Alors qu’elle stagne sur le front, la guerre en Ukraine a pris une nouvelle ampleur dans la vie politique et économique sur le continent européen.

Les déclarations d’Emmanuel Macron, sur le fait de « ne pas écarter » l’envoi de troupes en Ukraine, ont fait réagir négativement tous ses partenaires européens et ont beaucoup occupé les médias en France et à travers le monde. Beaucoup moins commenté, au même moment, se déroule un exercice de l’OTAN, dirigé vers l’est, et occasionnant le déploiement de troupes « le plus important depuis la fin de la Guerre froide » d’après le Secrétaire à la Défense britannique.
La raison d’être de l’OTAN
L’OTAN continue de pousser vers l’est, pas seulement en exercice, mais aussi avec l’intégration de la Suède, officielle depuis le 7 mars. Un élargissement que le Kremlin dénonce comme menaçant et sur lequel il s’appuie pour justifier son invasion de l’Ukraine. Les deux puissances nucléaires sont ainsi prises dans un cercle vicieux dans lequel elles se rapprochent géographiquement l’une de l’autre, leurs dangereuses progressions se justifiant par elle-même.
L’élargissement de l’OTAN est présenté par ses membres comme unique moyen de se protéger de la Russie, alors que la Russie présente l’élargissement de l’OTAN comme la menace contre laquelle elle doit se protéger. Du point de vue du Général Jean-Yves Lauzier, auteur de L’Europe contre l’Europe, c’est la grande erreur de Vladimir Poutine :
« L'invasion de l'Ukraine a justifié la pérennité de l'OTAN. D'un seul coup, des gens qui pensaient, à commencer par la France, que l'OTAN c'était le passé, se retrouvent aujourd'hui à devoir montrer qu'on serait capable de s'opposer à la Russie militairement. Donc on fait des exercices, qui ont tout à fait leur utilité, mais qui sont aussi un mode d'existence. »
Sylvie Matelly, directrice de l’Institut Jacques Delors, assume quant à elle son biais d’économiste dans sa lecture de la stratégie de Vladimir Poutine :
« Pour développer l’économie de la Russie, il s'est contenté de ses ressources pétrolières et gazières. Et puis, il a investi dans la défense. Dans cette situation-là, vous vous battez comme on le faisait au XXe siècle, c'est-à-dire en allant conquérir des territoires. Et ce faisant, vous alimentez votre croissance puisque tout l'argent qui est gagné par le pays est investi dans une industrie de la défense qui a de fait immédiatement un acquéreur, puisqu'il faut faire la guerre. »
L’industrie de la défense est bien le domaine qui est revenu sur le devant de la scène européenne ces dernières semaines. L’Union européenne a présenté le 5 mars sa stratégie de défense industrielle. Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne aux Affaires étrangères, a lui-même écrit que « le conflit est passé d'une guerre de stocks à une guerre de production ». S’il a commis une erreur stratégique en réveillant l’OTAN, on peut voir cela comme une réussite de Vladimir Poutine : ramener l’affrontement sur un terrain industriel.
La réalité de la relance industrielle européenne
La capacité de production d’armements russe est présentée par la plupart des observateurs comme supérieure à la capacité européenne. Sylvie Matelly reste plus prudente, car elle estime que les données sont peu fiables et rappelle « que les Russes choisissent d’acheter des armes aux Iraniens et aux Nord-Coréens, donc je me permets d'avoir des doutes ».
Si on peut douter de la capacité industrielle russe, il est tout aussi permis de douter des capacités françaises et européennes. Les États membres de l’UE se sont largement accommodés d’une économie en temps de paix et ont délaissé depuis de nombreuses années une large partie de leur industrie de défense. Le général Jean-Yves Lauzier se veut néanmoins rassurant :
« Il faut 3 jours pour supprimer une capacité opérationnelle et il faut 10 ans pour la reconquérir. L'armée française a donc tâché de préserver globalement, même de façon unitaire, ses capacités opérationnelles. Parce que même si on a plus qu'une unité productrice dans une spécialité, elle conserve le savoir-faire et peut le transmettre. À condition que l’on décide de le développer à nouveau. »
Il rappelle par ailleurs que « pour développer une industrie de défense, c'est une affaire de 20 ans, or quelle est la durée de vie d'un président de la République en France ? ». La même que celle d’un président de la Commission européenne : 5 ans.
Et en plus d’une cohérence sur temps long, pour relancer une industrie de la défense à l’échelle européenne, cela suppose une cohérence entre les niveaux de décisions nationaux et supranationaux. Alors qu’elle se montre optimiste quant aux capacités européennes à mener à bien cette stratégie, Sylvie Matelly note cependant que les choix de fournisseurs sont souvent contradictoires avec l'idée d'autonomie stratégique européenne :
« Du côté des États on s'aperçoit qu'ils profitent de leur augmentation de budget pour se réarmer massivement et rapidement. Et pour ce faire, ils vont acheter américain, ou sud-coréen. C'est totalement contradictoire avec l'objectif de renforcer l'industrie de la défense parce que vous ne faites pas travailler les entreprises européennes. »
Les États-Unis, grands gagnants de la guerre économique
L’économiste explique ce choix par la peur et la volonté de se réarmer dans l’urgence qui s’est emparée des dirigeants politiques européens après l’invasion russe. Or, comme l’industrie européenne n’est pas capable de répondre à cette urgence aujourd’hui, ils se tournent vers des industries qui, elles, sont performantes.
Au-delà du « sursaut stratégique » qu’Emmanuel Macron a du mal à provoquer chez ses partenaires européens, la réalité s’impose de manière brutale. Les faiblesses européennes sont systématiquement compensées par des forces non-exclusivement européennes, en l’occurrence, l’OTAN sur le plan militaire, et l’industrie de la défense américaine, et dans une moindre mesure sud-coréenne, en matière de production de munitions. Les conséquences observables après deux ans de guerre en Ukraine, sont très claires : ce conflit a accru la dépendance des Européens envers ls États-Unis.
Une autre conséquence de cette guerre, un peu vite oubliée, c’est le sabotage des gazoducs Nord Stream qui acheminaient le gaz russe en Europe, et en premier lieu en Allemagne. Cet approvisionnement en gaz a été principalement compensé par les États-Unis, qui peuvent ainsi être qualifiés de grand gagnant, sur le plan économique, de la guerre en Ukraine. Comme le remarque Sylvie Matelly : « Ils n'ont jamais réussi à gagner une seule guerre depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais dans toutes ces guerres, les États-Unis ont gagné quelque chose malgré tout ».
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