L'impensable est en train de devenir pensable. La guerre nucléaire. Les provocations des États-Unis en sont la principale raison. Désespérées et désireuses de conserver leur statut de leader mondial, les élites américaines en matière d'Affaires étrangères se sont lancées dans une aventure de plus en plus hasardeuse. En provoquant constamment la Chine et la Russie dans une vaine tentative de préserver sa position hégémonique face aux forces de l'Histoire, l'Amérique se met en danger et met en danger le reste du monde.

Article Démocratie
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publié le 15/07/2024 Par Michael Brenner
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À l'heure où tous les scénarios de conflit qui envisagent la perspective d'une guerre entre puissances nucléaires ont le vent en poupe, il convient de réfléchir à tête reposée. Voici donc une série de faits sur la réalité nucléaire qui méritent d'être pris en considération.

I. L'avènement de l'ère nucléaire a imposé un changement fondamental dans notre façon de penser la guerre et la confrontation stratégique

À la fin des années 1960, la quasi-totalité des personnes sensées et conscientes de leurs responsabilités en étaient venues à accepter deux préceptes qui étaient étroitement liés :

  • 1) En tenant compte de considérations politiques et strictement militaires, l'unique intérêt des armes nucléaires est de dissuader une autre puissance dotée de moyens similaires ;
  • 2) Dans le cadre des relations entre puissances nucléaires, il ressort des calculs de risque que tout choix politique comportant ne serait-ce que 1 à 2 % de risques de déclenchement de bombes nucléaires doit être exclu, car la valeur négative de cette éventualité est infinie.

Cette logique s'applique également à ce que l'on appelle les armes nucléaires tactiques (ANT), étant donné que leur utilisation à des fins de combat sur le champ de bataille, ou non loin de celui-ci, comporte un risque élevé d'escalade. Inéluctablement, le théâtre des opérations s'étendra jusqu'aux arrières-postes. Les centres urbains ne seront pas épargnés. Pas de seuil précis de rupture dans la spirale de l'escalade (1). Il est donc tout à fait logique que des précautions extrêmes aient été prises afin d'éviter que des choix à fort enjeu n'entraînent une telle option.

Ces dernières années, ces principes ont été implicitement modifiés par les responsables officiels et les analystes. Faute d'avoir géré les relations délicates entre les superpuissances pendant la guerre froide, convaincus qu'un nouveau jour stratégique se levait lorsqu'ils se sont eux-mêmes saisis des grandes questions internationales, enhardis par le triomphalisme qui a prévalu après 1991 et qui les a amenés à penser que les États-Unis dirigeaient le monde, leurs convictions sur les questions nucléaires ont découlé d'objectifs géopolitiques dogmatiques et mondiaux, tandis que les réactions émotionnelles suite au 11 septembre 2001 les conduisaient à adopter une approche agressive et volontariste de la politique étrangère – ils en sont venus à ignorer les dangers apocalyptiques intrinsèques aux armes nucléaires.

Ils sont portés à ignorer la sagesse acquise qui veut qu'on ne badine pas lorsque des armes nucléaires sont susceptibles d'être impliquées, on ne bluffe pas, on ne parie pas sur le fait que l'autre partie bluffe, on évite comme la peste de prendre ses désirs pour des réalités, et on résiste vigoureusement à la tentation des mondes fantasmés qui, de nos jours, peuvent aisément s'offrir à nous. Et pourtant, il existe de nos jours des personnes influentes qui font tout cela.

II. Les liens de sécurité qui se tissent entre la Russie et la Corée du Nord suscitent de vives réactions à Washington

Ils ont valu à Pyongyang de figurer dans la dernière version de l'Axe du mal : Russie-Chine-Iran-Corée du Nord. Voilà qui promet un bel avenir à cet état isolé du lointain nord-est de l'Asie. Il est d'ores et déjà considéré comme une menace immédiate pour les États-Unis en raison de l'expansion de ses capacités nucléaires et d'un antagonisme implacable. La conviction bien établie est que le rapprochement militaire avec Moscou et les liens renouvelés avec la Chine aggravent le danger auquel nous sommes confrontés et augmentent l'urgence de faire quelque chose à ce sujet.

Toutefois, à la réflexion, on peut affirmer de manière convaincante qu'une Corée du Nord qui sortirait de l'ombre pour s'engager dans des échanges avec la Russie et la Chine est une évolution positive qu'il convient de saluer. Pour parvenir à un tel jugement paradoxal, il convient de préciser ce que nous craignons exactement de la part de la Corée du Nord. Il est évident que la capacité technique de frapper le continent avec des armes nucléaires constitue une menace existentielle. Mais comment et pourquoi cette menace latente pourrait-elle se concrétiser ?

Le régime de Kim a été qualifié d'État rouge sous l'emprise d'un tyran excentrique au comportement imprévisible. De plus, ce dernier serait paranoïaque. Ne pourrait-il pas interpréter les paroles ou les actes de Washington – peut-être en conjonction avec ceux émanant de Séoul – comme le signal d'une attaque planifiée par ses ennemis déclarés ? Par conséquent, ne devrions-nous pas craindre qu'il prenne la décision inconsidérée de lancer par anticipation ses missiles balistiques intercontinentaux ? En outre, on peut craindre qu'il perde totalement les pédales et se déchaîne impétueusement dans un dernier hurlement suicidaire.

Dans l'un ou l'autre de ces scénarios du pire, les risques que ces réactions surviennent sont accrus par l'isolement extrême de la Corée du Nord – et de Kim – sur le plan politique et personnel. Il s'ensuit que plus la Corée/Kim sera en contact avec d'autres puissances et d'autres dirigeants, mieux ce sera. Ceux-ci sont mieux ancrés dans la réalité. Ils sont pleinement conscients des risques graves inhérents à toute confrontation avec les États-Unis. Ils peuvent faire la différence entre les menaces réelles qui pèsent sur la sécurité de la Corée du Nord et celles qui relèvent de l'imaginaire. Potentiellement, ils peuvent faire office de modérateurs en cas d'angoisse et servir de médiateurs entre la Corée du Nord et ses ennemis.

La coopération russo-coréenne dans le domaine nucléaire présente un autre avantage pratique. Les Russes fournissent probablement des conseils techniques concernant les mécanismes de commande et de contrôle. Ces derniers, tels que les liaisons d'action permissives (PALS), jouent un rôle essentiel dans la réduction des risques d'activation accidentelle ou non autorisée des armes nucléaires. Tout le monde a intérêt à les sécuriser. C'est pourquoi, au début des années 1960, les États-Unis ont secrètement aidé la France à installer de tels mécanismes sur son arsenal nucléaire embryonnaire, alors même que, publiquement, ils prenaient leurs distances par rapport à leur développement.

La question de la coopération en matière de sécurité entre Moscou et Pyongyang doit être replacée dans un contexte stratégique plus large. La collaboration entre les quatre membres de l'Axe du mal II a été encouragée par la profonde hostilité des États-Unis à leur égard. Un apaisement des tensions croissantes entre Washington d'une part, et la Russie/Chine d'autre part, favoriserait une plus grande transparence et une meilleure compréhension mutuelle des projets nucléaires de toutes les parties. En revanche, un conflit militaire proprement dit accroît les risques d'escalade jusqu'au niveau nucléaire. Dans ce cas, la Corée du Nord pourrait devenir le joker qui compliquerait le défi que représente la gestion de la crise.

L'attitude la plus courante vis-à-vis de la Corée du Nord est qu'aucun accord n'est envisageable en raison de l'antipathie virulente de Kim. L'histoire récente ne confirme pas cette hypothèse. En fait, deux accords de principe ont été négociés : tout d'abord sous l'administration Clinton en 1994, puis sous l'administration Trump. Le premier s'est délité principalement en raison de la lenteur de Washington à respecter ses engagements. Le second a été victime des machinations de « l'État profond » en matière de sécurité, lesquelles ont torpillé un accord nuancé, élaboré lors de la rencontre entre Trump et Kim à Singapour en 2018.

Cet accord prévoyait une série de mesures réciproques à prendre par étapes. Pourtant, en l'espace de quelques semaines seulement, il a été rendu caduc par des déclarations américaines unilatérales exigeant que la Corée du Nord honore ses engagements préalablement à une quelconque réciprocité de la part des États-Unis. Le conseiller à la sécurité nationale John Bolton et d'autres hauts fonctionnaires s'étaient farouchement opposés à l'accord paraphé par Trump. Ils ont tout simplement imposé leurs propres opinions à un président déconnecté et incapable.

III. La logique veut que la stratégie la plus efficace en matière de dissuasion soit celle que l'on ne souhaite absolument pas voir mise en place en cas d'hostilités

Exemple : un dispositif de déclenchement ou un mécanisme d'apocalypse. C'est pourquoi le développement des missiles balistiques lancés par des sous-marins (SLBM) a tellement renforcé la stabilité de la dissuasion. La dissuasion repose sur deux éléments : la certitude d'une riposte et une incertitude absolue (par exemple, l'état d'esprit de l'adversaire). La certitude peut prendre la forme de dispositifs de déclenchement, par exemple des armes nucléaires tactiques déployées en Europe, sur le champ de bataille, qui entraîneraient presque à coup sûr une escalade vers des échanges stratégiques intercontinentaux.

La certitude peut prendre une autre forme : le « lancement en cas d'alerte ». Ce qui signifie que dès que des missiles en approche sont détectés – quel que soit leur nombre, quelle que soit leur trajectoire – les ICBM et les SLBM sont activés et lancés. Cela permet également d'éviter le risque qu'une frappe imminente ne « décapite » la direction du gouvernement visé, le laissant paralysé et incapable de réagir.

Le fait de savoir que de telles dispositions sont en place devrait constituer l'ultime moyen de dissuasion contre une première frappe intentionnelle. Toutefois, en cas de lancement accidentel ou partiel, vous aurez de fait engagé les deux parties sur la voie du suicide. Le gouvernement américain a toujours affirmé n'avoir mis en place aucun dispositif permettant d'établir un lien direct entre le système d'alerte et le lancement de missiles balistiques intercontinentaux, mais on entend régulièrement affirmer qu'un tel dispositif existe depuis l'époque de Jimmy Carter.

Il existe une solution à cet imbroglio : annoncer dans les médias une réduction du seuil nucléaire tout en laissant inchangés des plans d'urgence et une disposition des forces plus modérés. Telle semble être la tactique suivie par les Russes. Medvedev ne cesse de mettre en garde sur le fait que la poursuite de l'implication de l'OTAN dans le conflit ukrainien pourrait aisément entraîner un recours aux armes nucléaires (ce que Poutine a réitéré plus subtilement aujourd'hui), et des exercices militaires intégrant des armes nucléaires tactiques sont menés. Pourtant, rien n'indique, compte tenu des scénarios probables, que le Kremlin soit téméraire au point de se préparer à un recours à l'arme nucléaire à relativement brève échéance.

Un État nucléaire inférieur peut-il dissuader un État nucléaire supérieur de lancer directement des attaques conventionnelles ? Nous ne disposons pas de beaucoup de données à ce sujet, d'autant plus qu'il n'existe aucun cas où un État nucléaire supérieur aurait tenté de le faire. Si l'Iran disposait d'un arsenal nucléaire rudimentaire, serait-il en mesure de dissuader un assaut américain ou israélien, comparable à celui mené contre l'Irak, en menaçant les concentrations de troupes et/ou les ressources navales dans le golfe Persique ? Tout ce que l'on peut dire, c'est que la prudence sera de mise.

Autre exemple : la possibilité de déployer des troupes de l'OTAN (américaines) en Ukraine serait-t-elle invalidée si on craint qu'en cas de succès, les chances de voir les Russes recourir aux armes nucléaires soient réduites ? Les États-Unis ou la Chine seraient-ils dissuadés de recourir à l'option nucléaire dans une situation extrême face à leur défaite dans une guerre conventionnelle concernant Taïwan ?

Ce qui différencie ces deux scénarios des crises de la Guerre froide, c'est que les parties sont directement en conflit. Logiquement, cela devrait renforcer les réflexes de prudence déjà puissants qui ont été inspirés par le passé. Cependant, il existe aujourd'hui des soi-disant stratèges qui imaginent sérieusement des scénarios dans lesquels on fait joujou avec des armes nucléaires.

Bien entendu, la vérité incontournable est que toute guerre avec la Chine anéantira Taïwan. Le sort de quelques millions de Taïwanais n'a pas plus de poids dans l'équation que celui de quelques millions d'Ukrainiens. Si un État nucléaire inférieur (par exemple la Corée du Nord) est en mesure de lancer une arme nucléaire contre le territoire de l'État qui lui est supérieur, ce « facteur prudence » augmente de plusieurs facteurs de magnitude.

IV. Un État nucléaire est-il en mesure de fournir un parapluie de dissuasion crédible à un allié qui est par convention en position d'infériorité par rapport à un ennemi mieux armé ?

L'expérience de l'OTAN et de la Corée du Sud permet de répondre par l'affirmative. En d'autres termes, si l'enjeu est particulièrement important pour l'État qui fournit le « parapluie nucléaire », par exemple l'intégrité de l'Europe de l'Ouest ou du Japon. Ce raisonnement ne s'applique toutefois pas à une éventuelle garantie de défense OTAN/États-Unis en faveur de l'entité étatique ukrainienne. En effet, l'Ukraine n'est pas membre d'une alliance de défense mutuelle assortie d'engagements et d'obligations juridiques, ni signataire d'un accord bilatéral avec les États-Unis, comme c'est le cas pour le Japon. De plus, elle ne revêt pas la même importance intrinsèque pour les États-Unis.

Un autre problème se pose quant à l'hypothèse voulant que la Russie puisse recourir à des armes nucléaires dans le cas improbable où elle serait sur le point de subir une défaite décisive en Ukraine. Étant donné qu'il n'existe pas de traité de défense entre le gouvernement de Kiev et l'OTAN – ou les États-Unis de manière bilatérale – la crainte d'une réponse nucléaire peut être relativement peu fondée. De plus, aucun intérêt sécuritaire fondamental n'est en jeu. Il y aurait cependant des répercussions à grande échelle – dans d'autres endroits, au fil du temps, indirectes – qui pourraient infliger des dommages considérables pour la place de la Russie dans le monde, une perte équivalente ou supérieure aux conséquences de la guerre en Ukraine.

La vague allusion de Poutine aux armes nucléaires ne doit pas être interprétée comme un risque de recours éventuel à des armes nucléaires, mais plutôt comme une volonté de renforcer le message voulant que tout conflit militaire déclaré entre des puissances nucléaires (les États-Unis et la Russie) comporte des risques cataclysmiques. Il l'a clairement indiqué lors de sa conférence de presse du 5 juin à Saint-Pétersbourg. Washington est donc prévenu que toute idée d'intervention armée doit être d'emblée exclue. Le déploiement de missiles nucléaires au Belarus répond au même objectif de dissuasion, en plaçant sous parapluie nucléaire un partenaire proche qui pourrait être pris pour cible par l'Occident.

Qu'en est-il du tabou nucléaire ? Il n'existait pas à l'époque d'Hiroshima/Nagasaki, et ce pour deux raisons. Les effets dévastateurs des armes nucléaires n'avaient pas encore été démontrés ; les États-Unis étaient en pleine guerre totale avec le Japon. Ce tabou existe aujourd'hui et freinera quiconque serait tenté d'utiliser le nucléaire à titre préventif. Toutefois, ce tabou s'est progressivement estompé ces dernières années pour les raisons évoquées dans l'introduction de notre article.

*

Michael Brenner est Professeur émérite d'affaires internationales à l'Université de Pittsburgh et membre du Center for Transatlantic Relations à SAIS/Johns Hopkins. Il a été directeur du programme de relations internationales et d'études mondiales à l'université du Texas. Il a également travaillé au Foreign Service Institute, au ministère américain de la Défense et à Westinghouse. Il est l'auteur de nombreux livres et articles portant sur la politique étrangère américaine, la théorie des relations internationales, l'économie politique internationale et la sécurité nationale.

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Scheerpost.
Source : Scheerpost — 08/06/2024

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