Le monde numérique des vingt dernières années ne peut se comprendre sans Facebook. L’apparition de cette communauté de communautés au début des années 2000, et son modèle économique fondé sur la vente d’encarts publicitaires et le pistage de ses utilisateurs hors site ont marqué le « Web 2.0 » (1).
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Facebook semblait faire partie de ces entreprises « too big to fail », avec une force d’inertie telle que rien ne pouvait menacer son existence : ni les scandales liés à la protection des données, ou à l’instrumentalisation de la plateforme par des agents de propagande, ni les compétiteurs, ni les crises conjoncturelles. C’est pourtant une vague de fond qui a déferlé sur Facebook – désormais Meta – pendant l’année 2022, et qui pourrait bien annoncer sa chute prochaine.
Génération Facebook : Meta a passé l’âge
Facebook avait survécu presque sans encombre à une série de scandales sans fin. On peut citer, sans en faire une liste exhaustive, Cambridge Analytica et la subversion des élections américaines de 2016, les opérations de manipulation de l’opinion par des régimes autocratiques sans aucune mesure de contrôle par Facebook, ou encore les boucles Whatsapp instrumentalisées à des fins de propagande, tout particulièrement au Brésil et en Inde.
On pense également aux modérateurs chargés de nettoyer Facebook, exposés pendant des années à des contenus atroces, à l’absence de censure pour certains comptes dits « VIP », ou au rôle d’Instagram dans les troubles alimentaires et de dysmorphisme, en particulier chez les jeunes filles.
Bref, malgré des politiques désastreuses, l’entreprise Meta et Mark Zuckerberg paraissaient pouvoir se tirer de tous les scandales sans avoir à répondre de leurs conséquences.
En octobre 2021, Mark Zuckerberg annonçait que Facebook changeait de nom : il faut désormais parler de Meta, une entité chapeautant trois gigantesques réseaux sociaux (sans parler des activités annexes) : Facebook, Whatsapp et Instagram. Instagram a été acheté en 2012 pour 1 milliard de dollars, et Whatsapp en 2016 pour 16 milliards.
La politique de Facebook était alors d’acheter tout concurrent susceptible de se placer sur son créneau, puis d’imposer progressivement ses propres conditions d'utilisation. Mais la donne change quelque part au milieu de la décennie 2010. De nouveaux concurrents apparaissent, qui refusent de se faire racheter, et Facebook souffre de plus en plus d’une image vieillotte. Le réseau social n’attire plus les jeunes générations, qui préfèrent se tourner vers d’autres modes de communication. Romaric Godin raconte dans un article publié le 9 novembre 2022 :
« En réalité, la crise de Meta est celle d’un modèle que l’on a pu croire un temps insubmersible, mais qui reposait sur du sable. La stratégie de Facebook a été pendant des années de se rendre indispensable sur le marché des réseaux sociaux. Il pouvait ainsi occuper une position dominante lui assurant une rente de situation. En retour, il pouvait, pensait-il, dicter sa loi aux usagers comme aux publicitaires et espérer une rentabilité élevée permanente.
Pour mettre en place cette vision, Mark Zuckerberg a eu recours à une vraie logique de prédation : on achetait des entreprises concurrentes ou complémentaires pour élargir la clientèle et le cercle de la dépendance au groupe. »
Le phénomène devient particulièrement visible après 2020. Lorsque l’entreprise annonce de nouvelles conditions générales d’utilisation pour Whatsapp en février 2021 – annonçant que le service partagera désormais les données de ses utilisateurs avec Facebook – plusieurs millions de personnes quittent soudainement l’application en faveur de ses concurrents, Telegram et Signal.
Puis le signal d’alarme retentit : en février 2022, pour la première fois depuis sa création, Meta annonce un ralentissement dans sa croissance en nombre d’utilisateurs actifs. Rien n’avait jusqu’alors entamé la cote de confiance dans l’entreprise, reflétée dans sa cotation en bourse. En une journée, c’est la chute. Meta perd un tiers de la valeur de son action, soit 230 milliards de dollars en valeur.
2022, Annus horribilis
Si les raisons de cette crise soudaine sont internes, cette dernière se manifeste en raison d'un contexte tumultueux. Le bouleversement qui est en train de se produire dans le secteur du numérique est décrit ainsi par la journaliste Martine Orange :
« Pour ces géants du numérique, l’atterrissage est brutal. Depuis l’éclatement de la bulle de l’Internet en 2001, que la plupart n’ont pas connu, ils n’ont jamais eu à affronter de crise ni même de ralentissement. En 2008, alors que l’économie mondiale était au bord du gouffre, ils étaient parmi les seuls à continuer de se développer, d’embaucher. […]
Pour certains groupes, la chute est encore plus spectaculaire. Meta a perdu 70 % de sa valeur en un an, Netflix 50 %, tout comme Alphabet, Amazon 45 %, Microsoft 28 %. Il n’y a qu’Apple qui surnage : son cours n’a baissé que de 3 %. »
Il y a un ensemble d’éléments conjoncturels expliquant en partie la crise chez Meta, que Romaric Godin attribue en partie au ralentissement économique de l’année 2022 et à la fin de l’illusion de la croissance infinie dans le secteur du numérique. Martine Orange ajoute : « Avec la chute des cours et la montée des risques, [les actionnaires] exigent désormais un retour sur investissement, du cash au plus vite ».
Si ces facteurs exogènes ont pour la première fois rattrapé le secteur numérique, ce sont aussi les choix délibérés de Mark Zuckerberg qui expliquent que Meta chute autant, et si vite.
Luttes entre géants : comment Apple et Meta luttent pour l’appropriation des données
Car Meta s’est progressivement laissé enfermer dans un coin du Web. En effet, deux autres acteurs font office de barrière d’accès à l’entrée des utilisateurs : Apple et Google. Parce que ces deux entreprises maîtrisent « l'AppStore », elles contrôlent l’accès direct des usagers aux services fournis par les développeurs d'applications.
Or, Meta est dépendant de se capacité à pister ses utilisateurs au-delà de ses frontières, ce qui implique de leur faire accepter des conditions d’utilisation outrancières. Mais Apple décide en 2021 de modifier sa politique de confidentialité. Les applications sont obligées de demander une permission supplémentaire pour pister les utilisateurs, qui peuvent facilement s’y opposer. Dénommé App Tracking Transparency, ce choix coûte des milliards à Facebook.
La protection des données selon Apple
La décision d’Apple a été longuement saluée comme un succès pour la vie privée de ses utilisateurs. Ce serait une analyse superficielle pour deux raisons. D’abord, là où Facebook souhaiterait un système de « libre pistage pour tous », Apple veut fermer l’accès à ses utilisateurs. Ce modèle lui permet de s’approprier leurs données sans les partager à d’autres entreprises, et imposant un droit de péage substantiel pour toutes les transactions qui se feraient au sein de son système. Ensuite, Apple prétend faire de sa politique de protection des données un avantage compétitif. La réalité est que cette entreprise ne se comporte pas différemment de celles qu’elle dénonce.
La longue lutte qui oppose les deux géants du numérique autour de leur conception de la propriété des données a coûté très cher à Meta, qui est aujourd’hui à la merci de ses compétiteurs, mieux positionnés. Dans une conférence donnée à Sciences Po Paris en décembre 2022, Nathaniel Persily, professeur de droit et de sciences politiques à Stanford, explique : « Apple est devenu le régulateur de facto de l’Internet », et en forçant Facebook à s’aligner sur leur politique de confidentialité, est le principal responsable de leur perte de revenu lié à la publicité.
Stratégies de développement : le dépassement de Meta
Meta est pourtant l’intermédiaire privilégié d’accès au réseau pour un grand nombre de pays. Le projet « Free Basics » lancé en 2015 consistait à proposer un accès gratuit à Internet aux usagers d’une soixantaine de pays (en 2017) dits « en développement ». L’objectif était de devenir le seul point d'accès au réseau, et de substituer les services de Meta au véritable Web. Cette politique expansionniste (d’aucuns diraient colonialiste) leur a permis de faire exploser leur nombre d’utilisateurs, notamment en Asie du Sud-Est, en Amérique latine et dans certains pays d’Afrique. Mais elle est désormais exsangue.
Le nombre d’utilisateurs a cessé de croître, et les contraintes s’accumulent : l’Inde a interdit « Free Basics » en 2016, affirmant que le service était contraire au principe de neutralité du net. Et Facebook doit faire avec les contraintes d'un fournisseur d'Internet ; la moindre panne a des répercussions colossales. C’est précisément ce qui s’est produit en octobre 2021, après une coupure d’accès à Facebook, Whatsapp et Instagram.
L’autre grand projet d’expansion de Facebook concerne le « Metaverse », sorte d’espace virtuel immersif accessible via un casque. Le grand pari de Zuckerberg a consisté à tout miser dessus (36 milliards de dollars dépensés depuis le début du projet) dans l’espoir d’en faire la grande innovation de la prochaine décennie. Les déconvenues, cependant, s’enchaînent : les premières images ont déclenché un torrent de critiques moqueuses au vu de leur qualité, les concurrents commencent à se positionner, et la stratégie de Meta s’avère très coûteuse − Meta ayant annoncé un déficit de 10 milliards sur ce projet seulement en 2022.
En somme, les grandes orientations stratégiques et les choix d’innovation portés par l’entreprise se sont révélés mauvais : trop dépensiers, pas assez porteurs, et surtout dans l’incapacité de répondre à l’impératif dévorant d’une croissance sans fin.
La fin de Meta annonce-t-elle la mort des monopoles du numérique ?
L’économiste Robert Boyer, dans ses travaux récents sur le capitalisme de plateforme (2) explique :
« L’émergence des TIC [Technologies de l’information et de la communication] a eu un effet clair sur le régime économique et les institutions à l’échelle de sociétés entières. Les économies d’échelle peuvent être récoltées à l’échelle planétaire. […]
Pour le moment, la pluralité des modèles économiques est une force qui encourage la résilience de l’écosystème permis par les TIC. Ils présentent des objectifs différents, qui vont de la numérisation des secteurs traditionnels à la création de tout nouveaux marchés. Par conséquent, toutes les plateformes n’ont pas le même potentiel ni la même structure. […]
L’incertitude autour des régimes socio-économiques explorés par les plateformes ne peut être transformée en une recherche pour la trajectoire optimale : la sérendipité est la règle, les attentes rationnelles, une anomalie. » (3)
Si la dynamique descendante de Facebook signait la disparition de Meta, que se produirait-il ? Dans une perspective macro-économique, l’échec d’un modèle de plateforme tout d'abord, et le succès d’au moins un autre acteur : Apple. Car Apple a décidé de manière effective de collaborer avec les régulateurs, voire d’anticiper leurs exigences (pour les orienter). En étant plus « présentable », et en s’assurant le contrôle crucial des points d’accès des utilisateurs, c’est effectivement son modèle qui est le mieux adapté pour survivre au temps présent.
Pour l'heure, Meta tient encore la barre. Et si l'on se fie à l'épisode du rachat de Twitter par Elon Musk, rien n'indique que la disparition de l'entreprise signerait la fin de ses réseaux sociaux. Encore moins celle de l'hyper-concentration du capitalisme numérique autour de la Silicon Valley. Le démembrement de Meta suggérerait peut-être même l’inverse, du moins dans un premier temps.
C'est-à-dire l'accroissement du pouvoir des firmes restantes sous le régime du « capitalisme de plateforme dirigé par le marché » tel que décrit par Robert Boyer, disposant d’un pouvoir de « capture de[s] État[s] » (4).
Photo d’ouverture : Mark Zuckerberg annonce la naissance de Meta, Los Angeles, 28 octobre 2021 - Chris Delmas - @AFP
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