Ayşenur Ezgi Eygi, une jeune femme de 26 ans américano-turque, a été abattue le 6 septembre dernier par les forces militaires israéliennes lors d'une des manifestations hebdomadaires organisées à Beita pour dénoncer les colonies illégales en Cisjordanie occupée. Ayant grandi à Seattle dans l'État de Washington, elle était arrivée sur place trois jours plus tôt pour se joindre au Mouvement de solidarité internationale. Le 10 septembre, Israël a affirmé qu'Eygi avait « probablement été abattue non intentionnellement » par ses soldats – une version contestée par des témoins et non confirmée par les preuves vidéo obtenues par le Washington Post. Réaction de Chris Hedges.

Article Démocratie
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publié le 07/10/2024 Par Chris Hedges
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Lettre au soldat israélien qui a assassiné Aysenur Ezgi Eygi

Je te connais. Je t'ai rencontré dans les denses canopées de la guerre au Salvador. C'est là que j'ai entendu pour la première fois le claquement singulier et suraigu d'une balle de sniper. Distinct. Sinistre. Un son qui répand la terreur. Les unités de l'armée avec lesquelles j'ai voyagé, furieuses de la précision mortelle des tireurs d'élite rebelles, avaient installé de lourdes mitrailleuses de calibre 50 pour pulvériser le feuillage au-dessus de leur tête, jusqu'à ce que ton corps tombe au sol, réduit à l'état de charpie ensanglantée et mutilée.

Je t'ai vu à l'œuvre à Bassorah, en Irak, et bien sûr à Gaza, où un après-midi d'automne, au croisement de Netzarim, tu as abattu un jeune homme à quelques mètres de moi. Nous avons porté son corps flasque jusqu'à la route.

J'ai vécu avec toi à Sarajevo pendant la guerre. Tu n'étais qu'à quelques centaines de mètres de moi, perché dans des tours qui dominaient la ville. J'ai assisté au carnage quotidien auquel tu te livrais. Au crépuscule, je t'ai vu tirer une balle dans la pénombre sur un vieil homme et sa femme qui étaient penchés sur leur minuscule potager. Tu as raté ta cible. Hésitante, elle a couru pour se mettre à l'abri. Pas lui. Tu as tiré à nouveau. Certes, la lumière faiblissait. On n'y voyait pas bien. Et puis au troisième tir, tu l'as tué.

Voilà le genre de souvenirs de guerre qui reviennent à mon esprit, encore et encore, et dont je ne parle jamais. Cette scène macabre et ce spectre de la mort par balle m'ont hanté des centaines de fois.

Tu m'as également pris pour cible. Tu as éliminé des collègues et des amis. J'étais dans ta ligne de mire alors que je voyageais au nord de l'Albanie avec 600 combattants de l'Armée de libération du Kosovo, chaque insurgé portant un AK-47 en surplus pour le passer à un camarade. Trois coups de feu. Ce bruit sec, trop familier. Tu devais être très éloigné. Ou peut-être que tu étais mauvais tireur, bien que tu y aies presque réussi. Je me suis précipité pour me mettre à l'abri derrière un rocher. Mes deux gardes du corps se sont penchés sur moi, hors d'haleine, les sacoches vertes fixées à leur poitrine remplies de grenades.

Je connais ta façon de parler. L'humour noir. Pour parler des enfants que tu assassines; tu dis « terroristes miniature ». Tu es fier de ton savoir-faire. Cela te donne du cachet. Tu berces ton arme dans tes bras comme si elle était le prolongement de ton corps. Tu es en admiration devant son abjecte beauté. Voilà qui tu es. Un tueur.

Dans ton monde de tueurs, tu es respecté, récompensé et promu. Tu es insensible à la souffrance que tu infliges. Peut-être y prends-tu du plaisir. Peut-être penses-tu te protéger, protéger ton identité, tes camarades, ta nation. Peut-être es-tu convaincu que le meurtre est un mal nécessaire, un moyen de s'assurer que les Palestiniens meurent avant qu'ils ne puissent frapper. Peut-être as-tu abandonné ton sens moral au profit d'une obéissance aveugle à l'armée, peut-être t'es-tu fondu dans les rouages de l'industrie de la mort. Peut-être as-tu peur de mourir. Peut-être veux-tu te prouver à toi-même et aux autres que tu es « un dur », que tu es capable de tuer. Peut-être ton esprit est-il si perverti que tu as fini par croire qu'il était juste de tuer...

Tu es enivré par ce pouvoir divin qui te permet de révoquer le droit d'une autre personne à vivre sur cette terre. Tu te délectes de ce pouvoir intime. Grâce à la lunette de visée, tu vois dans les moindres détails le nez et la bouche de ta victime. Le triangle de la mort. Tu retiens ton souffle. Tu appuies lentement, doucement sur la gâchette. Et puis un souffle rose. La moelle épinière sectionnée. La mort. C'est fini.

Tu es la dernière personne à avoir vu Aysenur en vie. Tu es la première personne à l'avoir vue morte. Et personne ne peut t'atteindre. Tu es l'ange de la mort. Tu es anesthésié et glacial.

Mais je pense que cela ne durera pas. J'ai couvert la guerre pendant longtemps. Je sais, même si tu ne le sais pas encore, quel sera le prochain chapitre de ta vie. Je sais ce qui se passe lorsque tu quittes l'étreinte de l'armée, lorsque tu n'es plus un rouage dans ces usines de la mort. Je sais l'enfer dans lequel tu es sur le point d'entrer.

Aysenur Ezgi Eygi – par Mr. Fish

Ça commence comme ça. Tout le savoir-faire que tu as acquis en tant que tueur en liberté devient rapidement inutile. Peut-être que tu y retourneras. Peut-être que tu deviendras tueur à gages. Mais cela ne fera que retarder l'inévitable. Tu pourras fuir pendant un temps, mais tu ne pourras pas fuir éternellement. Il y aura des comptes à rendre. Et c'est de ces compte que je vais te parler.

Tu feras face à un choix. Vivre le reste de ta vie paralysé, anesthésié, coupé de toi-même, coupé de ceux qui t'entourent. Sombrer dans un brouillard de psychopathe, piégé dans les mensonges absurdes et interdépendants qui justifient les meurtres de masse. Il y a des tueurs qui, des années plus tard, se disent fiers de leur œuvre, qui affirment n'avoir aucun regret. Mais je ne suis pas entré dans leurs cauchemars. Si c'est ton cas, alors jamais tu ne vivras plus vraiment.

Bien sûr, tu ne racontes pas ce que tu as fait à ton entourage, et certainement pas à ta famille. Ils pensent que tu es quelqu'un de bien. Tu sais que c'est un mensonge. L'absence de sensibilité disparaît généralement. Tu te regardes dans le miroir et s'il te reste une once de conscience, ton propre reflet te dérange. Mais tu refoules l'amertume. Tu t'enfonces au fond du terrier des opioïdes et de l'alcool. Tes relations intimes se délitent parce que tu ne peux plus rien ressentir, parce que tu enterres ton dégoût de toi-même. Et cette échappatoire marche... pour un temps. Mais ensuite, tu t'enfonces dans une telle obscurité que les stimulants que tu prends pour anesthésier ta douleur commencent à te détruire. Et c'est peut-être ainsi que tu mourras. J'ai connu beaucoup de gens qui sont morts comme cela. Et j'en ai connu qui ont choisi un fin plus rapide. Un pistolet sur la tempe.

Entre 1973 et 2024, selon les statistiques officielles, 1 227 soldats israéliens se sont suicidés, mais le nombre réel serait bien plus élevé. Aux États-Unis, 16 vétérans en moyenne se suicident chaque jour.

Je souffre d'un traumatisme dû à la guerre. Mais je ne connais pas le pire des traumatismes. Le pire traumatisme de la guerre n'est pas ce qu'on a vu. Ce n'est pas ce qu'on a vécu. Le pire traumatisme, c'est ce qu'on a fait. Cela porte un nom. Préjudice moral. Auto-traumatisme de l'agresseur. Mais cela semble bien tiède au regard des braises brûlantes de la rage, des terreurs nocturnes et du désespoir auxquels on est condamné. Ceux qui t'entourent ont conscience du fait que quelque chose ne va pas, vraiment pas du tout. Ils redoutent ta désespérance. Mais tu ne les laisses pas entrer dans ton labyrinthe de douleur.

Et puis un jour, tu cherches l'amour. L'amour est aux antipodes de la guerre. La guerre, c'est de la saloperie. Elle est pornographie. Elle consiste à transformer d'autres êtres humains en objets, car la guerre transforme les gens en cadavres. Les cadavres sont le produit final de la guerre ; c'est ce qui sort de sa chaîne de montage. Alors tu voudras trouver l'amour, mais l'ange de la mort a conclu un marché faustien. En voici la teneur. Ne pas pouvoir aimer est un enfer. Tu porteras en toi cette mort pour le reste de ta vie. Elle ronge ton âme. Oui. Nous avons une âme. Tu as vendu la tienne. Et le prix à payer est très, très élevé. Ce que tu veux, ce dont tu as le plus désespérément besoin dans la vie, tu ne pourras jamais pas l'obtenir.

Et puis un jour, tu es peut-être un père, une mère, un oncle ou une tante, et une jeune femme que tu aimes, ou que tu veux aimer comme ta fille, entre dans ta vie. En un éclair, en elle, tu revois le visage d'Aysenur. La jeune femme que tu as assassinée. Elle revient à la vie. Aujourd'hui, elle est israélienne. Elle parle hébreu. Elle est innocente. Bienveillante. Riche d'espoir. Ce que tu as fait, qui tu étais, qui tu es, te frappera alors de plein fouet comme une avalanche.

Tu passeras des journées entières à avoir envie de pleurer sans savoir pourquoi. Tu seras rongé par la culpabilité. Tu penseras qu'à cause de ce que tu as fait, la vie de cette autre jeune femme est en danger. Un châtiment divin. Tu te diras que c'est absurde, mais tu y croiras quand même. Tu commenceras à faire de menues offrandes bienveillantes aux autres, comme si ces offrandes allaient apaiser un dieu vengeur, comme si ces offrandes allaient la sauver du mal, de la mort. Mais rien ne peut effacer la souillure du meurtre.

Oui. Tu as tué Aysenur. Et tu en as tué d'autres. Des Palestiniens que tu as déshumanisés et que tu as appris à haïr. Des animaux humains. Des terroristes. Des barbares. Mais il est plus difficile de la déshumaniser elle. Tu le sais, tu l'as vue dans ta lunette de visée, elle n'était pas une menace. Elle ne jetait pas de pierres, justification dérisoire utilisée par l'armée israélienne pour tirer à balles réelles sur les Palestiniens, y compris sur les enfants.

Tu seras submergé de chagrin. De regrets. De honte. Deuil. Désespoir. Aliénation. Tu traverseras une crise existentielle. Tu sauras que toutes les valeurs que l'on t'a enseignées à l'école, à la messe, dans ton foyer, ne sont pas celles que tu as défendues. Tu te détesteras. Tu éviteras de le dire à voix haute. Il se peut que, d'une manière ou d'une autre, tu t'éteignes.

Une partie de moi dit que tu mérites ces tourments. Une partie de moi veut que tu souffres pour la perte que tu as infligée à la famille et aux amis d'Aysenur, que tu paies pour avoir ôté la vie à cette femme courageuse et généreuse.

Tirer sur des personnes désarmées n'est pas de la bravoure. Ce n'est pas du courage. Ce n'est même pas la guerre. C'est un crime. C'est un meurtre. Tu es un meurtrier. Je suis sûr que tu n'as pas reçu l'ordre de tuer Aysenur. Tu lui as tiré une balle dans la tête simplement parce que tu en avais la possibilité, parce que tu en avais envie. Israël dirige un stand de tir à ciel ouvert à Gaza et en Cisjordanie. Impunité totale. Tuer est un sport.

Un jour, tu ne seras plus le tueur que tu es aujourd'hui. Tu t'épuiseras à essayer d'éloigner les démons. Tu auras désespérément envie d'être humain. Tu voudras aimer et être aimé. Peut-être que tu y arriveras. Être de nouveau humain. Mais cela exigera une vie de contrition. Tu devras rendre ton crime public. Tu devras supplier à genoux pour obtenir ton pardon. Il te faudra te pardonner à toi-même, ce qui est très difficile. Il te faudra orienter tous les aspects de ta vie de sorte à protéger la vie plutôt que l'anéantir. Ce sera ton seul espoir de salut. Si tu ne l'acceptes pas, tu es damné.

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges.
Source : Scheerpost — 17/09/2024

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