À propos de tel aspect absurde de notre temps, par exemple la bureaucratie numérique, on entend souvent dire : c’est kafkaïen. L’adjectif est injuste car… Franz Kafka n’est pas kafkaïen. Le « kafkaïen » résulte d’une lecture superficielle de l’œuvre et de notre temps. Sous prétexte que notre époque passe pour rationnelle et que Kafka s’écarte de cette sorte de rationalité, il serait un écrivain de l’absurde. Un explorateur des gouffres métaphysiques de l’humain. Un religieux de l’abîme. Un mystique. Mieux : un mystique juif. Non qu’il n’y ait pas de gouffres chez lui, mais il faut commencer par entendre l’objection qu’il pose dans son Journal du 25 février 1918 : « Je n’ai pas été, comme Kierkegaard, guidé dans la vie par la main déjà bien affaiblie sans doute du christianisme, et je n’ai pas, comme les sionistes, saisi tout juste la dernière frange du châle de prière juif qui s’envole ». (1).

publié le 31/12/2024 Par Marc Weinstein

La Première Guerre, la montée du gigantisme industriel, le père entrepreneur en bonneterie, la plongée dans les arcanes du droit au sein des Assicurazioni Generali de Prague ont rendu Kafka faible et suicidaire. Seule planche de salut : écrire. La littérature est vitale. Écrire donne de la force parce que c’est une manière de se tenir hors des « intérêts marchands » (2).

Plus précisément, Kafka est faible parce que les « intérêts marchands » trônent en dictature au beau milieu d’un espace où, dans le principe, ils n’ont pas leur place : la famille. Ils s’y sont installés sous la pression d’Hermann Kafka, père et patron, chef d’État miniature, qui fait pression sur le fils pour qu’il renonce à la littérature et vienne aider à l’entreprise familiale – au nom de l’amour qu’on se doit dans la famille et surtout du confort que moi, le père, je t’apporte à toi, le fils, dans notre appartement bourgeois où tu as tout loisir d’écrire.

Le chantage affectif est épuisant. Franz voudrait fuir le confort qui l’asservit. Il n’y parvient pas. Il affronte ainsi, au cœur de la famille, le grand problème de l’Occident depuis La Boétie : la servitude libre ou désirée-désirante.

La servitude libre

Il est si bon de servir un État paternaliste et un paternel patron, de jouir du confort que le patriarcat politique ou familial vous apporte. Revers de la médaille : on y perd l’autonomie. Le grand tourment de Kafka est le patriarcat indissociablement politique, économique et psychofamilial.

Dans Maîtres anciens (1985), que Pierre Bourdieu commente brièvement à l’occasion de son cours Sur l’État (1989-1992), le romancier autrichien Thomas Bernhard dit : on croit que les enfants naissent du ventre des mères, c’est faux, « les enfants d’État naissent du ventre de l’État », nous n’avons « que des enfants d’État, des élèves d’État, des employés d’État, des vieillards d’État, des cadavres d’État. L’État ne fait et ne permet que des humains étatisés ». Quelques décennies plus tôt, Kafka voyait un peu plus large et disait : nous sommes intimement étatisés, paternisés, patronisés, entrepreneurisés.

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