L'intervention militaire de l'OTAN en Libye en 2011 – qui a renversé le régime de Mouammar Kadhafi – a laissé sur son passage un État en déliquescence, désorganisé et criminel. Les conséquences catastrophiques de la récente inondation du port de Derna et de Benghazi font partie du très douloureux tribut que les Libyens semblent condamnés à payer.
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« Nous sommes venus, nous avons vu, il est mort ». Rappelez-vous ce sarcasme lancé par Hillary Clinton à la suite du renversement, du lynchage et de l'assassinat de Mouammar Kadhafi, après sept mois de bombardements des États-Unis et de l'OTAN. Mais Kadhafi ne devait pas être le seul à mourir. La Libye, qui était autrefois le pays le plus prospère et l'un des plus stables d'Afrique, un pays où les soins de santé et l'éducation étaient gratuits, où tous les citoyens avaient droit à un logement, où l'électricité, l'eau et l'essence étaient subventionnées, qui connaissait le taux de mortalité infantile le plus bas et l'espérance de vie la plus élevée du continent, et où le taux d'alphabétisation était l'un des plus élevés, s'est rapidement morcelée en factions belligérantes. Actuellement, deux régimes rivaux s'en disputent le contrôle et le pays compte un vrai réseau de milices rebelles.
Dans le chaos qui a suivi l'intervention occidentale, le marché noir a été saturé d'armes provenant des arsenaux du pays, et beaucoup d'entre elles ont été récupérées par des groupes tels que l'État islamique. La société civile, quant à elle, s'est retrouvée paralysée. Des journalistes ont pu obtenir des images de migrants originaires du Nigeria, du Sénégal et de l'Érythrée qui étaient tabassés et vendus comme esclaves pour travailler dans les champs ou sur les chantiers de construction. Les infrastructures libyennes, notamment les réseaux électriques, les aquifères, les champs pétroliers et les barrages, se sont délabrées.
Et lorsque les pluies diluviennes de la tempête Daniel – la crise climatique étant un autre cadeau du monde industrialisé à l'Afrique – ont englouti deux barrages vétustes. Des murailles d'eau hautes de plus de six mètres ont déferlé, inondant le port de Derna et Benghazi, causant la mort de 20 000 personnes et entraînant la disparition de quelque 10 000 autres selon Abdulmenam Al-Gaiti, maire de Derna.
« Dans le pays, les mécanismes de gestion et de réponse aux catastrophes sont extrêmement morcelés et les infrastructures se détériorent, ce qui ne fait qu'exacerber l'ampleur des défis à relever. La situation politique est un vecteur de risque », a déclaré le professeur Petteri Taalas, secrétaire général de l'Organisation météorologique mondiale (OMM). Selon lui, « la majorité des pertes humaines » auraient pu être évitées si « le service météorologique avait fonctionné normalement, ce qui aurait permis d'émettre les alertes nécessaires et de procéder à l'évacuation de la population ».
Le changement de régime opéré par l'Occident au nom des droits de l'Homme, dans le cadre de la doctrine « Responsabilité de Protéger » (R2P), a détruit la Libye – tout comme l'Irak – en tant que nation stable et homogène. Les victimes des récentes inondations doivent en réalité être associées aux dizaines de milliers de morts libyens dus à notre « intervention humanitaire ». C'est cette dernière qui, en réduisant les structures étatiques à néant, a rendu impossible toute forme de secours en cas de catastrophe. Nous portons la responsabilité des terribles souffrances endurées encore aujourd'hui par la Libye. Mais l'Occident a la fâcheuse habitude, après avoir détruit un État au nom de la protection des populations persécutées, à oublier l'existence de ces mêmes populations.
Dans « La société ouverte et ses ennemis », Karl Popper met en garde contre la théorie de l'utopie et les transformations radicales de la société, presque toujours imposées par la force et menées par ceux qui croient détenir la vérité révélée. Ces techniciens dogmatiques de l'utopie se livrent à la destruction complète des systèmes, des institutions et des structures sociales et culturelles dans l'objectif vain de mettre en œuvre leur vision. L'histoire regorge de projets sociaux utopiques et meurtriers – les jacobins, les communistes, les fascistes et aujourd'hui, à notre époque, les mondialistes ou les impérialistes néolibéraux.
Comme l'ont été l'Irak et l'Afghanistan, la Libye a été victime de la dérive des partisans de l'interventionnisme à visée humanitaire : Barack Obama, Hillary Clinton, Ben Rhodes, Samantha Power ou encore Susan Rice. Les membres de l'administration Obama ont armé et soutenu une rébellion dont ils pensaient qu'elle servirait les intérêts des États-Unis. Dans un récent message, Obama a exhorté les gens à soutenir les organismes d'aide pour soulager les souffrances du peuple libyen, un appel qui a suscité une réaction négative, brutale et compréhensible sur les réseaux sociaux.
Aucun bilan officiel n'a été dressé concernant les victimes directes et indirectes des violences qui ont eu lieu en Libye au cours des douze dernières années. Aucune enquête officielle sur le bilan civil des sept mois de bombardements de l'OTAN malgré les réclamations d'Amnesty International. Mais le nombre total de personnes tuées et blessées s'élève probablement à plusieurs dizaines de milliers. L'organisation Action on Armed Violence a enregistré plus de 8 500 morts et blessés dus à des explosions en Libye entre 2011 et 2020, dont plus de 6 000 victimes civiles.
En 2020, une déclaration commune de sept agences de l'ONU indiquait que « près de 400 000 Libyens ont été contraints de fuir depuis le début du conflit, dont près de la moitié au cours de la dernière année, suite à l'attaque de la capitale [par les forces du maréchal Haftar] ». « L'économie libyenne a été malmenée par la guerre civile, la pandémie de Covid-19 et l'invasion de l'Ukraine par la Russie », a indiqué la Banque mondiale dans un rapport d'avril 2023 :
« La fragilité du pays a des répercussions économiques et sociales considérables. [...] Le PIB par habitant a diminué de 50 % entre 2011 et 2020, alors qu'il aurait pu augmenter de 68 % si l'économie avait suivi sa tendance d'avant le conflit. Cela veut dire qu'en Libye, le revenu par habitant aurait pu être 118 % plus élevé sans le conflit. [...] La croissance économique en 2022 est restée faible et volatile en raison des perturbations dans la production pétrolière liées au conflit. »
Le rapport 2022 d'Amnesty International au sujet de la Libye est également très sombre :
« Les milices, les groupes armés et les forces de sécurité ont continué de détenir arbitrairement des milliers de personnes. Des dizaines de manifestants, d'avocats, de journalistes, d'opposants et de militants ont été arrêtés et soumis à la torture et à d'autres mauvais traitements, ils ont été victimes de disparitions forcées et ont été contraints de faire des "aveux" devant les caméras. »
Amnesty décrit un pays au sein duquel les milices opèrent en toute impunité et où les atteintes aux droits humains, notamment les enlèvements et les violences sexuelles, sont monnaie courante. L'organisation ajoute que « les garde-côtes libyens avec le soutien de l'UE et les milices de l'Autorité de soutien à la stabilité ont intercepté des milliers de réfugiés et de migrants en mer et les ont placés de force en détention en Libye. Les migrants et les réfugiés détenus ont été soumis à la torture, à des exécutions extrajudiciaires, à des violences sexuelles et au travail forcé ».
Les rapports de la Mission d'appui des Nations unies en Libye (UNSMIL) ne sont pas moins catastrophiques. Des stocks d'armes et de munitions – estimés entre 150 000 et 200 000 tonnes – ont été pillés en Libye, et beaucoup ont fait l'objet d'un trafic vers les pays voisins. Au Mali, les armes en provenance de Libye ont alimenté l'insurrection dormante des Touaregs, déstabilisant le pays. Cela a finalement conduit à un coup d'État militaire et à une insurrection djihadiste qui a pris le dessus sur les Touaregs, ainsi qu'à une guerre de longue haleine entre le gouvernement malien et les djihadistes. Une situation qui a conduit à une nouvelle intervention militaire française entraînant le déplacement de 400 000 personnes. Des armes et des munitions en provenance de Libye ont également été introduites dans d'autres régions du Sahel, notamment au Tchad, au Niger, au Nigeria et au Burkina Faso.
La détresse et les massacres, qui se sont propagés à partir d'une Libye complètement démantelée, se sont déchaînés au nom de la démocratisation, de la construction de la nation, de la promotion de l'État de droit et des droits humains. Pour justifier l'assaut, on a invoqué le fait que Kadhafi était sur le point de lancer une opération militaire visant à massacrer des civils à Benghazi, où des forces rebelles avaient pris le pouvoir. Ce prétexte était tout aussi valable que l'accusation selon laquelle Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, un autre exemple de construction sociale utopique qui a fait plus d'un million de morts parmi les Irakiens et chassé des millions d'autres de leurs foyers.
Mouammar Kadhafi – que j'ai interviewé pendant deux heures en avril 1995 près des ruines de sa maison qui avait été bombardée par des avions de guerre américains en 1986 – et Saddam Hussein ont été pris pour cible non pas en raison de ce qu'ils faisaient à leur propre peuple, bien qu'ils aient tous deux fait preuve d'une très grande brutalité. Ils ont été visés parce que leurs pays possédaient d'importantes réserves de pétrole qui échappaient au contrôle de l'Occident. Les deux hommes avaient renégocié avec les producteurs de pétrole occidentaux des contrats plus avantageux pour leur pays et octroyé des contrats pétroliers à la Chine et à la Russie. Kadhafi avait également permis à la flotte russe d'accéder au port de Benghazi.
Les courriels d'Hillary Clinton – obtenus grâce au droit d'accès à l'information et publiés par WikiLeaks – révèlent également les inquiétudes de la France concernant les efforts de Kadhafi pour « proposer aux pays africains francophones une alternative au franc français (CFA) ». Sidney Blumenthal, conseiller de longue date de Clinton, a fait état de ses conversations avec des officiers de renseignement français quant aux mobiles du président Nicolas Sarkozy, principal artisan de l'attaque contre la Libye. Blumenthal écrit que le président français souhaite « une plus grande quantité du pétrole libyen », une influence française accrue dans la région, une amélioration de son image politique intérieure, une réaffirmation de la puissance militaire française et la fin des tentatives de Kadhafi de supplanter l'influence française en « Afrique francophone ».
Nicolas Sarkozy – qui a été inculpé dans deux affaires distinctes de corruption et d'infraction à la législation sur le financement des campagnes électorales – risque un procès historique en 2025 pour avoir été accusé d'avoir reçu de Kadhafi des millions d'euros de contributions illégales et secrètes à sa campagne, afin que celui-ci le soutienne dans sa course victorieuse à la présidence en 2007.
Tels étaient les véritables « crimes » en Libye. Mais les vrais crimes restent toujours cachés, masqués par une rhétorique fleurie sur la démocratie et les droits de l'Homme.
Le modèle américain, fondé sur l'esclavage, a commencé par une campagne génocidaire contre les Amérindiens, laquelle a été exportée aux Philippines et, plus tard, dans des pays comme le Viêt Nam. Tout ce que nous nous racontons sur notre « libération » de l'Europe lors de la Seconde Guerre mondiale – « libération » que nous instrumentalisations pour justifier notre « droit » à intervenir dans le monde entier – n'est que mensonge. C'est l'Union soviétique qui a détruit l'armée allemande bien avant que nous ne débarquions en Normandie. Nous avons bombardé des villes en Allemagne et au Japon, tuant des centaines de milliers de civils.
La guerre dans le Pacifique Sud, où l'un de mes oncles a combattu, a été sauvage, marquée par un racisme forcené, des mutilations, des tortures et l'exécution systématique de prisonniers. Les bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki ont été des crimes de guerre particulièrement odieux. Les États-Unis détruisent régulièrement les démocraties qui nationalisent les entreprises américaines et européennes, comme au Chili, en Iran et au Guatemala, et les remplacent par des régimes militaires répressifs. Washington a soutenu les génocides au Guatemala et au Timor oriental. Les Américains s'adonnent à la guerre préventive, véritable crime. En réalité, notre histoire ne nous permet guère de nous prévaloir de vertus américaines qui seraient sans équivalent.
Les cauchemars que nous avons orchestrés en Irak, en Afghanistan et en Libye sont banalisés ou passés sous silence par la presse, tandis que les résultats positifs en sont amplifiés ou inventés. Et comme les États-Unis ne reconnaissent pas la Cour pénale internationale, il n'y a aucune chance pour qu'un dirigeant américain soit tenu pour responsable de ses crimes.
Les défenseurs des droits de l'Homme sont devenus un rouage essentiel du projet impérial. Ils affirment que le renforcement de la puissance américaine est une véritable arme au service du Bien. C'est la thèse du livre de Samantha Power « A Problem from Hell : America and the Age of Genocide » (Un problème venu de l'enfer : l'Amérique à l'ère du génocide). Ils se font les champions de la doctrine R2P, adoptée à l'unanimité en 2005 lors du sommet mondial des Nations unies. En vertu de celle-ci, les États sont tenus de garantir le respect des droits de l'Homme pour leurs citoyens. Lorsque ces droits sont violés, la souveraineté est invalidée. Les forces extérieures sont autorisées à intervenir. Miguel d'Escoto Brockmann, ancien président de l'Assemblée générale des Nations unies, avait prévenu en 2009 que la responsabilité de protéger pourrait être utilisée à mauvais escient « pour justifier des interventions arbitraires et sélectives contre les États les plus faibles ».
« Depuis la fin de la Guerre froide, l'idée des droits de l'Homme a été érigée en justification des interventions des principales puissances économiques et militaires du monde, au premier rang desquelles les États-Unis, dans des pays vulnérables à leurs attaques », écrit Jean Bricmont dans Impérialisme humanitaire : Droits de l'Homme, droit d'ingérence, droit du plus fort ? :
« Avant l'invasion américaine de l'Irak, [une] grande partie de la gauche était souvent complice de cette idéologie de l'intervention, découvrant de nouveaux “Hitler” au fur et à mesure que la nécessité s'en faisait sentir, et dénonçant les arguments anti-guerre comme étant une forme de complaisance, sur le modèle de Munich en 1938 ».
La doctrine de l'intervention à des fins humanitaires est sélective. La compassion est accordée aux victimes « dignes », tandis que les victimes « indignes » sont ignorées. Une intervention militaire est bénéfique dans le cas des Irakiens, des Afghans ou des Libyens, mais pas dans le cas des Palestiniens ou des Yéménites. Les droits humains sont censés être sacro-saints lorsqu'il est question de Cuba, du Venezuela et de l'Iran, mais ils n'ont aucune importance dans nos colonies pénitentiaires offshore, dans la plus grande prison à ciel ouvert du monde à Gaza, ou dans nos zones de guerre infestées de drones. La persécution des dissidents et des journalistes est un crime en Chine ou en Russie, mais pas lorsque les cibles sont Julian Assange et Edward Snowden.
Les politiques sociales dogmatiques à caractère utopique sont toujours catastrophiques. Elles créent des vides de pouvoir qui augmentent la souffrance de ceux que les utopistes prétendent protéger. La faillite morale de la classe libérale, que j'ai décrite dans La mort de l'élite progressiste, est totale. Les libéraux ont prostitué leurs prétendues valeurs à l'Empire. Incapables d'assumer la responsabilité du carnage qu'ils infligent, ils réclament davantage de destruction et de mort pour sauver le monde.
Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges
Source : Scheerpost — 17/09/2023
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