Dans cet entretien pour Élucid, John Shipton, père du fondateur de Wikileaks Julian Assange, revient sur le parcours de son fils.
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Enfermé depuis douze ans pour avoir révélé les documents secret-défense prouvant les crimes des États-Unis, il fait l’objet, selon son père, de la mise en œuvre d’une véritable torture psychologique, alliant injures, calomnies, isolements, et autres comportements malveillants.
Olivier Berruyer (Élucid) : Comment va Julian Assange, aujourd’hui ?
John Shipton : Je l’ai vu jeudi dernier, et il n’était pas au mieux. Après onze ans de privation de liberté, dont trois ans de détention arbitraire dans une prison de haute-sécurité, le calvaire semble sans fin. Si le juge décide de l’extradition, il y aura d’autres audiences devant la Cour suprême britannique, puis devant la Cour européenne des droits de l’homme. Quelles que soient les circonstances, Julian ne peut que s’attendre à passer plus de temps encore devant les tribunaux.
Il lui reste la possibilité de faire une demande de libération sous caution auprès de la Cour européenne, des droits de l'Homme mais il n’est pas certain que le Royaume-Uni accepte la décision. Les Britanniques peuvent dire non.
Élucid : Quelles sont ses conditions de détention ?
John Shipton : Il est enfermé à Belmarsh, une prison de haute sécurité pour les meurtriers, les terroristes, les poseurs de bombes et les gens brutaux. Julian n’a jamais blessé personne et est d’une nature très aimable. Je ne comprends pas ce qu’il fait dans cette prison.
À Belmarsh, il passe presque 23 heures par jour dans une petite cellule, sous surveillance permanente, ses interactions avec d’autres personnes étant très limitées. Mais c'est un petit progrès par rapport à la situation initiale, puisqu'il a passé presque un an dans une aile médicalisée dans un isolement total. Son état s’est dégradé au point qu’on a découvert qu’il avait caché une lame de rasoir dans ses sous-vêtements pour se suicider.
Cette dégradation précipitée de son état l’a empêché de se présenter à deux audiences la semaine dernière. Je trouve d’ailleurs curieux que les audiences aient pu continuer malgré l’absence de Julian.
Quand bien même la juge refuserait d’extrader Julian vers les États-Unis parce qu’il envisageait ou était susceptible de se suicider, il est dans une situation similaire dans la prison de Belmarsh, un peu moins dure certes, mais toujours pénible. Il est curieux que le juge permette que ces conditions perdurent.
L’état de Julian présente tous les symptômes de la torture physique et morale infligée par cet interminable isolement. C’est de la cruauté ajoutée à la cruauté.
Il faut rappeler que Julian est en prison depuis deux ans et demi, et que jusqu’ici, il n’y a pas eu de jugement.
En effet, Julian se trouve en détention provisoire, ce qui signifie qu’il n’a pas été jugé coupable. Il est un homme innocent jusqu’à preuve du contraire.
Ce qui me contrarie le plus, c’est qu’aucun rédacteur en chef des journaux qui ont imprimé les documents de WikiLeaks — qu’il s’agisse du Monde, Der Spiegel, d’El País ou du Guardian — ne soit poursuivi. À l’inverse, Julian subit un harcèlement véritablement sauvage et malveillant.
Ces persécutions semblent avoir pour but, plutôt que l’application de la loi, la destruction de Julian. Je ne suis pas le seul à en être convaincu ! Nils Melzer, rapporteur des Nations Unies sur la torture et professeur de droit international à l’université de Glasgow, considère que ce qui arrive à Julian est un meurtre au ralenti. Ce n’est rien de moins selon moi. Le rapport de Melzer indique que les transgressions de la loi, l’abrogation de certaines lois concernant Julian Assange, le harcèlement et le dénigrement depuis plus de dix ans sont assimilables à de la torture.
En définitive, la malveillance, la diffamation, les mensonges, le harcèlement incessant et l’application malveillante des lois de la part du Crown Prosecuting Service britannique et du Parquet suédois constituent le véritable scandale. C’est l’affaire emblématique en ce début de XXIe siècle.
Comment décririez-vous la première partie du procès, l’an dernier ?
Pour que tout le monde comprenne bien, ce procès est un simulacre, rempli d’abus de procédure. Par exemple, durant les audiences, Julian était enfermé dans une cage de verre qui l’obligeait à se mettre à genoux pour parler à ses avocats à travers une fente de trois centimètres. La juge Vanessa Baraitser a également interdit à quarante ONG d’accéder à la salle du tribunal, les obligeant à suivre les audiences via une retransmission vidéo de mauvaise qualité. Elle a accepté que son acte d’inculpation soit modifié six semaines avant l’audience ou que l’accusation transmette un dossier de 500 pages quelques heures avant l’audience.
La juge Baraister a également accepté les allégations d’un témoin islandais du nom de Thordarson, selon lesquelles Julian aurait prodigué des conseils sur la façon de pirater quelque chose en Islande. Or, ce témoin clé vient de déclarer qu’il avait menti. En effet, alors que Thordarson avait été arrêté et jugé pour fraude et atteinte sexuelle sur mineurs, le FBI l’avait en fait soudoyé avec des promesses d’immunité pour ses crimes en échange de son témoignage.
Ce n’est vraiment qu’une goutte de plus dans un long déluge de mensonges malveillants, de tricheries, de scandales, de violations des lois et des droits de la défense.
On peut ajouter à la liste le retrait de l’asile par l’Équateur sous la pression du FMI sans respect pour la procédure qui doit être suivie dans ce genre de situations. Alan Duncan, un ministre de second rang du gouvernement britannique, a écrit un chapitre entier de son autobiographie sur la façon dont il a réussi à violer les conventions d’asile et à soudoyer le président de l’Équateur avec une belle assiette de la boutique de souvenirs du palais de Buckingham. C’est tout simplement extraordinaire.
Il est difficile d’expliquer aux gens l’ampleur de ces actes d’agression, d’insulte ou de méchanceté qui continuent de s’accumuler sur une longue période. C’est tellement choquant qu’ils ne comprennent plus.
Ce n’est pas évident de croire que quatre États — les États-Unis, le Royaume-Uni, la Suède et l’Australie — procéderaient à une violation aussi flagrante et scandaleuse du Droit. Jamais un journaliste n’avait été attaqué avec une telle violence. Ces quatre États semblent avoir employé toute leur force, violant toutes les lois sur les droits humains, pour détruire progressivement Julian, par la torture psychologique.
Je souligne d’ailleurs que l’Australie, le propre pays de Julian, n’a rien fait de sérieux pour l’aider. Ils ne disent rien, ce qui revient à être complice.
L’un des groupes de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire (Ungwad) a déclaré que Julian était détenu arbitrairement. La déclaration a été maintenue même après une demande de révision par le Royaume-Uni. Le ministre de la Justice britannique a alors déclaré qu’il s’agissait d’un mensonge, que les membres du comité n’étaient que des novices et ne connaissaient rien. En réalité, ils étaient tous professeurs de Droit ou praticiens du Droit reconnus. Nous sommes face à un mensonge flagrant.
Bref, c’est une abrogation et une violation continuelle des lois. Si le Royaume-Uni et la Suède obéissaient à leurs propres lois, Julian ne serait pas à Belmarsh, et c'est lui, et pas moi, qui serait en train de faire cette interview avec vous. Il serait libre de voyager. Le fait qu’il soit assis tous les jours dans sa cellule illustre l’abandon des grandes et magnifiques réalisations civilisationnelles du XXe siècle par ces États qui ont cédé à la barbarie. Pour quelle raison ? Je ne le sais pas.
Avez-vous été surpris par de tels mensonges de la part des gouvernements ?
Si je ne pense pas être naïf, j’ai toutefois eu du mal à m’accommoder de la conviction que le gouvernement était mon ennemi, refusant d’obéir à ses lois, et pas une institution chargée de redistribuer les ressources équitablement. C’est très difficile à accepter. Or, il est essentiel d’avoir le sentiment que son gouvernement est neutre dans son application de la loi.
Les grandes inventions des peuples européens sont nombreuses : la Magna carta, qui place un bouclier de Droit entre le peuple et le souverain, les Nations Unies, la Déclaration des droits de l’Homme en 1948, les conventions sur le droit d’asile en 1951 (ratifiées en 1967 par l’Assemblée générale des Nations Unies). Mais, chacune de ces magnifiques réalisations civilisationnelles du XXe siècle a été progressivement abandonnée, ce qui nous a conduits à un état de barbarie où les États-Unis et leurs alliés envahissent l’Irak, conduisant à la mort, directement ou indirectement, de 6 à 7 millions de personnes au Moyen-Orient (ce qu’a calculé Gideon Polya, professeur à Melbourne et spécialiste de la surmortalité). Ajoutons qu’une étude de l’Université Brown (Costs of War) a révélé que ceci a également entraîné la création de 38 millions de réfugiés sur une période de 20 ans. Le Moyen-Orient pleure en silence, et attend autre chose de la Justice. C’est un basculement terrifiant dans la barbarie et la sauvagerie.
Vous parlez de « gouvernement ennemi ». Qu’avez-vous pensé de la récente confirmation par Yahoo News des plans de l’ancien Secrétaire d’État Mike Pompeo et de la CIA pour kidnapper, voire tuer, Julian Assange ?
Mike Pompeo est un Secrétaire d’État et un ancien Directeur de la CIA raté, qui a probablement déclaré la guerre à WikiLeaks afin que la CIA le soutienne lors de ses futures ambitions de candidat à la présidence. Il a promis 175 ans de prison à mon fils, ce qui est grotesque venant d’un homme qui a supervisé une soixantaine de lieux de détention secrets (black sites) à la CIA.
Dans son discours du 13 avril 2017, Pompeo a voulu intimider les journalistes et éditeurs du monde entier, afin d’intimider tous ceux qui voudraient dire la vérité sur tout ce que font les États-Unis. Ils veulent simplement continuer à déclarer la guerre à qui ils veulent, à détruire le Yémen, la Libye, la Syrie, etc. La liste est longue. Leur but est bien de saboter la capacité des médias à apporter des idées et des informations au public pour que les citoyens prennent le contrôle de leur vie.
L’article de Yahoo est à peine croyable — et il n’est d’ailleurs pas anodin de voir que ce sujet n’a pas intéressé les plus grands médias.
On se demande comment vivent ces politiciens, fonctionnaires ou simples salariés américains qui ont sérieusement discuté de la possibilité et de la légalité de l’enlèvement et de l’assassinat de Julian. Comment vivent tous ces gens qui rentrent chez eux, boivent un verre de vin, emmènent leurs enfants au cinéma puis reviennent travailler le lendemain en pensant à un autre instrument de torture pour Julian, parce qu'il a révélé la réalité de leurs crimes. Mais cela a suffi pour qu’il soit qualifié par le gouvernement de « terroriste High tech », le plaçant ainsi sous les fourches du Patriot Act, ce qui pourrait vouloir dire qu’il peut être tué à vue, sans procédure légale.
Tout ceci est un scandale terrifiant et monumental qui aurait dû, normalement, causer l’abandon immédiat des poursuites et le paiement d’une compensation à Assange et sa famille. Voilà ce qui aurait dû se produire.
Vous avez récemment déclaré que « Seule la France peut sauver Julian Assange ». Pourquoi ?
La France est restée indifférente à l’affaire Assange. Elle n’a pas produit douze ans de calomnie pure ni n’a jamais eu l’animosité que le monde anglophone a eue envers Julian. Les politiciens, députés, membres de l’exécutif, etc. n’ont pas fait de déclaration à son sujet et n’ont pas pris position contre lui, ils ont donc une liberté considérable d’agir.
D’autre part, si la France veut à nouveau guider l’Europe, elle doit adopter une position plus indépendante, sinon elle continuera d’être tiraillée et fragmentée par les puissances qui l’entourent. La France a ici l’opportunité d’affirmer son indépendance, notamment vis-à-vis du monde anglophone.
Ce serait un signal très fort et une question d’honneur si la France tendait la main à quelqu’un qui lui a tant donné, surtout quelques semaines à peine après que le contrat de 56 milliards de dollars des sous-marins australiens a été volé à la France par les États-Unis.
En effet, très peu de Français connaissent les liens entre Julian et la France. Pourriez-vous développer ?
WikiLeaks a été enregistré pour la première fois en France, son premier procès pour publication a eu lieu en France. Julian vivait à Paris dans le Marais et il y avait une famille. Lorsqu’il a été arrêté au Royaume-Uni, il était sur le chemin du retour pour Paris.
Julian et WikiLeaks ont révélé à la France que le téléphone du Président français était sur écoute, que les États-Unis espionnaient la Banque Centrale Européenne, qu’ils surveillaient et perturbaient les élections en France, que la NSA enregistrait toutes les conversations des citoyens français par l’intermédiaire du GCHQ au Royaume-Uni.
En particulier, cela a permis de dévoiler l’espionnage industriel pour découvrir les avancées technologiques de la France. Il s’agissait d’un pillage des avancées technologiques majeures que la France a réalisées notamment dans le domaine des TGV, du nucléaire, de la propulsion des sous-marins. En conséquence, cinq grandes entreprises techniques françaises ont été rachetées par des intérêts américains.
Pour lire la seconde partie de cet entretien, cliquez ICI
Propos recueillis par Olivier Berruyer pour Élucid le 14 novembre 2021 lors de la venue à Paris de John Shipton organisée avec l’aide de Viktor Dedaj et du collectif Robin des lois qui exhortent le gouvernement français à accorder l’asile politique à Julian Assange.
👉🏻👉🏻 Pour soutenir l’action de John Shipton, vous pouvez faire un don sur le site officiel de soutien à Julian Assange : https://www.assangecampaign.org.au/donate/
Photo d'ouverture : John Shipton, Londres, 8 septembre 2020 - Tolga Akmen - @AFP
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