L'ancien président de la Cour des comptes revient sur les dérives de la Ve République, ses espoirs perdus d'une Constitution parlementaire et la responsabilité du monde politico-médiatique dans le mépris du temps long. Entretien inédit réalisé par Olivier Berruyer en juin 2012.

Opinion Démocratie
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publié le 20/02/2022 Par Olivier Berruyer
André Chandernagor : «La Ve République est devenue une monarchie présidentielle»
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André Chandernagor (1921 —), est un homme politique, ancien membre du comité directeur de la SFIO puis du PS. D’abord député de la Creuse de 1958 à 1981, il occupe ensuite les fonctions de ministre des Affaires européennes (1981-1983) puis de Premier président de la Cour des comptes (1983-1990).

Olivier Berruyer (Élucid) : Que pensez-vous de l’évolution de la Ve République depuis sa naissance ?

André Chandernagor : En 1956, j’étais au cabinet de Guy Mollet et l’ai donc représenté dans le groupe Debré lors de l’élaboration de la Constitution. La Constitution sur laquelle nous nous étions alors accordés n’a rien à voir avec celle en vigueur aujourd’hui. Rien ! La Constitution de 1958 était une Constitution parlementaire (Debré était très parlementariste).

L’élection du président au suffrage universel, de Gaulle en avait déjà envie, mais les autres non. Nous avions accepté que le Président de la République veille au bon fonctionnement des pouvoirs publics — ce que garantissait le droit de dissolution — ou qu’il s’occupe de la politique étrangère (c’était déjà arrivé sous la IIIe République), pour le reste, c’était le Parlement qui décidait, avec majorité.

Lorsque de Gaulle a mis en place l’élection du Président au suffrage universel, il inaugurait une nouvelle Constitution. De nombreux maires et conseillers généraux craignaient que l’élection du Président au suffrage universel ne favorise la dérive présidentialiste du système. Ce qui a motivé de Gaulle, c’est qu’il savait qu’avec l’ancien scrutin, il aurait été battu à sa réélection par Antoine Pinay. Il avait demandé au ministre de l’Intérieur de l’époque de faire une enquête discrète à ce sujet, qui donnait Pinay vainqueur.

Je savais qu’inévitablement cela mènerait à un culte du chef. La France est ainsi fabriquée : si vous lui donnez l’alternative du bonapartisme, elle y va ; c’est on ne peut plus simple.

Mitterrand était ravi de se trouver en situation de monarque constitutionnel. Il avait un tempérament royal, c’était un de Gaulle de gauche. Il a d’ailleurs joué les souverains tout de suite, usant de sa grande autorité personnelle comme un monarque. Mais, il a toujours convenu que cette présidentialisation serait dangereuse « après lui ». Ce danger en effet est double : d’abord, la concentration de plus en plus grande du pouvoir, sous l’influence et les exigences de l’opinion et des médias, et, ensuite, l’influence délétère de l’entourage.

Cette tendance présidentialiste s’est en effet accentuée. Avec Sarkozy, c’en était arrivé à un point extravagant ! C’était « moi seul et les médias ». Je ne sais pas si cela va pouvoir se corriger, je l’espère.

« On a voulu une monarchie, on l’a ! Si ce n’est qu’au lieu de couper la tête du bonhomme tous les cinq ans, on peut le renvoyer chez lui. »

Le développement de cette pseudomonarchie s’est accompagné inévitablement de l’émergence d’une pseudocour. Aussitôt, les gens de l’entourage immédiat du Président ont rêvé de prendre la place de ceux qui étaient dans les ministères. C’est tellement humain que je n’en ai pas été étonné. Cette Cour, c’était la course à l’influence inhérente au système. On a voulu une monarchie, on l’a ! Si ce n’est qu’au lieu de couper la tête du bonhomme tous les cinq ans, on peut le renvoyer chez lui, c’est déjà ça…

O. Berruyer : Et au Parlement ?

A. Chandernagor : Il n’y a plus guère de Parlement depuis longtemps. Déjà, pendant les vingt ans durant lesquels j’ai siégé, sous De Gaulle, le Parlement ne servait à rien. Et c’est l’œuvre de De Gaulle.

Peut-on ressusciter un Parlement digne de ce nom ? Je n’en sais rien. Il faudrait probablement accepter la possibilité de majorités fluctuantes. Or, compte tenu de ce qu’est la France, il y a le risque de retomber dans la IVe République. Si la IVe a reconstruit la France, créé l’Europe et préparé les Trente Glorieuses, faute d’une majorité stable au Parlement, elle a échoué à décoloniser à temps l’Empire que la IIIe République lui avait légué.

Quant à la Ve, confrontée à la crise, au poids des lobbies et à la toute-puissance des médias, elle a bien du mal à prendre figure d’État.

Le mode de scrutin aurait donc une fonction cruciale selon vous ?

Dans notre déjà longue histoire, on a tout essayé : régime d’assemblée, régime présidentiel, dictature personnelle, un régime parlementaire, fondé sur l’équilibre des pouvoirs et le respect des corps intermédiaires, etc. Il n’y a pas de démocratie parfaite.

Si vous voulez rendre vie au Parlement, il faut y mettre une dose de proportionnelle. Il n’y a pas d’autre solution. Une dose seulement, sinon c’est ingouvernable ; on n’aurait plus de majorité du tout. Cela implique d’élaborer une tout autre conception de la Présidence de la République. C’est tout ce qu’on peut faire.

« On disait que les Assemblées étaient souveraines. Argument fallacieux, car il n’y a qu’un souverain : le peuple français ! »

Une voie n’a cependant jamais été explorée par le Parlement français : celle d’un contrôle effectif de l’exécutif et de l’administration. Certes, le Parlement pouvait en théorie disposer de la possibilité de désigner des commissions d’enquête et de contrôle.

Mais le gouvernement de De Gaulle s’était arrangé pour qu’en pratique, ça ne fonctionne pas. Il suffisait en effet que le ministère de l’Intérieur demande l’ouverture d’une enquête judiciaire pour qu’il soit interdit au Parlement d’intervenir. On n’a donc pu ouvrir la première enquête qu’au moins dix ou douze ans après la Constitution de 1958, et encore de façon très resserrée.

Un de mes successeurs, Philippe Seguin, prétendait s’être davantage approché du but. Il y a eu effectivement quelques progrès — c’est vrai des enquêtes sont plus fréquentes et les commissions ouvertes au public… Ça vient, mais il a fallu cinquante ans !

La Cour des comptes ne contrôle toujours pas les budgets des Assemblées ! L’argument qu’on lui oppose est que celles-ci sont souveraines. Argument fallacieux, car il n’y a qu’un souverain : le peuple français !

Nous critiquons facilement les Institutions, mais ne sommes-nous pas bien trop indulgents avec les individus qui sont au pouvoir ?

Il y a en effet des réticences légitimes à reconnaître que cette crise est non seulement financière, mais aussi profondément morale, du fait d’une société qui n’a plus de règles.

Le flux des capitaux s’est détourné de l’économie productive pour aller spéculer sur les marchés financiers dès lors que ceux-ci avaient été progressivement dérégulés, échappant ainsi à tout contrôle.

Oubliée les leçons de l’histoire, la cupidité — on gagne plus à spéculer qu’à produire — s’est de nouveau imposée, dans l’euphorie économique consécutive aux « Trente glorieuses » de l’après-guerre, et avec la bénédiction de quelques experts économiques et financiers autoproclamés, réunis sous l’appellation « d’École de Chicago » : foin des règlements, laissons faire le marché, il régulera tout, y compris la santé, le sport, la culture. Reagan et Thatcher vont être les fidèles exécutants des préceptes de cette école. On abolit les règlements et on supprime les contrôles, on assouplit autant qu’il est possible les règles comptables elles-mêmes.

Cette évolution en faveur d’un capitalisme financier ultra-libéralisé s’est précipitée du fait de l’effondrement de l’Union soviétique. Celle-ci n’était pas un gendarme, tout juste un croquemitaine. Mais elle avait encore de l’influence sur un certain nombre de pays, l’Inde notamment, l’Europe de l’Est. Elle faisait peur. Et voici que tout d’un coup elle s’effondre. Plus de croquemitaine. Plus de règles. Cela donne ce que nous connaissons : un système censé se réguler lui-même, mais qui tolère en son intérieur des trous noirs comme les paradis fiscaux, les offshores, ou les sociétés d’investissement qui n’obéissent à aucune autre loi que celle du plus fort.

L’argent mal gagné n’est pas un phénomène récent. De grandes fortunes françaises se sont édifiées à partir des dévaluations des IIIe et IVe Républiques. La différence fondamentale entre ces cas et la situation actuelle tient au système financier lui-même. Cet argent mal gagné n’est pas le produit des manigances de certains individus, mais celui du système dans sa globalité, à l’échelle du monde. D’où la difficulté d’y remédier.

Comment sortir de la crise elle-même ? Il n’y a qu’une voie possible : un effort commun doit être fourni pour réguler plus sérieusement les marchés financiers. Il faut également nous protéger du dumping fiscal et social pratiqué par nos concurrents aussi bien intra-européens qu’extra-européens.

De nos jours, il devient impossible de gouverner parce que gouverner « c’est rendre possible ce qui est nécessaire ». Et pour cela, il faut disposer d’un temps long. Or, les médias sont toujours en exigence du temps court. Les opinions changent au fil des jours puisque les discours ne sont pas tenus de justifier leurs propres contradictions.

Ajoutons-y l’effet délétère des sondages : car en plus d’être efficace, il faut aussi être populaire ! Dans une conjoncture comme la nôtre, personne ne peut l’être.

Cette crise est d’autant plus grave qu’elle revêt de multiples aspects et touche toutes les couches de la société. Le transfert au niveau national des solidarités de proximité, s’il en a considérablement accru les moyens, en a affaibli l’esprit : l’obligation a nui au volontariat. Et l’urbanisation a fait le reste : on ne se connaît plus d’un étage d’immeuble à l’autre et l’écart se creuse entre citadins et banlieusards, métropoles et campagnes dépeuplées.

Vous incriminez aussi beaucoup certains médias…

J’ai lu récemment les mémoires de François Guizot. Voici ce qu’il disait :

« Gouvernements et peuples libres n’ont qu’une façon honorable et efficace de vivre avec la liberté de la presse, c’est de l’accepter franchement, sans la traiter complaisamment. Qu’ils n’en fassent ni un martyre ni une idole. Qu’ils lui laissent sa place sans l’élever au-dessus de son rang. La liberté de la presse n’est ni un pouvoir dans l’État, ni le représentant de la raison publique, ni le juge suprême des pouvoirs de l’État.

C’est simplement le droit pour les citoyens de dire leur avis sur les affaires de l’État et sur la conduite du gouvernement. Droit puissant et respectable, mais naturellement arrogant, et qui a besoin pour rester salutaire, que les pouvoirs publics ne s’abaissent point devant lui et qu’ils lui imposent cette sérieuse et constante responsabilité, qui doit peser sur tous les droits, pour qu’ils ne deviennent pas d’abord séditieux puis tyranniques. »

Ça date de 1857, mais il n’y a rien à retrancher.

À force de sondages et d’information en continu, quand une chaîne de télévision ou une radio sort une nouvelle, les autres, pour ne pas être en retard, reprennent l’information sans contrôle. Deux jours après, on corrige l’information erronée, mais le coup est porté.

Ce n’est plus possible. Un jour, à force d’oublier la contrepartie de devoir du droit immense d’informer dont ils disposent, tant à l’égard des citoyens que de l’État, arrivera le fameux « Chef », qui leur dira : « C’est fini ! Je vous coupe le sifflet ! ». Et à ce moment, personne ne dira rien…

Vous semblez finalement assez pessimiste…

C’est parce que nous en sommes là. Nous n’aurons plus beaucoup de tentatives démocratiques pour en sortir… Et si nous n’y parvenons pas, alors on mettra dehors tous les étrangers, on mettra les chômeurs au travail, une pelle et une pioche sur l’épaule, avant de leur mettre un fusil en main. C’est ce qui nous guette ! Il faut être lucide, la porte est très étroite.

Les « journalistes de Cour » sont comme la noblesse de l’Ancien Régime en 1788 : ils sont en train de creuser leur tombe, car la première chose qu’elle fera, avant de donner une pelle et une pioche aux chômeurs et de renvoyer les étrangers, ce sera de les renvoyer eux. Et je fais le pari qu’ils s’écraseront : j’ai déjà connu ça sous Vichy. Ils lui lècheront les bottes, les mêmes. Tout comme les financiers.

Pour terminer, si un jeune étudiant lisait cette interview, quel message souhaiteriez-vous lui faire passer ?

Un message d’espoir en l’avenir malgré tout, quelles que soient les difficultés du moment. J’avais dix-huit ans en 1940 lorsque j’ai assisté, en larmes et impuissant, à la débâcle de nos troupes, à la honte de l’occupation, à la division des Français : cinq ans de drames, cinq ans d’horreurs, de malheurs accumulés, d’indignation, de refus et d’espoir… Espoir justifié puisque nous en sommes sortis.

De cette crise financière et morale, nous sortirons aussi. Nous avons échappé à la barbarie, nous échapperons au culte du veau d’or engendré par la cupidité. Des individus peuvent faillir, mais j’ai la foi en la sagesse humaine, et plus qu’au secours de la providence, je crois aux vertus de l’effort librement et durablement consenti.

Propos recueillis par Olivier Berruyer, le 20 juin 2012.

Photo d'ouverture : Cérémonie officielle après l'investiture d'Emmanuel Macron, Hôtel de ville de Paris, 14 mai 2017 - Charles Platiau - @AFP

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