Long de 397 pages, le rapport Draghi contient toute sorte de recommandations dont certaines, qui pourtant ne risquent pas de retenir l’attention des commentateurs, sont essentielles puisqu’elles touchent à la fabrication de la loi. Or, compte tenu de la publicité qui a entouré la préparation et la remise de ce rapport, ainsi que du poids politique de son auteur (un ancien Président de la BCE), on peut légitimement penser que l’intention de la Commission européenne est de s’en servir comme programme pour sa prochaine mandature. D’autant plus que le 20 septembre dernier, 20 États membres de l’Union européenne ont signé une note diplomatique commune demandant à la Commission et au Conseil de l’UE de mettre en œuvre de manière prioritaire le volet « simplification administrative » du rapport, qui est l’objet du présent article. Il convient donc de lui accorder toute notre attention et prendre au sérieux ce qu’il propose.

publié le 06/10/2024 Par Camille Adam

Sans même discuter de la pertinence des recommandations faites dans le rapport, la façon dont celui-ci a été produit est extrêmement révélatrice du fonctionnement de l’Union européenne.

Un rapport révélateur du fonctionnement de l’Union européenne

Tout d’abord, comme le dénonçait l’organisation non gouvernementale, Corporate Europe Observatory, le rapport a été rédigé dans l’opacité la plus totale, sans que l’on sache qui exactement a été consulté. Cette opacité dans la prise de décision est une des grandes traditions des institutions européennes, en particulier du Conseil de l’UE, de la BCE, et plus généralement des relations entre fonctionnaires européens et lobbyistes.

Mais l’examen du chapitre du rapport qui nous intéresse, celui dédié à la gouvernance et à la simplification administrative, ne nous laisse pas trop de doute sur l’identité des personnes qui ont été consultées et qui ont influencé sa rédaction.

En effet, il s’agit pour une très large part d’un immense « copier-coller » de propositions faites depuis 2011 par la table ronde des industriels (l’ERT) et par Business Europe (les deux lobbys les plus influents sur la scène politique européenne), et déjà reprises quasiment mot pour mot dans une proposition de texte de la Commission de 2015.

Ce que cela révèle, c’est que rien n’a changé et que rien ne changera dans le fonctionnement de l’Union européenne et de ses institutions, qui constituent une corporatocratie : un gouvernement des multinationales, par les multinationales et pour les multinationales. Ce sont elles qui, depuis l’ère Delors, influencent les traités, les directives, les règlements mais aussi, comme on peut le voir ici, les rapports programmatiques.

Les propositions de ce rapport, si elles étaient adoptées, consacreraient un nouveau recul en matière de démocratie et une influence accrue des grands industriels sur les lois européennes.

Moins de protection des travailleurs et de l’environnement

Comme toujours en matière européenne, le diable est dans les détails et le rapport Draghi n’y fait pas exception.

Pour rappel, le rapport vise à identifier les causes du décrochage européen et pointe donc la charge réglementaire européenne, c’est-à-dire le poids de la réglementation sur les entreprises comme facteur de perte de compétitivité.

Mais derrière le narratif empreint de bon sens populaire selon lequel la bureaucratie étouffe le monde de l’entreprise, la simplification normative, présentée comme la solution à ce mal, est en réalité un cheval de Troie pour le démantèlement des réglementations en matière de protection de l’environnement, des travailleurs et des consommateurs.

Le rapport part d’un constat réel : le phénomène d’inflation législative et normative au niveau européen. Il n’y a probablement aucun équivalent dans le monde en termes de volume annuel de nouvelles normes. Mais une des raisons expliquant cette inflation normative est l’obsession européenne pour « l’achèvement du marché unique ». Il faut harmoniser le plus possible les lois nationales pour laisser le moins de marge possible aux États – chaque marge de manœuvre étant vue comme du protectionnisme ou une distorsion de concurrence. Et cette obsession pour l’achèvement du marché unique est d’abord celle des multinationales qui ne cessent de la réclamer.

Ces mêmes multinationales alourdissent plus encore les textes, réclamant que de nombreuses exceptions soient insérées dans chaque texte, pour préserver autant que possible leur modèle d’affaires et s’assurer que rien ne change pour elles. Il n’est pas rare non plus qu’elles demandent la mise en place de normes complètement disproportionnées pour dissuader d’éventuels nouveaux concurrents – qui n’auraient pas les moyens de se mettre en conformité avec de telles normes – d’entrer sur le marché.

Donc bien souvent, les grandes entreprises qui se plaignent de l’inflation législative sont elles qui en sont à l’origine.

Pourtant, une autre cause est tacitement pointée du doigt dans le rapport, sans que cela soit dit explicitement : c’est la nécessité d’avoir des normes de protection de l’environnement, des travailleurs et des consommateurs. Le rapport propose plusieurs solutions pour « libérer » les entreprises européennes du poids de la réglementation qui « les entrave » :

  • La généralisation des études d’impact ;
  • La lutte contre la « sur-transposition » ;
  • Étendre le champ des entreprises exemptées de respecter certaines normes ;
  • Et la création d’un régime sur mesure pour les « entreprises innovantes ».

La généralisation des études d’impact

Le rapport préconise la généralisation des études d’impact à toutes les étapes de la production normative pour évaluer le coût (et pas les bénéfices) sur tous les opérateurs d’une nouvelle norme donnée.

Les études d’impact : des études coûteuses et loin d’être neutres

Sur le papier et sans trop y réfléchir, cela peut ressembler à une bonne idée, une bonne pratique, mais en réalité, une telle proposition, si elle était adoptée, conduirait à un recul certain de dispositions visant à protéger l’environnement, les travailleurs et les consommateurs.

Pourquoi ? Parce que comme l’indique le rapport, il s’agit d’évaluer le coût et non les bénéfices d’une norme. Il est évident que l’introduction de normes visant par exemple à protéger l’environnement ou la santé coûte plus cher à une entreprise, qui réalisera peut-être moins de profits et qui devra assumer un coût de mise en conformité.

Sans prendre en compte les bénéfices de cette norme (ex. sauver des vies), il est évident que ces normes seront exclusivement perçues comme une charge. En outre, le piège d’une étude d’impact tient à la difficulté, de manière générale, à estimer les bénéfices d’une norme de protection – notamment en matière de santé ou d’environnement, où il faudrait chiffrer les cancers ou les morts évités par telle ou telle disposition. Sans compter que ces études d’impact sont le plus souvent faites avec l’aide de cabinets de consultants privés, dont l’analyse peut être biaisée en faveur d’une approche qui arrange leurs clients.

En somme, ces études sont loin d’être des vérités scientifiques et loin d’être neutres ; elles favorisent systématiquement une approche a minima en matière de normes de protection. En proposant de les généraliser, les rédacteurs du rapport savent donc très bien ce qu’ils font. Historiquement, la demande d’introduction des études d’impact pour évaluer la pertinence des lois a été une demande de l’industrie du tabac. C’est donc sans surprise que le patronat européen réclame leur généralisation depuis plus de 20 ans.

Études d’impact pour les « amendements substantiels »

Plus précisément, le rapport propose qu’une étude d’impact soit réalisée pour chaque « amendement substantiel » du Conseil de l’UE ou du Parlement européen – un « copier-coller » d’une demande de Business Europe qui avait déjà été reprise en 2015 par la Commission européenne, mais rejetée à juste titre par le Parlement européen et le Conseil de l’UE.

En effet, cette proposition pose problème à plusieurs niveaux (outre les problèmes des études d’impact décrits ci-dessus) : qui définit ce qu’est un amendement substantiel ? Et si l’on doit faire une étude d’impact pour chaque amendement substantiel, cela ne va-t-il pas dissuader les parlementaires de proposer de tels amendements ? C’est évidemment le but...

Outre le ralentissement du processus législatif (dont la lenteur est d’ailleurs dénoncée dans le rapport), procéder à une telle étude a un coût et il n’est pas certain du tout que le Parlement européen ou le Conseil de l’UE aient les ressources humaines et financières nécessaires pour réaliser autant d’études.

Le danger de cette généralisation des études d’impact avait d’ailleurs déjà été dénoncé dans un rapport de l’Assemblée nationale par la députée écologiste (pourtant très pro-UE), Danielle Auroi, le 18 novembre 2015. Elle soulignait que les études d’impact étaient d’ailleurs déjà généralisées, puisque 70 % des propositions de la Commission étaient accompagnées de telles études.

Études d’impact et transposition

Enfin, le rapport demande aux États membres de produire de telles études lorsqu’ils transposent un texte européen dans leur droit interne – ce qui ne peut viser qu’à une chose : dissuader un État d’ajouter des normes de protection additionnelles. Car pourquoi demander une étude d’impact pour une norme qui, par hypothèse, a déjà fait l’objet d’une étude d’impact au niveau européen ? Dans ce cas, l’étude d’impact ne peut avoir de sens (pour ne pas faire doublon) que pour des normes additionnelles, non prévues par la directive, ce que certains appellent la sur-transposition.

Or, lutter contre la sur-transposition (gold-plating) est explicitement présenté comme un objectif dans le rapport : « les résultats de cette évaluation devraient être rendus publics aux fins d’améliorer la transparence et décourager la sur-transposition ».

La lutte contre la surtransposition

Il y a une petite musique qui traîne depuis quelques années et qui consiste à dire et dénoncer le fait que la France (ou d’autres pays) « sur-transpose » les directives européennes et, en allant plus loin que ce que prévoit le texte, expose les entreprises françaises à une concurrence déloyale, car asymétrique. Ce narratif trompeur a été largement répandu en matière agricole pour faire l’économie de débats de fond plus importants. La France autorise par exemple plus de pesticides que l’Allemagne ou la Pologne.

Mais la « sur-transposition », qui évoque une sorte de frénésie bureaucratique irrépressible de la part des administrations nationales, correspond le plus souvent à l’ajout de normes de protection de l’environnement, du consommateur ou du travailleur qui n’étaient pas prévues par le texte européen, souvent insuffisant en la matière. Le texte européen ne prévoit qu’une base commune minimale, le « strict minimum ». Il est donc sain et légitime que les États puissent souverainement compléter ces textes européens.

À titre d’exemple, le rapport propose d’interdire aux États d’aller plus loin que la réglementation européenne en matière de protection des données et de régulation de l’IA. En matière de régulation bancaire et de ratios prudentiels, l’Union européenne elle-même est accusée d’être allée trop loin par rapport à ce que proposait le comité de Bâle.

Avec ce lexique péjoratif et ce narratif, le travail parlementaire de légitime protection de l’environnement, des travailleurs et des consommateurs est en quelque sorte repeint en folie administrative. Une folie à laquelle il faudrait mettre fin, ou du moins qu'il faudrait limiter autant que possible.

Élargir le champ des entreprises exemptées de respecter certaines normes

Dans la plupart des lois en matière économique et sociale, une certaine proportionnalité est introduite quant aux nombres d’obligations auxquelles une entreprise peut être assujettie, en fonction de sa taille. Une telle approche est nécessaire et légitime. Par exemple, en matière de comptabilité, on ne peut attendre la même chose d’un auto-entrepreneur que d’une multinationale. Le droit européen prévoit souvent des exceptions pour les PME, qui sont donc dispensées d’appliquer certaines normes prévues par des directives et des règlements (exemption de certains reporting en matière environnementale par exemple).

Le rapport propose d’élargir ces exemptions aux entreprises de taille intermédiaire (mid-cap companies). Or, s’il existe une définition unifiée des PME, aucune définition des entreprises de taille intermédiaire n’existe au niveau européen. Le risque est donc évidemment que, sous la pression des lobbys, on fasse échapper les plus grandes entreprises à leurs obligations par le jeu des effets de seuils.

Créer un régime sur mesure pour les entreprises innovantes

Le rapport va encore plus loin pour les entreprises dites « innovantes ». En principe, une entreprise doit respecter le droit du travail et la fiscalité du pays où elle a son siège social. Ici, il est question de créer en quelque sorte un 28e État membre de l’Union européenne complètement fictif (dans lesquelles les entreprises dites « innovantes » seraient enregistrées), avec son propre droit du travail, sa propre fiscalité, son propre droit des faillites et son propre droit des sociétés, dans un sens évidemment beaucoup plus « corporate/business friendly ».

Ces entreprises innovantes auraient donc un droit du travail beaucoup plus souple et une fiscalité beaucoup plus attractive.

Le caractère innovant d’une start-up serait fixé en fonction du montant qu’elle investit en R&D, des droits de propriété intellectuelle qu’elle détient et de la qualification de ses employés. La Commission estime que 180 000 PME et entreprises de taille intermédiaire pourraient rentrer dans cette définition au sein de l’Union européenne.

De manière assez prévisible, il est proposé d’élargir, une fois ce statut ad hoc créé, à un nombre plus grand d’entreprises le bénéfice de ce nouveau régime. Il s’agit évidemment d’une boîte de Pandore : une fois qu’un tel régime sera créé, même s’il est restrictif au début, il fera l’objet d’un lobbying immense pour y faire rentrer le plus d’entreprises possible en arguant bien sûr de l’impératif de « compétitivité ».

Conclusion

Le rapport prétend apporter des solutions au décrochage de l’Union européenne par rapport aux États-Unis, mais tous les « rapports Draghi » du monde n’y feront rien tant que la monnaie unique continuera d’exister et de plomber l’économie européenne. Car que s’est-il passé depuis dix ans en Europe, qui ne s’est pas passé aux États-Unis ou ailleurs dans le monde et qui est susceptible d’expliquer ce fameux décrochage ? C’est l’austérité, 10 ans d’austérité. Et le mot n’est pas prononcé une seule fois par un rapport ironiquement publié au moment où une nouvelle vague de « sérieux budgétaire » se prépare en Europe et en particulier en France...

Mais il n’est pas certain que l’ambition réelle du rapport soit de remédier au décrochage de l’Union européenne. Il s’agit plus certainement de proposer des solutions de maintien des profits des multinationales dans un contexte de démondialisation/régionalisation, en accompagnant la relocation de certaines chaînes de production.

Photo d'ouverture : L'ancien premier ministre et économiste italien Mario Draghi et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen se tiennent devant des documents lors d'une conférence de presse sur l'avenir de la compétitivité européenne au siège de l'UE à Bruxelles, le 9 septembre 2024. (Photo by Nicolas TUCAT / AFP).