachot, délégué syndical central CGT, membre de l’Intersyndicale de l’IRSN, retrace l’historique du projet controversé du gouvernement, imposé de façon brutale, et alerte sur les risques importants dont il est porteur.

Opinion Politique
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publié le 27/09/2023 Par Laurent Ottavi
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Laurent Ottavi (Élucid) : La fusion entre l’IRSN et l’ASN a déjà fait l’objet d’un premier projet en début d’année. Pouvez-vous en restituer la chronologie ?

Philippe Bourachot (DSC-CGT-IRSN, au nom de l’intersyndicale IRSN) : Le 7 février 2023, l’ensemble des salariés de l’IRSN reçoit un mail du directeur général les convoquant à une visio le lendemain à 9h30. Il leur annonce alors que le gouvernement vient de décider de démanteler l’IRSN et de le supprimer. Le directeur général, semble-t-il, n’avait lui-même été averti que quelques jours plus tôt, le 3 février. La brutalité de la nouvelle est d’autant plus forte qu’aucun diagnostic du fonctionnement actuel n’a été réalisé. Les rapports faits à ce sujet, par la Cour des comptes et l’ASN par exemple, louaient au contraire les travaux de l’IRSN. S’ensuit un communiqué très sommaire de la ministre de la Transition énergétique censé expliquer la décision du gouvernement. Elle évoque l’idée de « fluidifier » la gouvernance de la sûreté du nucléaire.

Nous nous gréons alors en intersyndicale pour combattre le projet et essayer d’en comprendre les vrais motifs. On s’aperçoit très vite que personne n’avait été mis au courant et que la décision sort du Conseil de politique nucléaire tenu fin janvier, alors que ce point ne figurait pas à l’ordre du jour. Le démantèlement de l’IRSN envisagé dans le premier projet le scinde en trois parties : l’une devait revenir au Commissariat à l’Énergie Atomique (pour la recherche), une autre à l’Autorité de Sûreté Nucléaire Défense (pour la défense) et le reste à l’ASN. L’intersyndicale rencontre la ministre et ses équipes et on se rend vite compte que ces personnes ne connaissent absolument pas le fonctionnement de l’IRSN et ses missions.

En 15 jours, le projet change de forme et, à la place d’un démantèlement, il devient un transfert total de l’IRSN dans l’ASN. L’on devine alors, de la part du ministère mais aussi de certains exploitants plutôt enclins à voir disparaître l’IRSN, que l’un des objectifs du projet est d’intégrer l’IRSN dans une autorité pour faciliter la relance du nucléaire, et notamment la construction d’EPR et la mise en place de nouveaux réacteurs. Le gouvernement choisit, pour modifier la gouvernance de la sécurité nucléaire, de mettre des amendements dans un projet de loi en cours d’examen, le projet de loi de l’Accélération des Procédures du Nucléaire. Le Sénat, alors, a déjà fini l’ensemble de ces échanges sur le sujet. Il est donc court-circuité et s’offusque de la manière de faire du gouvernement sur un sujet aussi important. Nous alertons de notre côté les députés sur l’absence de diagnostic existant et d’étude d’impact sur la future organisation.

Le jour du vote à l’Assemblée nationale, l’amendement de la suppression de l’article principal qui crée la nouvelle autorité est rejeté par deux voix mais, quelques minutes plus tard, un amendement du groupe LIOT qui demandait la pérennisation de la structure duale ASN-IRSN dans la gouvernance de la sûreté est adopté à main levée. Ce vote annule, de fait, le précédent et met à mal l’ensemble du projet du gouvernement. La ministre, qui avait l’opportunité de faire remettre au vote ces amendements, ne le fait pas. Elle précise quand même que la fusion représente pour elle l’avenir et l’on sent qu’elle va revenir à la charge. Au final, le Conseil constitutionnel rejette tous les articles de la loi parlant de l’IRSN, jugeant qu’il s’agit d’un cavalier législatif.

Élucid : Pouvez-vous rappeler brièvement ce qu’est l’IRSN et la façon dont il est organisé ?

Philippe Bourachot (intersyndicale IRSN) : L’IRSN couvre un champ très large. Il a pour mission de réaliser des expertises techniques notamment en donnant des avis aux pouvoirs publics et à des autorités (dont l’ASN) sur les risques nucléaires et radiologiques, en menant des recherches afin de faire progresser les connaissances et d’assurer la solidité de l’expertise sur les sujets les plus complexes, et enfin de concourir à la surveillance radiologique de l’environnement et des travailleurs. Il doit pouvoir, en cas de crises, donner des informations techniques essentielles aux pouvoirs publics (État, cabinet d’un ministre, préfet, etc.) afin qu’ils puissent agir en connaissance de cause. L’IRSN entretient par ailleurs ses compétences techniques très pointues en faisant de la prestation.

Sur le sujet du nucléaire, le champ d’investigation de l’IRSN porte aussi bien sur le civil que sur la défense, sur les réacteurs, sur les laboratoires-usines et sur la radioprotection au sens large (protection de l’Homme et de l’environnement). Il dispose d’un effectif et d’un budget dédiés pour mener à bien ses recherches. Cela permet de conforter ou non les conclusions des exploitants, le premier garant de la sûreté et de la sécurité de ses installations. L’IRSN a également tout un champ consacré à la surveillance du territoire, notamment grâce à un réseau de balises permettant de mesurer en direct la radioactivité de l’air (Téléray). Par ailleurs, des missions de formation sont confiées à l’IRSN. Une des missions de l’IRSN est aussi d’améliorer l’accès à l’information et le dialogue avec les parties prenantes. Il essaie de vulgariser un domaine souvent identifié comme complexe et de rendre transparents ces travaux, élément essentiel pour obtenir la confiance du public. C’est pourquoi il est souvent contacté par des associations.

L’IRSN regroupe en son sein des ingénieurs généralistes qui couvrent toute une gamme de compétences et répondent aux sollicitations des autorités. Ils sont bien souvent en charge d’une installation dédiée, typiquement d’un réacteur nucléaire ou d’un laboratoire-usine. Certains généralistes sont aussi liés aux questions de défense. Pour mener à bien leur travail, l’ensemble des généralistes fait appel à des spécialistes qui travaillent aussi à l’IRSN. Ils sont spécialistes d’un domaine précis, et leur approche est la même, que le sujet relève du civil ou de la défense. Les spécialistes, comme les généralistes, sont tous focalisés sur l’aspect technique des choses, et n'échangent avec l’exploitant que sur ce volet.

Quelle est d’autre part la fonction de l’ASN ?

Elle prend et rend des décisions par rapport aux demandes d’autorisation des exploitants sur des sujets divers et variés. L’ASN s’appuie sur les avis techniques de l’IRSN ou d’autres organismes. Contrairement aux généralistes et aux spécialistes de l’IRSN, l’ASN prend en compte des aspects non-techniques comme les dimensions sociétales et économiques. Elle est composée d’un collège de cinq commissaires nommés pour 5 ans, irrévocables, avec un président à leur tête, qui prennent les décisions de façon collégiale. L’ASN est une administration indépendante avec des budgets qui relèvent directement de Bercy, alors que l’IRSN a 5 ministères de tutelle. Pour résumer d’un mot la différence entre l’ASN et l’IRSN, on peut dire que la décision relève de la première et tout le volet technique de la seconde.

« Les questions des deux rapporteurs nous ont semblé très orientées en faveur de la fusion IRSN-ASN. Toutes les audiences ont été en huis clos avec aucune restitution en cours d’audit aux autres membres de l’OPESCT. »

La ministre est récemment revenue à la charge après un rapport de l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST) paru cet été.  Quel rôle ce document a-t-il joué ?

Notre volonté, depuis le début, était que l’OPECST puisse être saisi pour faire un vrai diagnostic. La création de l’ASN est d’ailleurs issue d’un rapport de l’OPECST et nous avions une grande confiance en cette instance. Nous étions donc rassurés quand la présidente de la Commission économique du Sénat nous avait fait part de sa volonté de saisir l'office sur la question des conséquences d’une réorganisation entre l’ASN et l’IRSN. Lors de la première audience de février, l’intersyndicale n’avait pas été entendue et nous désirions l’être cette fois-ci. Cela a été le cas mais les questions des deux rapporteurs nous ont semblé très orientées en faveur de la fusion IRSN-ASN, cette tendance se confirmant avec d’autres intervenants.

Par ailleurs, toutes les audiences ont été en huis clos avec aucune restitution en cours d’audit aux autres membres de l’OPESCT. Ceux-là reçoivent le rapport trois heures seulement avant la présentation du rapport final le 11 juillet, ce qui ne permet pas une étude sérieuse d’un rapport aussi complexe. Certaines personnes s’abstiennent mais le rapport est voté et publié. Alors même qu’il était demandé aux rapporteurs de regarder les conséquences d’une réorganisation, la première recommandation est… la préconisation de la fusion ASN et IRSN : hors sujet ! Pire : le rapport comprend un chapitre « points restants à éclaircir », renvoyant à plus tard l’étude des conséquences des points durs (le rapport laisse en plan les points dont les rapporteurs n'ont pas mesuré les risques en cas de fusion : nucléaire de défense, prestation par exemple). Fait assez rare, certains membres de l’OPESCT ont publié un communiqué de presse pour dire qu’ils n’étaient pas d’accord avec les conclusions et certaines méthodes utilisées pour aboutir à ce rapport.

La ministre de la Transition énergétique se félicite des conclusions du document et annonce le transmettre au Président de la République. Emmanuel Macron, lors de son Conseil de politique nucléaire du 19 juillet, en fait état et confirme la relance du projet de fusion IRSN-ASN. L’intersyndicale se met de nouveau en ordre de bataille. Elle est reçue par la directrice de cabinet de la ministre de la Transition énergétique. Bien que toujours opposée au projet de loi (pour les mêmes raisons qu’en février), l’intersyndicale de l’IRSN décide néanmoins de s’associer aux travaux préparatoires au projet de loi. En effet, il nous a semblé important de ne pas s’éloigner du processus préparatoire au projet de loi pour faire entendre notre voix sur les points essentiels à conserver (activités et social) si le projet venait à être voté. Notre dernière réunion avec la ministre date du 8 septembre. Nous en sommes là, dans l’attente d’une présentation du projet de loi.

« Si le premier projet de loi était passé, cela aurait été une catastrophe, tant du point de vue des activités que du social. »

Lors de cette dernière rencontre avec la ministre, vous n’avez pas obtenu de garanties sur un certain nombre de points. Quelles sont vos craintes concernant le devenir, dans la future autorité, des activités de recherche et d’expertise de l’IRSN ?

Avec le recul, je me dis que si le premier projet de loi était passé, cela aurait été une catastrophe, tant du point de vue des activités que du social. Ce n’était pas faute de le dire . Si nous n’avons pas encore de projet de loi, nous savons que la ministre est en train de faire des consultations informelles. Nous devrions avoir une présentation du texte fin septembre. Toutefois, pour ce qui est des grandes lignes, nos différents échanges depuis juillet nous donnent une première idée sur un certain nombre d’éléments. Tout d’abord, la ministre souhaite nommer la future autorité « ASN », sans forcément y mettre un nouveau dirigeant. Nous lui avons dit que pour repartir sur des bases neuves, pour créer une culture d’entreprise commune, ce n’était pas la bonne solution. De nombreux salariés de l’IRSN ne l’accepteraient pas.

L’ensemble des activités de recherche serait transféré dans la future autorité. Mais beaucoup de questions se posent sur celles cofinancées avec les exploitants. Comment une autorité administrative indépendante pourra être financée par des exploitants qu’elle va ensuite contrôler ? Il semblerait que le parti pris soit de dire que la future autorité assumera l’idée que l’exploitant doit participer à certaines de nos recherches, avec des règles de déontologie. Si c’est bien le cas aujourd’hui à l’IRSN, comment cela sera-t-il perçu par la société civile dans le cadre d’une autorité administrative indépendante ? Il reste des doutes pour certaines fonctions supports aujourd’hui au sein de l’IRSN, certaines n’ayant pas forcément leur place dans une autorité administrative indépendante et d’autres pouvant faire doublon.

D’autre part, il semblerait que la volonté du gouvernement soit d’embarquer le plus possible les aspects commerciaux de l’IRSN dans la future autorité, en les mentionnant comme des actions commerciales de service public et donc de les faire financer par la subvention de l’État. Le problème est que certaines de nos activités sont directement en concurrence avec des secteurs privés importants. L’Autorité de Marché et de la Concurrence (et certainement certains concurrents) ne se priveraient pas d’attaquer l’État pour concurrence déloyale. De telles activités, logiquement, ne devraient pas intégrer la future autorité, mais l’État cherche à les maintenir dans le giron public (par exemple aller au CEA).

Rappelons que la plupart des activités commerciales de l’IRSN servent principalement à maintenir les compétences de nos salariés pour la crise. Grâce à elles, l’État peut mobiliser l’IRSN rapidement sur une urgence, comme par exemple envoyer des milliers de dosimètres dans les zones contaminées et les interpréter, en suspendant toutes ces activités habituelles temporairement auprès des autres clients. La dernière activité qui nous pose le plus d’inquiétudes concerne l’expertise nucléaire de défense, ce qui concerne environ 120 salariés actuellement. Ils veillent à la sécurité et à la sûreté d’installations de défense mais aussi civiles, telles qu’une centrale nucléaire. On nous dit que les missions de cette entité n’ont pas vocation à aller dans la future autorité. Où vont-elles être transférées ? La question n’est pas tranchée.

« Le projet de fusion tombe au plus mauvais moment car il va créer une désorganisation quand les besoins augmentent et il risque d’entraîner une perte de compétences. »

Quelles sont vos craintes sur le volet social ?

Le droit commun quand un établissement comme le nôtre est intégré dans une autorité administrative indépendante consiste à faire basculer les salariés de droit privé en agents contractuels de droit public, en perdant leurs conquis sociaux pour bénéficier de ceux de la fonction publique. Les salariés de l’IRSN y sont opposés, car le corpus social de la fonction publique est moins avantageux que celui de l’IRSN. En 2002, lors de la création de l’IRSN, les organisations syndicales se sont battues pour avoir un corpus social intéressant et les salariés veulent le conserver.

Le gouvernement avance l’idée d’une dérogation pour que les salariés de l’IRSN rejoignent la nouvelle institution en tant qu’agents contractuels de droit privé. La question est de savoir si nos conquis sociaux seront conservés de façon définitive ou temporaire, le temps de renégocier avec la future direction de la future autorité les accords en question, sachant que des avantages sociaux sont incompatibles avec une autorité administrative indépendante, donc dépendante de l’État. Le Conseil d’État se prononcera sur la dérogation au droit commun, avec la possibilité qu’il la refuse par crainte qu’elle ne fasse jurisprudence. La perspective d’un basculement vers le statut d’agent contractuel de droit privé, sans garantie réelle sur les aspects sociaux, risque de pousser des salariés de l’IRSN à partir ou à refuser le poste qui leur est proposé.

Les conséquences de la fusion portent aussi sur les instances. L’IRSN a un comité social et économique. Cela n’existe pas dans une autorité administrative indépendance, où l’on peut créer un comité social d’administration. Mettra-t-on en place deux branches, l’une qui s’occupera des salariés de droit privé, et une autre des salariés de droit public ? Ces questions sont importantes pour le dialogue social futur. Mais on voit bien ici la complexité à monter un tel projet et les risques, avec de nombreuses dérogations au droit commun, de ce projet.

« L’absence d’un diagnostic sérieux de l’existant et d’une étude d’impact d’une future organisation nous fait craindre le pire. »

La conséquence de la fusion ne serait-elle pas une perte substantielle de compétences ?

Nos homologues syndicaux de l’ASN ont les mêmes préoccupations que nous : le projet de fusion tombe au plus mauvais moment car il va créer une désorganisation quand les besoins augmentent (EPR2, SMR, démantèlement de certaines installations, CIGEO, etc.) et il risque en effet d’entraîner une perte de compétences. L’IRSN a du mal à recruter des salariés depuis quelque temps. Le marché du nucléaire a de nouveau le vent en poupe depuis le Covid et l’annonce du plan de relance du nucléaire d’Emmanuel Macron, qui prévoit 100 000 embauches sur 10 ans, un objectif phénoménal. Cependant, des entreprises comme EDF ou des starts up font des propositions salariales bien plus intéressantes que ne peut le faire un établissement public comme l’IRSN.

L‘inquiétude de la perspective de la fusion ajoute à cette situation des désirs de partir pour plus de sécurité et un meilleur salaire. Or, un organisme comme le nôtre vend essentiellement de la matière grise. Dans certains domaines, nous n’avons qu’un ou deux spécialistes. Les perdre revient à mettre en péril tout un pan d’expertise. Les garanties orales dont nous parle la ministre ne sont pas crédibles car la nouvelle autorité sera indépendante et ne sera donc pas dans l’obligation de tenir les engagements de la ministre.

Pour toutes ces raisons, l’intersyndicale demande que le système DUAL ne soit pas modifié. L’absence d’un diagnostic sérieux de l’existant et d’une étude d’impact d’une future organisation nous fait craindre le pire. Les Français doivent comprendre que c’est toujours dans des périodes importantes de modification d’organisation que les accidents arrivent. Alors que le système actuel fonctionne correctement, comme le disent de nombreux interlocuteurs dont l’ASN, le jeu en vaut-il la chandelle ?

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

Photo d'ouverture : MMaxime - @Shutterstock

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