Le complexe militaro-intellectuel a pris la place du complexe militaro-industriel. Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, auteur de Vendre la guerre aux éditions de l’Aube en 2022, retrace l’avènement de la guerre en live et de ce qu’il appelle les « intellectuels médiatiques » ces personnages connus pour précipiter leur pays vers des conflits sans y participer eux-mêmes.
Abonnement Élucid
Laurent Ottavi (Élucid) : Le complexe militaro-intellectuel fait allusion au complexe militaro-industriel dont parlait Eisenhower. Pouvez-vous rappeler ce que le président américain entendait par-là et situer à quel moment ce dernier s'est fait remplacer ?
Pierre Conesa : Eisenhower avait utilisé cette expression dans le contexte de la Guerre froide, marquée par la course aux armements, pour alerter sur le risque de dépendance qui pèse sur le politique à cause des industriels. Cette analyse dura jusqu’à 1991-1992, au moment où l’URSS disparaissait. Rappelez-vous cette phrase extraordinaire d'Arbatov, conseiller de Gorbatchev disant aux Occidentaux : « Nous allons vous rendre le pire des services : nous allons vous priver d'ennemi ».
Il n’y avait alors plus d’opposant structurel qui pouvait instrumentaliser les crises de la planète. On se retrouvait donc distancié de l’actualité internationale. La liberté de choix parmi les nombreuses crises à la surface de la planète n’était plus entravée par le risque d’instrumentalisation de la part d’un grand méchant. Dans de telles conditions, pourquoi prêter attention à l’une d’entre elles plutôt qu’à une autre ? C’est à ce moment que naquit le complexe militaro-intellectuel.
Élucid : Avant d’expliquer ce qu'est le complexe militaro-intellectuel, pouvez-vous dire en quoi la guerre du Golfe marqua un moment décisif dans son lancement ?
Pierre Conesa : Premier conflit post-guerre froide, la guerre du Golfe était annoncée avec six mois de préavis, pendant lesquels les chaînes de télévision occidentales s’installèrent en Arabie Saoudite pour être prêtes, le moment venu, à annoncer le début de l’offensive. Il leur fallait tous les jours des informations alors qu’il ne se passait rien. Au final, grande déception, la guerre dura 120 heures : 5 jours ! Malgré le couac, la couverture médiatique de la guerre du Golfe eut deux grandes conséquences jusqu’à aujourd’hui, qui sont les dimensions essentielles du complexe militaro-intellectuel.
Quelle est la première dimension ?
La guerre du Golfe lança le temps des guerres en live. Le traitement médiatique en a été profondément transformé. Comme chacun peut aujourd’hui le constater en allumant sa télévision, les chaînes d’informations en continu consacrent entre 10 et 15 minutes par heure aux informations, le reste étant du débat peuplé par des « experts », journalistes, intellectuels, humanitaires, psy, toujours plus nombreux pour tenir l’antenne et peu légitimes pour beaucoup. Le même scénario s’est déroulé pendant la crise du Covid que personne ne connaissait, mais nombre de médecins venaient en parler sur les plateaux télé. Les analyses lucides se retrouvent perdues au milieu du flux.
« Des figures de proue comme Bernard Henri-Lévy viennent sur les plateaux télé raconter les horreurs de grands méchants, et en conclure qu’"on ne peut pas ne pas intervenir" pour sauver les victimes. »
Quelle est l’autre dimension du complexe militaro-intellectuel ?
Des figures de proue comme Bernard Henri-Lévy viennent sur les plateaux de télévision raconter toutes les horreurs de la part de grands méchants qu’ils ont vues dans tel ou tel pays, et en conclure qu’« on ne peut pas ne pas intervenir » pour sauver les victimes. Ce genre de discours, en plus de laisser totalement dans l’ombre les autres crises qui minent la planète (plus de 400 aujourd’hui), ôte à la guerre sa nature stratégique.
L’intervention humanitaire en Somalie en était déjà une très bonne illustration. Rony Brauman m’expliquait alors que les auteurs des pillages des convois internationaux destinés aux populations n’étaient pas des voleurs, mais des personnes qui servaient des clans s’estimant mal servis. Augmenter la quantité d’aides aurait donc pu suffire à calmer cette crise. Mais, pendant que Rony Brauman plaidait cette cause, Bernard Kouchner, devenu ministre, décidait l’intervention militaire…
Ce refrain du « on ne peut pas ne pas intervenir » de certains intellectuels est-il une conséquence de leur idéologie ?
Je n’en suis pas certain. Je pense plutôt que le seul critère est celui du nombre d’apparitions médiatiques obtenues. Dans chaque débat télévisé, il y a toujours une question du type « qu’est-ce que va faire Poutine ? ». On demande donc aux invités de prédire, peu importe s’ils ont dit exactement le contraire quelques mois avant. Aucune critique n’accroche : ce sont ce que j’ai appelé des « intellectuels Teffal ». Tells sont les règles du jeu médiatique. L’habilitation à parler de tel ou tel sujet est remplacée par la faculté à créer du débat ou du buzz. L’arène médiatique l’emporte sur l’analyse stratégique.
Le parcours des intellectuels va-t-en-guerre n’est-il pas aussi une clé d’explication ?
Les intellectuels médiatiques n’ont jamais fait la guerre et ne comptent pas la faire, contrairement à ceux qui étaient partis faire la guerre d’Espagne dans les années 1930. Bernard-Henri Lévy, à nouveau, est emblématique. L’important est que ses déplacements sur place soient médiatisés, comme lorsqu’il est allé à Kiev inscrire sur une pierre « liberté, égalité, fraternité ». On imagine la frayeur qu’a dû éprouver Vladimir Poutine en apprenant la nouvelle…
« Les décideurs, non seulement se plient à la médiatisation d’une crise et à l’immédiateté médiatique, mais ils font désormais des politiques d’images. »
En quoi les diasporas et le show-biz participent-ils, aux côtés des intellectuels médiatiques, à cet engrenage vers la guerre ?
Le phénomène des diasporas est parfois assez ancien, mais la mondialisation l’a considérablement dynamisé. Elles se sont dispersées un peu partout, parce qu’elles ont été persécutées ou à cause de l’immigration économique par exemple. Certaines essaient de peser sur la politique extérieure des pays hôtes. Elles rencontrent chez les Occidentaux un terreau favorable à cause de la crise de conscience qu’a créé la Seconde Guerre mondiale puis la création de l’État d’Israël.
Le monde du spectacle et les artistes occupent aussi une place dans le complexe militaro-intellectuel par leurs interventions personnelles ou leurs pétitions collectives. Ils ne se soucient pas forcément de vérifier les informations qui les poussent à s’indigner. En 2004, Élisabeth Badinter lançait un appel dans le magazine Elle, signé par des personnalités comme Frédéric Mitterrand ou Jane Birkin, pour défendre une jeune fille de 13 ans, Jila Izadi, condamnée par l’Iran à la peine de mort par lapidation dans la ville dont elle était originaire au Kurdistan. Or, selon le quai d’Orsay et l’ambassadeur d’Iran en France, il n’a jamais été question de lapidation. Personne ne s’est excusé pour cette erreur…
Les politiques se situent à la remorque des acteurs du complexe militaro-intellectuel. Sont-ils des victimes consentantes de cette évolution ?
Oui, parce que dorénavant leur critère de décision est strictement intérieur, peu leur importe la nature de la crise. Il est toujours dangereux de faire des guerres pour des raisons de politique intérieure (exemples : la Somalie, l’Irak, la Syrie). Voilà qui est difficile à saisir pour des parlementaires qui n’ont plus aucune expérience militaire. 2 % font exception en Angleterre et aux États-Unis, et le chiffre est encore plus bas parmi les conseillers des gouvernants.
Les décideurs, non seulement se plient à la médiatisation d’une crise et à l’immédiateté médiatique, mais ils font désormais des politiques d’images. Ils déclarent la guerre et croient gérer la fin de la guerre dans une perspective de réélections. Chirac, qui savait les effets désastreux des guerres (il avait été appelé en Algérie), refuse la guerre d’Irak. Par contre, ses deux successeurs Nicolas Sarkozy et François Hollande, parlent du plus beau jour de leur vie lorsqu’ils se sont rendus sur un terrain de guerre, l’un à Tripoli, l’autre à Bamako. La gravité des crises leur importe moins que l’image qu’ils vont laisser dans l’histoire.
Propos recueillis par Laurent Ottavi.
Photo d'ouverture : Marko Aliaksandr - @Shutterstock
Cet article est gratuit grâce aux contributions des abonnés !
Pour nous soutenir et avoir accès à tous les contenus, c'est par ici :
S’abonner
Accès illimité au site à partir de 1€
Déjà abonné ? Connectez-vous
1 commentaire
Devenez abonné !
Vous souhaitez pouvoir commenter nos articles et échanger avec notre communauté de lecteurs ? Abonnez-vous pour accéder à cette fonctionnalité.
S'abonner