Dans La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe (IV), publié en 1996, Cornelius Castoriadis, interroge les notions de démocratie et de liberté et nous invite à faire face à la déliquescence démocratique dont souffre l’Occident.

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Grâce à la distinction qu’il opère entre « démocratie procédurale » et véritable démocratie, il s’efforce de donner des indications pour prendre conscience de la gravité de cette phase de régression démocratique, et y mettre fin le plus tôt possible. La parole, les écrits, ou nos attitudes sont utiles « pour que les gens se réveillent de leur léthargie contemporaine et commencent à agir dans le sens de la liberté. »

Ce qu’il faut retenir :

Un individu crée dès sa naissance des représentations de lui et du monde que Cornelius Castoriadis nomme « significations ». La société est le reflet de ces significations et ainsi la relation entre société et individu est réciproque : les significations des individus créent la société et la société influe sur les significations créées par les individus.

Deux types de sociétés peuvent ainsi être distingués. L’hétéronomie, d’abord, renvoie à une société dans laquelle l’individu crée des significations au sein d’un système « clos » : une loi ou un cadre est donné à l’avance et n’est pas discutable. L’autonomie, d’autre part, caractérise une situation de questionnement et de remise en cause perpétuelle, par les individus, de leurs propres significations. Les « clôtures » qui prévalaient doivent être justifiées. Étendue à une société, ce qui est initié en Grèce ancienne et durant la Révolution française, « l’autonomie » autorise une remise en cause constante des institutions de la société. Cela aboutit, en théorie, à une démocratie véritable, et justifie son caractère universel.

Une crise de la société est en cours depuis les années 1950. Elle s’appuie et se traduit à travers des situations variées : crise du processus identificatoire (des modèles sociaux), de la culture, de l’historicité, de sens (de l’activité et de la vie), de la critique. Cette crise de la société tend à la création d’individus standardisés adaptés à l’économie de marché et inhibe leurs capacités aussi bien de contestation que de création. Le caractère noyé dans la masse (l’insignifiance), voire le rejet, de toute critique non conforme aux conceptions standardisées de la société qui apparaît, rend par ailleurs inopérante sa faculté à se soulever pour la sauvegarde de ses propres libertés qui s’atrophient. Elle entraîne une régression de la démocratie et un retour rapide des sociétés occidentales à l’hétéronomie, c’est-à-dire sans remise en cause possible du système ou de l’ordre établi.

Biographie de l’auteur

Cornelius Castoriadis (1922-1997) est un intellectuel français d’origine grecque, qui a travaillé successivement en tant qu’économiste à l’OCDE, puis psychanalyste avant de laisser libre cours à ses recherches et études dans le domaine de la philosophie, à partir des années 1970.

En 1945, après avoir soutenu une thèse de doctorat en philosophie, il s’installe définitivement en France. Initialement proche du Parti communiste International, tant en Grèce qu’en France, il fonde en 1948, avec Claude Lefort, l’organisation Socialisme ou Barbarie. Cependant, à partir des années 1960, il met en question le caractère dogmatique du marxisme, et sa propre ambition de constituer un véritable parti politique révolutionnaire. Socialisme ou Barbarie est ainsi dissout en 1967.

Soutien idéologique et politique du mouvement de mai 68, Castoriadis développe par la suite une réflexion philosophique singulière, conciliant histoire, politique, économie et psychanalyse.

Avertissement : Ce document est une synthèse de l’ouvrage de référence susvisé, réalisé par les équipes d'Élucid ; il a vocation à retranscrire les grandes idées de cet ouvrage et n’a pas pour finalité de reproduire son contenu. Pour approfondir vos connaissances sur ce sujet, nous vous invitons à acheter l’ouvrage de référence chez votre libraire. La couverture, les images, le titre et autres informations relatives à l’ouvrage de référence susvisé restent la propriété de son éditeur.

Synthèse de l’ouvrage

Partie I. Kairos (temps)

I. La crise des sociétés occidentales (1982/1995)

Après les deux guerres, le succès des économies et sociétés capitalistes face à l’URSS communiste reposait essentiellement sur le « succès » économique de ces dernières, par rapport aux autres systèmes de l’époque – c’est-à-dire leur capacité à assurer, entre autres, une croissance économique forte, le plein emploi ou encore un niveau de vie et de production élevé. À partir de la fin des années 1960 et du début des années 1970, les performances économiques des États tournés vers un mode de fonctionnement capitaliste ont commencé à s’essouffler, tandis que les hommes politiques manifestèrent une inaptitude totale à résoudre les grandes problématiques de l’époque (concernant les énergies et l’environnement notamment).

Cet essoufflement s’explique, entre autres, par la mutation du processus de sélection du chef d’État. Par le passé, le chef d’État devait à la fois être élu et disposer d’une aptitude à gouverner. Désormais, le candidat se présente comme un produit et doit se vendre, à la manière d’un produit par une publicité, à la population. Après l’élection, la tendance, inspirée du système néo-libéral de marché, continue de modifier la fonction : le « chef d’État » devient un leader, et au lieu d’assumer les charges d’un chef, n’en est plus que l’image. De cette manière, le charisme des candidats importe de plus en plus, au détriment de leur réelle capacité à gouverner.

Cette crise de la société trouve également sa source dans l’affaiblissement de la puissance des groupes et mouvements sociopolitiques qui jadis influençaient profondément les programmes des partis (les femmes, les jeunes…). De même, depuis les évènements de mai 68, les syndicats sont paralysés par la bureaucratisation de leur structure, et leurs objectifs changent : auparavant dévoués à la défense d’une cause collective ou d’intérêts collectifs, ils ne s’intéressent désormais qu’à la sauvegarde (réelle) de leur emploi.

On assiste également à un démantèlement des relations traditionnelles structurant le développement des individus. Cette désintégration du processus identificatoire intervient au sein du foyer par la disparition du sens donné au rôle de père et de mère, à celui donné à la relation entre élève et professeur (les premiers considérant l’instruction comme une corvée, les seconds, comme un gagne-pain), mais aussi dans l’espace public avec la dissolution des concepts d’Homme et de Femme ou encore de hiérarchie sociale.

Enfin, cette crise se manifeste par la déliquescence de « l’auto-représentation » de la société. Un individu crée dès sa naissance des représentations de lui et du monde appelées « significations ». Les significations des individus créent la société et la société influe sur les significations créées par les individus. Or, aujourd’hui, les individus refusent la société. Elle représente une « corvée » à laquelle ils ne veulent plus participer.

Cette société et les individus qui la composent souffrent en parallèle d’une crise d’historicité. Alors qu’auparavant l’Histoire était une marche vers le progrès (demain serait mieux qu’aujourd’hui), les deux Guerres mondiales puis la chute de l’URSS ont remis en cause cette vision. Les sociétés occidentales ont désormais grand mal à visualiser ou à imaginer leur avenir, ce qui a conduit certains historiens à conclure, de manière erronée, à une situation de « fin de l’Histoire » à partir des années 1990, en occultant les signes d’avenir ou de renaissance présents dans le reste du monde.

II. Les mouvements des années soixante

Certains ont considéré que les évènements de mai 68 auraient favorisé « l’individualisme ». En réalité, le mouvement a, au contraire, fait émerger un sentiment de solidarité inédit au sein de la société française, dans la poursuite d’un objectif commun : s’opposer au régime gaulliste et au système capitaliste et accéder à plus de libertés. Mai 68 a prouvé la persistance d’une dynamique émancipatrice, c’est-à-dire d’une quête d’autonomie individuelle et collective, héritée de la période révolutionnaire. Les manifestations se rapprochaient en cela des mouvements ouvriers anglais du XIXe siècle et des révolutions russes de 1917.

Les mouvements sociaux peuvent être perçus de deux façons différentes, défendues par deux groupes différents. Le premier type considère le système sociopolitique occidental comme le plus démocratique et le plus abouti en matière de justice et de libertés. Celui-ci ne peut être ni critiqué ni remis en cause au risque de perdre ses précieux acquis. Le second groupe estime que l’état actuel de la démocratie et de la liberté procède précisément de mouvements sociaux tels que mai 68, sans lesquels la société serait encore captive de l’Ancien Régime ou des industriels du XIXe siècle. Le système capitaliste, par sa dynamique de contrôle de plus en plus élaborée des « forces productives », tend à atrophier ces libertés. Par conséquent, sans lutte sociale ces dernières sont amenées à disparaître.

III. Marxisme-léninisme : la pulvérisation (1990)

La pensée marxiste s’inscrit dans le prolongement des mouvements émancipatoires américains (1776), français (1789) et ceux des ouvriers anglais du début du XIXe siècle, dont elle tire les leçons de l’échec en matière d’établissement d’une réelle égalité de fait et non seulement de droit entre individus. La réflexion de Karl Marx s’inscrit également dans un contexte de développement d’un système capitaliste antidémocratique au sein duquel la population se trouve de plus en plus subordonnée aux « forces productives ». Marx considère ainsi que le capitalisme a dévoyé la capacité émancipatrice des luttes sociales. La jonction de ces deux tendances doit conduire à l’émergence d’un système socialiste.

La dérive totalitaire du mouvement ouvrier russe de 1917 de tendance marxiste est imputable à Lénine. Ce dernier développe, après la révolution d’Octobre, l’idée d’une orthodoxie marxiste sous-tendant le nouveau régime. Or, préserver la pureté de cette « religion » marxiste requiert une bureaucratisation à tous les niveaux de la société. Ces fonctions privilégiées au sein de l’URSS assurent le soutien des personnes chargées de maintenir le système en place, envers Lénine puis Staline. Cependant, elles favorisent également l’émergence d’un phénomène de cooptation ainsi qu’une paralysie progressive du système : l’objectif principal étant, là encore, de se maintenir à son poste le plus longtemps possible. Ce système s’est donc maintenu, tant que les résultats de l’idéologie soviétique apparaissaient satisfaisants. La découverte des exactions staliniennes et le délabrement économique de l’URSS ont ralenti l’engouement envers le marxisme-léninisme qui s’est finalement désagrégé renforçant et légitimant par la même occasion le schéma capitaliste.

IV. Entre le vide occidental et le mythe arabe (1991)

La tendance, chez les peuples arabes, à se lever contre l’Occident plutôt que contre un chef d’État de tendance dictatoriale, illustre deux situations. La première tient au statut d’ancienne colonie européenne et la seconde à un phénomène de détérioration de la société occidentale. Le schéma occidental dit « démocratique » proposé au monde arabe, est aujourd’hui tourné essentiellement vers l’appât du gain, l’argent et la consommation et a perdu toutes les « significations », les principes fondateurs (liberté, égalité, raison…), sur lesquels reposait sa création. Le monde occidental connaît en outre une crise d’historicité l’empêchant de se projeter dans l’avenir. Or, à l’inverse de l’empire grec, romain ou ottoman, la colonisation européenne n’a laissé aucune empreinte sur le monde arabe, si ce n’est en tentant de déconstruire leurs schémas sociaux traditionnels et en risquant de diluer leur identité.

Il est par conséquent logique que le monde arabe se retourne désormais vers son « passé », seul élément stable, reposant sur des préceptes coraniques d’ordre divin ne pouvant être questionnés, face à un présent sans repère, pas même laïc et un futur incertain.

V. Le délabrement de l’Occident (1991)

Les États-Unis, et le monde occidental en général, croient en l’universalité du système sociopolitique démocratique. Ils partagent cette prétention avec la plupart des religions, notamment l’Islam, ce qui contribue à renforcer un fort sentiment anti-occidental dans le monde arabe. Pourtant le processus de création et de fonctionnement du système démocratique tend effectivement à légitimer, dans une certaine mesure, son caractère universel, proposant un système « autonome », par opposition à un système « hétéronome ».

Les religions offrent aux croyants une loi à respecter (la Bible, le Talmud, le Coran…) qui n’est pas discutable. Les « significations » des individus et des sociétés, c’est-à-dire leurs représentations d’eux-mêmes et du monde, s’inscrivent toutes dans ce cadre prédéfini, cette « clôture » des significations. Il s’agit d’un système « hétéronome ». Le système occidental, quant à lui, est né de la remise en question de ces clôtures. Les mouvements émancipatoires occidentaux du XVIIIe et XIXe siècle ont en effet entraîné une remise en cause des croyances et des institutions (monarchiques, chrétiennes, impériales…). Dès lors, ces « clôtures » devaient être constamment justifiées. Les nouvelles « significations » créées par les individus et la société s’affranchissent des clôtures (politiques ou religieuses) précédentes afin d’aboutir à des « significations », c’est-à-dire des représentations du monde, les plus acceptables possibles du point de vue de la « raison ». Ce système de questionnement perpétuel des significations, dit « autonome », aboutit en théorie à une démocratie parfaite. Il est objectif et en ce sens, transférable à toute société.

En France, l’émergence du système capitaliste depuis les années 1950 a cependant provoqué un revirement du sens de l’activité humaine, qui s’est détachée du désir de liberté et d’autonomie et s’est dirigée vers la recherche du profit et la consommation. Ce phénomène tend malheureusement à la destruction des deux fondements sur lesquels il repose et sur lesquels repose la démocratie : les luttes sociales et les « types anthropologiques » intègres, véhiculant des valeurs d’autrefois et résistant à la quête d’enrichissement personnel (des juges incorruptibles, des professeurs investis dans leur travail, des forces de l’ordre au service du bien commun…).

Par ailleurs, la démocratie, c’est-à-dire la remise en cause des significations, ne peut s’exercer qu’au sein d’une société instruite et réflexive capable de mener ou suivre des raisonnements lucides et éclairés. Or, la contraction des libertés physiques et intellectuelles et l’enfermement des individus dans une perspective de consommation permanente entravent aujourd’hui l’autonomie de la société, sa capacité à « créer » et remettre en cause ses représentations et ses institutions. Les institutions nationales et supra nationales de ces systèmes pseudodémocratiques capitalistes (néo-libéraux dirions-nous aujourd’hui) créent ainsi les conditions de leur maintien en place, mais conduisent par la même occasion les sociétés occidentales à une régression de l’autonomie vers l’hétéronomie, donc à une disparition de la démocratie.

VI. La montée de l’insignifiance (1993)

Depuis la chute de l’URSS, les intellectuels participent à la sacralisation du régime démocratique occidental, décrédibilisant par avance toute critique en agitant le spectre du goulag. Cette manœuvre qui permet d’ignorer les problèmes est accentuée par l’accroissement du nombre de publications ainsi que la diminution de la capacité d’attention de la population. Ces éléments rendent, de fait, tout texte ou information en contradiction avec la pensée dominante, insignifiant et inaperçu.

Partie II. Koinônia (communion)

VII. Anthropologie, philosophie, politique (1989)

Les sociétés sont le résultat des « créations » aussi bien matérielles qu’immatérielles, par les individus qui la composent. L’individu représente quant à lui la symbiose entre sa psyché (son âme) et son être social-historique. Ces deux éléments font de lui un être indéterminé, capable de créer grâce à son imaginaire une infinité de représentations, de « possibles », sur lesquelles s’appuieront ses créations suivantes. Par nature, l’individu et ainsi la société, cherchant à donner un sens à sa vie et son activité, créent des « clôtures » rassurantes, c’est-à-dire des croyances qui bornent sa pensée et donc sa créativité (par exemple les « clichés »).

L’émergence de cités s’autogérant en Grèce ancienne entre le VIIIe et de IVe siècles avant J.C. (notamment Athènes) et la Révolution française constituent les deux principaux moments durant lesquels la société a rompu sciemment ses clôtures. Les significations qui en résultent s’inscrivent dans une démarche de recherche de la vérité par la société, c’est-à-dire par la part social-historique des individus, ce qui leur procure une validité non pas de fait, mais de droit. Ces significations sont légitimes et peuvent donc être acceptées et reçues pleinement par les individus autonomes. Il s’agit précisément de ce comportement d’ouverture aux remises en question qui caractérise un individu et donc une société « autonome ».

VIII. La crise du processus identificatoire (1989)

La crise du processus identificatoire de la société traduit la désintégration des cadres (famille, habitat, éducation…) lui permettant de se créer les représentations qui contribuent à structurer l’hominisation puis la sociabilisation de l’individu, à établir la finalité de l’action (les notions de bien, de mal, la morale…), à instituer l’affect (les sentiments de piété, de beauté, laideur, etc.) et enfin à établir une représentation de soi. Ces représentations se réalisent par rapport à la société présumée stable et pérenne. Cette stabilité provient de la conviction des individus qui la composent envers le caractère intemporel du « sens » qui sous-tend ses « significations ». La crise trouve sa source dans le sens des représentations sociales, devenu inconsistant, insignifiant voire inexistant en ce qui concerne les problématiques majeures qu’il doit soutenir (sens de la vie, de l’activité, de la mort…).

La société occidentale démocratique-capitaliste s’est en effet construite en juxtaposant aux significations fondées sur la quête de liberté et l’autonomie individuelle et collective, celles fondées sur la recherche d’expansion économique (croissance, plein emploi, niveau de vie…), qui, pour la population, se traduisaient par une augmentation de la consommation. Or, pour réaliser cette ambition, c’est-à-dire ce « sens » capitaliste des significations, le capitalisme tend, tout comme la religion ou le communisme, à une « maîtrise totale » des éléments qui permettent son maintien en place. Cette maîtrise représente, en l’occurrence, celle de tous les facteurs de production et de croissance. Le capitalisme est par conséquent antinomique avec la démocratie. La recherche d’enrichissement et de progrès écrase la recherche de liberté alors même que l’expansion économique a rompu ses promesses (augmentation du chômage, de l’endettement, baisse de la croissance et du niveau de vie…). Ainsi le « sens » de la société (de la vie, du travail, de la mort…) n’a, dans une certaine mesure, plus de sens.

IX. Freud, la société, l’histoire (1996)

Contrairement à ses travaux sur le domaine de la psyché, l’apport de Freud en ce qui concerne les questions de société est loin de constituer une base définitive de réflexion. Quatre thématiques spécifiquement sont problématiques.

L’hominisation de l’espèce, première thématique, soulève deux interrogations : la différence entre l’Homme et l’animal et l’explication de cette différence. Freud s’est borné à des différences évidentes (le langage, la technique, etc.). Son explication de l’origine de l’hominisation repose par ailleurs sur un mythe fondateur virtuel, dont l’objectif est d’expliquer l’apparition de deux interdits, le meurtre intraclanique et l’inceste, pour lesquels Freud n’offre aucune justification. Depuis, la science a réfuté la pertinence scientifique du mythe freudien. En outre, Freud ne rend pas compte des éléments positifs de l’apparition de l’hominisation, mais se focalise seulement sur ces deux interdits.

Le second thème concerne la structure et le contenu des institutions sociales et politiques. Contrairement à ce que soutient Freud, l’origine de certains éléments constitutifs de l’Homme ne peut être expliquée par la psychanalyse. La pertinence des études du psychanalyste concernant le processus identificatoire du genre et l’explication de la prédominance des systèmes patriarcaux demeure, dans une certaine mesure, tout aussi discutable. Seule l’analyse freudienne quant au rôle de refuge social de l’institution religieuse, présente une grande justesse.

Le troisième thème porte sur l’historicité des institutions. Selon Freud, la variété des cultures au sein de l’espèce humaine et l’existence d’une évolution des sociétés (une Histoire) est causée par l’influence de l’Histoire sur la société. Cette influence se manifeste particulièrement lors des périodes charnières de l’Histoire.

Enfin, le dernier thème traite de la question politique. L’apport de la psychanalyse en ce qui concerne la pensée politique nécessite de s’interroger sur la nature même de la psychanalyse et sur le fait de savoir dans quelle mesure la psychanalyse est légitime pour aborder la notion politique (en ce qui concerne les institutions, les normes, etc.). Certains des apports de Freud dans ce domaine sont à retenir, notamment l’existence de pulsions humaines d’hétéro- ou d’auto-destruction ou encore le nécessaire contrôle des pulsions humaines dans l’existence d’une société.

Partie III. Polis (cité)

X. Imaginaire politique grec et moderne (1990)

L’imaginaire des individus crée des représentations qui, regroupées, forment l’ensemble des représentations définissant une société. La société, « pouvoir instituant », s’incarne dans des institutions qui constituent le « pouvoir explicite » de cette société. Ce pouvoir explicite assure la préservation des représentations de la société et est, pour ce faire, un pouvoir coercitif. La légitimité de ce pouvoir coercitif provient soit de lois établies par la société elle-même (autonomie) soit de lois extérieures à la société (hétéronomie).

Les prémices d’une société autonome sont identifiables dans la Grèce ancienne et l’époque moderne. Ces deux périodes connaissent un phénomène de rupture des « clôtures » des significations, créées dans le cadre d’une loi imposée par l’extérieur sur la société (la religion, une puissance extérieure coloniale ou monarchique…) ainsi que la création progressive et parallèle de significations affranchies de toute contrainte et œuvrant dans le sens le plus acceptable possible, selon l’idée collective du bien commun. Dans cette situation, la collectivité, autonome, adopta une position de réflexivité sur ses propres significations et put, le cas échéant, les remettre en cause.

Ce processus qui a abouti à l’émergence du premier système de démocratie dans certaines cités grecques présente, cependant, des différences avec les régimes démocratiques nés durant l’époque moderne. En Grèce, la démocratie était directe (entre les hommes libres), le principe de représentation n’existait pas, pas plus que la Constitution « écrite ». La Constitution « vivait » à travers la collectivité qui en assurait le respect par sa vigilance constante. Par ailleurs, la loi de la cité ne s’appliquait qu’entre hommes de la cité, et excluait ce qui avait trait à la famille et à la propriété. À l’inverse, à l’époque moderne, la démocratie est devenue représentative, la politique eut donc tendance à se professionnaliser, éloignant peu à peu la pensée politique de la vie des gens pour la concentrer entre les mains de « spécialistes ». La Constitution était désormais écrite et traduisait l’autolimitation du pouvoir de la loi.

XI. La démocratie athénienne : fausses et vraies questions (1992)

Les traditions politiques athéniennes trouvent leur origine dans la mythologie grecque, laquelle met en évidence et questionne la hiérarchie des dieux. Du point de vue de la théorie cependant, rares sont les textes évoquant les idéologues du système démocratique. En effet, contrairement à une idée répandue, les philosophes grecs ne furent pas les théoriciens de la démocratie. Platon était, par exemple, totalement opposé à ce procédé. Il considérait au contraire que la question politique relevait d’une science qui devait rester réservée à une élite. Seul Protagoras semble affirmer l’importance de « l’opinion » collective dans ses écrits. Pour autant, des mentions du procédé démocratique restent identifiables à travers les écrits d’auteurs de tragédie et d’historiens. La plupart des connaissances de la démocratie athénienne proviennent néanmoins de la pratique en elle-même et des traces archivistiques qu’elle a laissées.

La démocratie athénienne était directe, bien qu’elle ne concernât que les hommes libres et adultes et non les femmes, les esclaves, ou les métèques. Après une discussion collective où chacun exprimait son opinion sur un problème, la loi était soumise au vote des citoyens. Pour désigner les élus à une charge nécessitant des compétences spécifiques (la magistrature par exemple), les citoyens procédaient à une élection, qui en principe désignait ainsi les meilleurs d’entre eux. Malgré cela, ces derniers restaient révocables à tout moment. En ce qui concerne les autres charges, par exemple pour désigner le jury populaire, les membres étaient quant à eux tirés au sort. Enfin, la Constitution « vivait » dans la collectivité ; toute atteinte à la loi dans la cité par un individu était une atteinte personnelle portée à chaque citoyen de la cité.

XII. La culture dans une société démocratique (1994)

La culture représente ce qui demeure du domaine public, n’a pas d’utilité fonctionnelle et peut être matérielle comme immatérielle. Dans les systèmes démocratiques, la culture est dite « pour tous ». Pour autant, ce principe peut tout aussi bien être interprété en termes d’accessibilité juridique, qu’en termes d’accessibilité « sociologique », c’est-à-dire adaptée à toutes les classes sociales. Au sein d’un régime hétéronome, la culture est subordonnée à la pensée dominante. Elle consiste en une juxtaposition de significations ou représentations préexistantes et manifeste par conséquent une extrême lenteur de renouvellement qui reflète celle des « significations » de la société.

Avec l’émergence de la démocratie à la fin du XVIIIe siècle, les individus eurent la possibilité de renouveler le champ de leurs significations tant visibles qu’invisibles. L’effervescence dans tous les domaines (intellectuel, artistique, scientifique, mais aussi politique et social) qui jaillit entre le début du XIXe siècle et la Deuxième Guerre mondiale est, en ce sens, révélatrice de la liberté de la société. Cette « autonomie » est aussi bien exploitée par les créateurs (qu’ils soient écrivains, artistes, militants ou autres) que par le public, qui se nourrit de ce développement culturel.

Aujourd’hui, la société tend à se refermer sur ses « clôtures ». Le pouvoir démocratique, qui a depuis longtemps été abandonné à la fois explicitement et intellectuellement par la population à des politiciens, dissimule désormais le réel pouvoir exercé par l’argent, la bureaucratie, les partis politiques, les médias, l’État, les lobbies… La démocratie n’est plus que « procédurale » tandis que les individus se confortent non dans l’individualisme, mais dans un conformisme tourné vers l’unique perspective de consommer. Cette situation provoque une apathie généralisée de la population qui se manifeste à travers le ralentissement du renouvellement culturel.

XIII. Le cache-misère de l’éthique (1993)

Parallèlement à la démission des populations de leur pouvoir souverain, abandonné aux spécialistes, le monde occidental a connu un développement fulgurant de la science et plus précisément de la technoscience depuis les années 1950. Pour faire face à la crise des significations que connaissent les sociétés démocratiques-capitalistes, perdus entre recherches d’autonomie, de liberté, du bien commun et recherche du profit et des performances économiques, « l’éthique » a été créée pour constituer un encadrement à ces innovations.

Le concept d’éthique n’existe cependant que pour compenser l’absence de contrôle politique et donc social de ces inventions. En effet, les problèmes d’éthique n’apparaissent que grâce à l’existence de conditions matérielles, légales et institutionnelles le permettant. Ces conditions sont le fruit des « créations », c’est-à-dire des décisions politiques. Par conséquent, vouloir résoudre les carences en matière d’éthique nécessite de régler les problèmes politiques qui les rendent possibles, non pas en matière de législations, mais d’institutions.

XIV. La démocratie comme procédure et comme régime (1994)

La démocratie ne désigne aujourd’hui plus qu’un ensemble de procédures civiques et non plus une « pensée politique » – qui constituait pourtant le fondement idéologique de 1789. En effet, dans une démocratie, la politique était la création de l’ensemble des significations social-historiques procédant d’une rupture de la clôture du sens des significations préexistantes. Ce processus a abouti en 1789 à une remise en question des institutions politiques, de l’ordre hiérarchique social et de la répartition du pouvoir. Ce faisant, la société s’est dotée, de manière « autonome », de nouvelles institutions, le « pouvoir explicite » ou le politique, traduisant les nouvelles significations qu’elle s’était créées.

Dans un régime démocratique, la politique ne doit pas viser au bonheur, mais à la liberté, qui permet l’autogouvernement. L’autogouvernement nécessite cependant une participation effective de la population et pose dès lors la question de l’instruction, de la capacité de réflexion, mais aussi de l’égalité de celle-ci. En effet, il ne peut y avoir de régime démocratique sans une société investie d’une conscience démocratique. La question de l’éducation dans une telle société démocratique se pose ainsi. Si les individus sont élevés dans la perspective de devenir des citoyens purement « démocratiques » alors le régime tend vers l’hétéronomie et une dérive totalitaire. À l’inverse, si l’on élève le sens critique des individus alors, ce régime, bel et bien démocratique, doit accepter le risque de voir ses institutions remises en question.

Aujourd’hui, la société néglige son pouvoir démocratique et, de cette manière, la démocratie est devenue davantage une procédure qu’un régime.

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