Si les craintes ont diminué, la menace d’une guerre nucléaire a-t-elle pour autant cessé d’exister ?
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Il y a trente ans, la Guerre froide prenait fin et avec elle, la crainte d’un conflit nucléaire entre grandes puissances. Selon Theodore Postol, la situation est toujours dangereuse. Qu’il s’agisse des relations entre la Russie et les États-Unis, du non-respect des traités internationaux ou des systèmes de sécurité des armes nucléaires, les signes d’une guerre nucléaire potentielle sont encore nombreux.
Theodore Postol (1946-), expert en technologie nucléaire, est professeur émérite du MIT (Massachusetts Institute of Technology). Après un doctorat en génie nucléaire, il travaille au Laboratoire national d’Argonne, puis au Congressional Office of Technology Assessment avant d’être employé au Pentagone comme conseiller scientifique auprès du chef des opérations navales. Par la suite, il a rejoint le MIT où il a enseigné les sciences, technologies et stratégies en sécurité nationale.
Édouard Vuiart (Élucid) : Depuis le 22 janvier 2021, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) est entré en vigueur, et ce en dépit des pressions de l’administration Trump pour bloquer son adoption. Ce traité prévoit que les États signataires, dont aucun ne possède d’arsenal nucléaire, ont l’interdiction de développer, tester, produire, acquérir, posséder, stocker, utiliser ou menacer d’utiliser de telles armes. Quel impact à moyen terme pourrait avoir ce traité ? Est-il susceptible de modifier les rapports de force ?
Theodore Postol : Je doute malheureusement que ce traité puisse modifier l’équilibre entre puissances. Si l’on considère les États-Unis, la Russie ou de plus petites puissances comme la Chine, Israël, le Pakistan ou l’Inde, ces États choisiront tous de conserver la possibilité d’utiliser des armes nucléaires. Le traité n’aura pas de véritable impact sur ce choix.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne produira aucun effet. Cette tentative n’est pas encore couronnée de succès, mais il s’agit d’une idée à poursuivre, afin d’établir une norme internationale combattant les armes nucléaires. L’existence d’un tel traité exercera sans doute une pression sur les États dotés de ces armes, les forçant à prendre des mesures concernant leurs arsenaux.
Cela dit, c’était d’ores et déjà l’objectif du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICEN), ouvert à la signature depuis 1996. Les États-Unis ne l’ont toujours pas ratifié. De même, s’agissant du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires conclu en 1968, son efficacité est très relative. Ni les Américains, ni les Russes, ni même les Français ou les Britanniques n’ont satisfait les exigences de l’article 6 du Traité de non-prolifération, par lequel ils s’étaient engagés « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces » relatives notamment au désarmement nucléaire.
Or, ces États, tout particulièrement les États-Unis et la Russie, sont les détenteurs d’un très grand nombre d’armes nucléaires. L’absence d’efforts de la part de ces pays à s’engager activement et sérieusement dans des traités de réduction et de contrôle des armements marque, selon moi, un échec du TICEN d’une part conséquente de sa mission. Cependant, ce second effort que constitue le TIAN est, à mon avis, extrêmement positif. C’est un pas important pour mettre une pression plus importante, à l’échelle internationale.
Je suis néanmoins un peu préoccupé par les fortes pressions auxquelles sont confrontées les Nations Unies, notamment de la part des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France. Ils militarisent les Nations Unies ; et l’ONU ne réagit pas avec suffisamment de vigueur. Cela concerne le nucléaire, mais pas seulement. Cette pression s’exerce sur nombre de questions, celle du Moyen-Orient par exemple.
Ce n’est pas sans importance : si les autres États membres des Nations Unies, qui n’appartiennent pas à cette coalition des trois grands, cessent de considérer l’ONU comme une organisation équitable et impartiale, je pense que cela pourrait avoir des effets sur le nucléaire également.
E. Vuiart : En janvier 2014, le physicien Pavel Podvig avait écrit dans le Bulletin of the Atomics Scientists : « Il n’existe pas d’arsenal nucléaire sûr ». Qu’en pensez-vous ? Aujourd’hui, en 2021, la situation a-t-elle changé ?
T. Postol : Je suis entièrement d’accord avec Pavel Podvig, qui est d’ailleurs un de mes anciens élèves. Je pense que nous sommes dans cette situation depuis très longtemps. Dès les années 1950, alors même que le lancement des bombes nucléaires ne pouvait pas être immédiat, ces armes constituaient déjà un danger.
Il pouvait y avoir une décision irréfléchie et, même s’il fallait un jour ou deux avant que cette décision irréfléchie soit mise en œuvre, elle pouvait avoir des conséquences désastreuses. On n’aurait probablement pas atteint des proportions mondiales, comme ça pourrait être le cas aujourd’hui, mais cela aurait été malgré tout une catastrophe humaine sans précédent.
En 2016, vous avez déclaré qu’« une guerre nucléaire accidentelle entre les États-Unis et la Russie était du domaine du possible » et que « la confrontation politique entre la Russie et l’Occident nous met également en danger ». Comment la situation a-t-elle évolué depuis lors ?
Il est difficile de quantifier le risque de cette situation. Les jugements que nous faisons sont basés sur des informations qui, même si nous savions tout, ne seraient pas quantifiables. Cependant, en me basant sur mes inquiétudes concernant les évènements qui pourraient conduire à une escalade incontrôlée, la situation est certainement pire aujourd’hui qu’elle ne l’était en 2016.
Il y a toutes sortes de risques de heurts avec les Russes, qui ne sont pas nucléaires au sens premier du terme, mais qui pourraient facilement escalader jusqu’à devenir incontrôlables — d’autant que, pour les Russes, les Américains font preuve d’une hyper agressivité.
Prenons l’exemple de la Syrie. Les États-Unis, et je dois aussi ajouter la France et le Royaume-Uni, ont exercé une forte pression pour renverser le gouvernement Assad. Les Russes en revanche, ne pensent pas que ce soit la bonne chose à faire et accusent la France, le Royaume-Uni, et surtout les États-Unis, de se montrer trop moralisateurs. La Russie estime que le régime d’Assad est un gouvernement légitime parce qu’il est fondamentalement capable de maintenir une certaine forme de contrôle et de stabilité sur son pays.
Or, parce que la Russie partage une frontière relativement longue avec plusieurs États du Moyen-Orient, le pays est relativement sensible à la stabilité de la région. Aussi, lorsque les États-Unis parlent d’une action militaire contre le régime d’Assad, qui pourrait déstabiliser le pays, les Russes prennent cela très au sérieux. Je pense qu’il y a là une vraie chance de nous heurter aux Russes – notamment parce que les actions militaires américaines ne sont pas toujours très réfléchies. Il s’agit d’une situation extrêmement dangereuse.
La récente modernisation des armes nucléaires par l’Amérique vise davantage à améliorer le potentiel offensif et stratégique du pays plutôt que sa sécurité. Cette politique contribue-t-elle à renforcer le risque d’une guerre nucléaire ? Quelles sont les motivations des États-Unis lorsqu’ils prennent une telle décision ?
Le risque est certainement accru par ce comportement des États-Unis. Les Américains sont en train d’augmenter très substantiellement leur « puissance meurtrière », plus précisément, leur capacité à attaquer et à détruire les ICBM terrestres (missiles balistiques intercontinentaux) et les centres de commandement russes.
Cette nouvelle capacité américaine a été obtenue grâce à une technologie récemment développée, mais qui est passée pratiquement inaperçue. J’ai écrit un article dans le Bulletin of Atomic Scientists à ce sujet. Il s’agit d’un dispositif que j’appelle « un super fusible » qui permet de corriger un lancer dont la trajectoire est légèrement plus longue ou plus courte que prévu.
En termes simples, cet appareil peut vous dire précisément de combien la trajectoire est déviée de sa cible initiale, et faire exploser l’ogive nucléaire un peu plus tôt ou un peu plus tard, pour atteindre cette cible dans tous les cas. C’est la principale erreur à corriger lorsque vous essayez de détruire une cible fortement fortifiée comme un lanceur d’ICBM.
Cette technologie permet aux têtes de missiles balistiques de 100 kilotonnes lancées par les sous-marins Trident de détruire les ICBM russes dans leurs silos à un niveau de capacité égal à celui des têtes de 450 kilotonnes — grâce à la limitation de l’imprécision. Cela a provoqué une augmentation rapide du nombre d’ogives ICBM à faible rendement qui pourraient être utilisées pour détruire les forces nucléaires russes de manière préventive.
En outre, l’existence d’une telle technologie a entraîné un gel de l’utilisation des ogives à plus forte puissance pour ce type d’attaque. Autrement dit, ces ogives à forte puissance peuvent effectuer d’autres missions. Il est ainsi possible de faire encore plus de dégâts avec ce genre de missile, puisqu’on en détient en plus grosse quantité. Cela double presque la puissance de feu effective des forces nucléaires américaines contre la Russie.
Si vous étiez Russe, qu’en penseriez-vous ? Qu’en penseriez-vous si les Américains étaient ennemis des Français ? Vous vous diriez que ces gens se préparent à combattre et à gagner une guerre nucléaire. Quand bien même ce scénario est invraisemblable — il est impossible de « gagner » une guerre nucléaire à proprement parlé — cela va augmenter votre niveau d’inquiétude et vous poussez à prendre des mesures pour essayer de priver votre attaquant potentiel de la capacité de mener à bien cette mission.
Dans cette situation, la seule chose à faire pour les Russes est d’augmenter leurs capacités à lancer leurs forces dans un très court délai. En d’autres termes, afin de rendre l’attaque moins probable, ils doivent garantir qu’ils pourront faire décoller leurs forces avant que cette attaque ne les atteigne. Parallèlement, et malgré ce qu’en disent certains soi-disant experts, Poutine a réalisé un gigantesque effort industriel pour augmenter les capacités des systèmes d’alerte précoce des radars russes.
Parce que la Russie était à la traîne en la matière ?
Exact. Les radars ne couvraient pas toutes les failles et n’étaient pas aussi performants qu’ils auraient pu l’être. De nouveaux radars ainsi qu’un programme de modernisation extrêmement coûteux ont été développés. Poutine s’est intéressé personnellement à la question et en a fait une priorité nationale. Il était présent à chaque inauguration de radar, pour que le monde comprenne bien que la Russie n’allait pas devenir la cible d’une attaque-surprise américaine.
C’est une situation très dangereuse. D’autant que, malgré les moyens investis, la Russie n’a toujours pas de système d’alerte précoce par satellite, de quelque capacité que ce soit. Je ne sais pas pourquoi les Russes ont été incapables de mettre en place de tels systèmes. Mais, je peux vous dire avec certitude que s’ils pouvaient le faire, ils le feraient.
Selon vous, il serait dans l’intérêt de tous, spécialement de la France et de l’Allemagne, de permettre à la Russie d’obtenir des systèmes fiables d’alerte missile par satellite…
La France et l’Allemagne disposent de la technologie permettant de construire un système solide d’alerte précoce basé dans l’espace et pourraient le faire si elles étaient prêtes à y consacrer les ressources nécessaires. Elles ont ainsi la capacité de fournir cette technologie cruciale à la Russie. D’autant qu’il ne s’agirait pas d’un don de technologie, mais bien moins que ça.
Plus précisément, cela reviendrait à donner une puce informatique évoluée pour que vous puissiez assembler un ordinateur doté de certaines capacités, sans communiquer la façon de construire la puce. Ce genre d’aide ne pourrait pas être exploitée à d’autres fins que celle d’améliorer la capacité d’alerte précoce russe.
Dans cette perspective, si la France et l’Allemagne subissent les conséquences d’un échange nucléaire entre les États-Unis et la Russie, elles en porteront en partie la responsabilité parce qu’elles auront refusé d’équilibrer la situation lorsqu’elles étaient en mesure de le faire.
L’Europe n’est-elle pas trop encline à suivre la diplomatie américaine pour qu’un échange de technologies puisse avoir lieu dans ce domaine ?
La France est une grande puissance souveraine et réputée pour son « exceptionnalisme » à l’égard des États-Unis. Les Français ont pu critiquer très largement les politiques américaines au point de s’y opposer. Cela ne pose aucun problème aux Français, quand ils se trouvent face à un Américain, de lui dire : « Vous n’y connaissez rien, votre politique n’a aucun sens ! »
Alors pourquoi un pays ayant des capacités historiques, politiques et technologiques comme la France ne peut-il tout simplement pas dire aux États-Unis : « Votre politique en matière nucléaire n’est pas dans notre intérêt commun, nous allons donc procéder à un échange de technologie, que cela vous plaise ou non ». Cela vaut pour les Allemands également.
De même, au sein de l’OTAN, les États-Unis claquent des doigts et tous ces gens se précipitent pour faire des choses dont ils disent en privé, et parfois publiquement, que ce n’est pas une bonne idée. Je suis un défenseur de l’OTAN tant qu’elle fonctionne comme une véritable alliance. Or, ce n’est pas le cas.
Trente ans après la fin de la guerre froide, les États-Unis comme la Russie renforcent leurs arsenaux nucléaires. Dans ces conditions, comment l’humanité peut-elle parvenir à écarter le risque, même accidentel, d’une guerre nucléaire ?
Si nous avons survécu jusqu’à aujourd’hui, c’est grâce à une incroyable part de chance. Et si nous ne commençons pas à communiquer de façon sérieuse, la situation ne fera que s’empirer. Quand bien même les circonstances ne s’aggraveraient pas matériellement, et c’est le cas, la probabilité d’un accident augmente avec le temps.
L’idée qu’il n’y aura jamais d’accident est d’une stupidité sans nom. Personne ne sait ce qui pourrait arriver. Je ne peux vous dire si cela arrivera demain ou, dans un avenir plus lointain — dans, trente, quarante ou cinquante ans. Mais, quoiqu’il en soit, lorsque l’on parle de l’extermination d’une grande partie de la race humaine, je ne considère pas que cinquante ans soient une si longue période.
Les grandes puissances, comprenant entre autres la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne, doivent commencer à entamer des actions soigneusement réfléchies. Ce qui n’est pas trop demandé pour quiconque se targue d’honnêteté.
Cette situation sur laquelle j’alerte le monde depuis longtemps, personne ne pourrait argumenter pour s’y opposer – sauf bien sûr des soi-disant experts en sécurité qui n’ont jamais rien fichu et qui vivent d’idéologie. Et, de fait, personne n’a été en mesure de s’attaquer à la thèse que je m’efforce de formuler depuis des décennies. Plusieurs évènements ont pu confirmer ma vision.
D’abord, je m’étais intéressé, à cette époque, à la fausse alerte nucléaire soviétique de 1983. J’ai commencé à écrire sur ce problème d’alerte précoce, spécialement parce que la question de savoir pourquoi les Russes n’avaient pas « aboyé » s’est posée. Plus encore, je me suis demandé pourquoi les satellites russes basés dans l’espace n’ont pas permis de confirmer qu’il ne se passait rien.
J’ai commencé à examiner les constellations de satellites, qui indiquent où les satellites peuvent être en train de se déplacer, et il est devenu évident que les satellites russes n’étaient optimisés que pour observer une très petite zone sur la terre. Ils n’étaient pas capables de mettre en œuvre une surveillance mondiale. Je me suis ensuite penché sur les débits de données des satellites, sur ce qu’ils enregistrent et transmettent à la terre, et cela a confirmé l’impossibilité d’une surveillance à grande échelle. C’est la raison pour laquelle on est passé près d’une guerre nucléaire entre les deux pays.
La réduction du risque nucléaire peut-elle se faire avec un désarmement partiel ou total ? Noam Chomsky défend une position assez radicale sur cette question. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Je pense que l’argument de Chomsky serait correct si ce qu’il propose pouvait être mis en œuvre, si l’on trouvait une solution pratique au problème que je vais vous décrire.
Le problème est le suivant : la technologie pour construire des armes nucléaires est universellement connue. La principale barrière à la construction de ce type d’arme est économique. Tout pays qui dispose d’une économie et d’une infrastructure industrielle suffisantes peut construire une arme nucléaire.
À partir de là, vous ne pouvez pas exclure la possibilité qu’un pays puisse subrepticement s’engager dans un programme de construction d’armes nucléaires. Quand bien même le développement n’a pas pu être caché, personne ne peut empêcher un État de construire ses propres ogives. Imaginons qu’un État n’aime pas l’idée que le Kazakhstan construise une arme nucléaire et que le Kazakhstan refuse d’arrêter son projet. Quelles sont les options ? Construire une arme nucléaire vous-même ou menacer le Kazakhstan ?
Autrement dit, il est difficile de concevoir un monde totalement exempt d’armes nucléaires. Un jour peut-être, il sera possible de parvenir à un accord commun auquel tous les pays se conformeront. On pourrait imaginer un accord entre la Russie, les États-Unis, la Grande-Bretagne, etc. pour empêcher, par exemple, le Kazakhstan de construire un arsenal nucléaire. Cela pourrait prendre la forme d’une intervention militaire, pas nécessairement nucléaire, mais de type conventionnel. Honnêtement, je ne l’envisage pas dans un avenir proche. Je n’arrive pas à imaginer une situation dans laquelle ces États puissent se mettre d’accord.
Cela dit, je ne pense pas du tout que l’argument de Chomsky soit complètement dénué de sens. Tant qu’il existe des armes nucléaires, il y aura un danger nucléaire. Cependant, je suis simplement préoccupé par la mise en œuvre d’un désarmement total.
Je pense pourtant que nous pouvons avoir un monde bien moins dangereux. Le danger continuera d’exister, mais il sera infiniment moindre que celui que nous avons actuellement. Pour cela, je pense qu’un système de surveillance mondial capable de détecter le lancement de missiles balistiques, de faire de la télédétection pourrait être une solution. Cela permettrait de garantir le respect des traités concernant le nucléaire, et du droit international de manière générale.
En termes de puissance, quelle est la différence entre les bombes utilisées à Hiroshima et Nagasaki, et les bombes actuelles ? Quel est le potentiel de destruction d’une bombe aujourd’hui ? Combien de temps faudrait-il pour anéantir l’humanité avec des armes nucléaires ?
Ce sont des questions complexes. Elles comportent plusieurs aspects qui doivent être traités séparément. D’abord, aujourd’hui, le processus de lancement d’une arme nucléaire est verrouillé, cela peu importe le pays — Russie, États-Unis, Chine, Royaume ou France. Chaque État dispose de moyens de protéger l’arme nucléaire afin qu’elle ne puisse pas être déclenchée par un ou des individus non autorisés.
Ces codes constituent un obstacle important pour quelqu’un qui voudrait lancer une bombe. Ils sont hautement protégés, et de multiples mécanismes sont mis en place pour prévenir les risques de fuite. On peut dire que ces systèmes de protection, en ce qui concerne les armes nucléaires, sont relativement sûrs. Il n’est pas impossible de réussir à contourner les systèmes, nous ne savons pas tout ce qui se passe, mais cela reste très improbable, à moins de posséder les codes. En effet, imaginons qu’une personne réussisse à se procurer le code nécessaire à la mise en œuvre du processus. Dans ce cas, le lancement peut être extrêmement rapide : cela prendrait quelques minutes, voire moins d’une minute.
La question se pose ainsi de savoir à qui les codes sont communiqués. Qui est en charge des codes ? En temps de paix, aux États-Unis ou en Russie, le Président est en charge des codes. Cependant, dans le cas où les systèmes de communication (en Russie ou aux États-Unis) tombaient en panne, il est extrêmement probable que certaines personnes à un niveau inférieur du Président aient accès aux codes et puissent déclencher les armes.
Si un État est sous la menace d’une attaque visant à le priver de ses capacités de communication, ce qu’une attaque ennemie essaierait certainement de faire, il ne fait aucun doute qu’une solution existe pour lancer les forces nucléaires sans que le Président ou un autre dirigeant soit impliqué. Maintenant, il ne reste plus qu’à espérer que ce type de système, spécialement aux États-Unis ou en Russie, ne soit pas vulnérable en cas d’accident. Ce n’est pas une situation viable, mais je suis pratiquement sûr qu’il existe aujourd’hui des arrangements de ce type en Russie et aux États-Unis.
Dans cette perspective, la fausse alerte de 1995, aussi appelé l’incident de la fusée norvégienne, prend une tout autre ampleur. Qui aurait pu imaginer qu’une fusée-sonde lancée depuis une île de la côte nord-ouest de la Norvège puisse déclencher une fausse alerte potentielle du système d’alerte russe ? La leçon que j’ai tirée de cette alerte de 1995, c’est qu’elle aurait pu, dans d’autres circonstances, précipiter un accident nucléaire, avec ou sans le consentement du Président des États-Unis. Personne n’a jugé l’accident suffisamment important. Personne n’a compris jusqu’en 1999, lorsque je l’ai porté à l’attention du Pentagone.
Outre les systèmes de sécurité, la dangerosité des bombes nucléaires aujourd’hui tient évidemment à leur puissance. Il faut cependant noter que, contrairement à ce que la plupart des gens pensent, les armes nucléaires ne sont pas de gigantesques dispositifs explosifs. Il s’agit en réalité d’un engin incendiaire. Si vous prenez l’accident qui s’est produit au Liban, l’an dernier, l’intensité était d’environ deux ou trois kilotonnes en équivalent nucléaire. Or, cette arme a fait beaucoup moins de dégâts qu’une explosion nucléaire équivalente n’en aurait fait.
En effet, contrairement aux explosions conventionnelles, une arme nucléaire de deux ou trois kilotonnes génère un flash de lumière, lui permettant d’atteindre une température extrêmement élevée. La température maximale d’une explosion conventionnelle est de 5000 degrés Kelvin, soit 4700 degrés Celsius.
Lors d’une explosion nucléaire, la température la plus élevée que générerait une onde de choc similaire irait d’environ 1 million à 5 millions de degrés. Or, une source de libération d’énergie dont la température initiale est d’un million de degrés va créer une boule de feu, c’est-à-dire une zone d’air extrêmement chaude qui petit à petit se dilate jusqu’à sa taille maximale lorsque la pression à l’intérieur de la boule de feu est égale à la pression extérieure à la boule de feu.
Dans le cas d’une explosion nucléaire de deux kilotonnes, la boule d’air aurait probablement un diamètre de soixante ou soixante-dix mètres, et sa température serait à peu près celle de la surface du soleil. Beaucoup de lumière et de chaleur s’en dégagent, ce qui ne se produit pas lors d’une explosion chimique. Cette lumière et cette chaleur ne génèrent pas seulement une onde de choc qui cause des dommages équivalents à ceux de l’explosion de Beyrouth, mais déclenchent également des incendies sur de grandes distances. Si l’explosion de Beyrouth avait été nucléaire, il y aurait eu des dizaines de milliers de morts, piégés dans la fournaise de l’onde de choc.
Il faut ajouter qu’une arme nucléaire moderne, d’une centaine de kilotonnes, va détruire dans un rayon beaucoup plus important. Cela déclencherait des incendies à plusieurs kilomètres de distance. S’il s’agissait de Paris, il faudrait imaginer le centre, et la proche banlieue, totalement en feu.
Propos recueillis par Édouard Vuiart
Photo d'ouverture - Romolo Tavani - @Shutterstock
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