L'industrie de la guerre – un État dans l'État – éventre la nation, trébuche d'un fiasco militaire à l'autre, nous prive de nos libertés civiles et nous pousse vers des guerres suicidaires avec la Russie et la Chine.

Article Démocratie
Accès libre
publié le 30/05/2023 Par Chris Hedges
abonnement abonnement
bulb

Abonnement Élucid

L'Amérique est une stratocratie, une forme de gouvernement dominée par les militaires. Pour les deux partis au pouvoir, il est acquis qu'il faut constamment se préparer à la guerre. Les budgets colossaux de la machine de guerre sont sacro-saints. On ne tient pas compte de ses milliards de dollars de gaspillage et de fraude. Les fiascos militaires en Asie du Sud-Est, en Asie centrale et au Moyen-Orient ont sombré dans le vaste gouffre de l'amnésie historique.

Cette amnésie, qui signifie que personne, jamais, n'aura de compte à rendre, permet à la machine de guerre de dépecer économiquement le pays et d'entraîner l'Empire dans une succession de conflits autodestructeurs. Le militarisme gagne toutes les élections ; les tenants du militarisme ne peuvent pas perdre. Il est impossible de voter contre eux. L'État de guerre est, comme l'écrit Dwight Macdonald, un Götterdämmerung (un crépuscule des Dieux) « sans les dieux ».

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral a consacré plus de la moitié de ses recettes fiscales aux opérations militaires passées, présentes et futures. C'est le secteur le plus soutenu financièrement par l’État. Les équipements militaires sont vendus avant d'être produits, avec la garantie que les énormes dépassements de coûts seront couverts.

L'aide étrangère est subordonnée à l'achat d'armes américaines. L'Égypte, qui reçoit quelque 1,3 milliard de dollars de financement militaire étranger, est tenue de les consacrer à l'achat et à l'entretien de dispositifs d'armement américains. Depuis 1949, Israël a reçu 158 milliards de dollars d'aide bilatérale de la part des États-Unis, dont la quasi-totalité depuis 1971 sous forme d'aide militaire, la majeure partie étant consacrée à l'achat d'armes auprès des fabricants américains. Le secteur public américain finance la recherche, le développement et la construction de matériel d'armement, puis commande ces mêmes armes pour les vendre à des gouvernements étrangers. Il s'agit d'un système circulaire de soutien à l'industrie militaire.

Entre octobre 2021 et septembre 2022, les États-Unis ont dépensé 877 milliards de dollars pour l'armée, soit plus que les dix pays suivants du classement, dont la Chine, la Russie, l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni réunis. Ces gigantesques dépenses militaires, ainsi que les coûts croissants d'un système de santé à but lucratif, ont porté la dette nationale américaine à plus de 31 000 milliards de dollars, soit près de 5 000 milliards de dollars de plus que l'ensemble du produit intérieur brut (PIB) des États-Unis. Ce déséquilibre n'est pas soutenable, et ce d'autant plus que le dollar n'est plus la monnaie de réserve mondiale. En janvier 2023, les États-Unis ont dépensé un montant record de 213 milliards de dollars pour les intérêts de leur dette nationale.

La population, bombardée de propagande de guerre, applaudit à sa propre immolation. Elle se délecte de l'ignoble beauté de nos prouesses militaires. Elle s'exprime dans les clichés destructeurs de la pensée véhiculés par les médias de masse. Elle s'imprègne de l'illusion de la toute-puissance et se complaît dans l'auto-adulation.

L'ivresse de la guerre est un fléau pour toute l'humanité. Elle procure un sentiment d'euphorie qui est imperméable à la logique, à la raison ou aux faits. Aucune nation n'en est épargnée. La plus grave erreur commise par les socialistes européens à la veille de la Première Guerre mondiale a été de croire que les classes ouvrières de France, d'Allemagne, d'Italie, de l'Empire austro-hongrois, de Russie et de Grande-Bretagne parviendraient à ne pas se diviser en clans adverses, et ce malgré les différends entre les gouvernements impérialistes. Les socialistes se sont alors promis de ne pas cautionner le massacre de millions de travailleurs dans les tranchées. Au lieu de cela, presque tous les dirigeants socialistes ont renoncé à leur programme anti-guerre pour soutenir l'entrée en guerre de leur pays. La poignée de ceux qui ne l'ont pas fait, comme Rosa Luxemburg, ont été envoyés en prison.

Une société dominée par le militarisme dénature ses institutions sociales, culturelles, économiques et politiques, pour servir les intérêts de l'industrie de la guerre. On masque ce qui fait l'essence de l'armée par des subterfuges : utiliser l'armée pour mener des missions d'aide humanitaire ; évacuer des civils en danger comme au Soudan ; définir l'agression militaire comme une « intervention humanitaire » ou comme une façon de protéger la démocratie et la liberté, ou encore faire l'éloge de l'armée pour sa fonction civique vitale qui consiste à enseigner le leadership, le sens des responsabilités, l'éthique et des savoir-faire aux jeunes recrues. Le vrai visage de l'armée – le carnage à l'échelle industrielle – est occulté.

Le leitmotiv de l'État militarisé est la sécurité nationale. Si toute discussion commence par une question de sécurité nationale, toute réponse inclut la force ou la menace de la force. La focalisation sur les menaces tant nationales qu'internationales divise le monde en amis et ennemis, en bons et méchants. Les sociétés militarisées sont un terrain fertile pour les démagogues. Les militaristes, comme les démagogues, voient les autres nations et cultures à leur propre image – menaçante et agressive. Ils ne recherchent que la domination.

Il n'était pas dans notre intérêt national de faire la guerre pendant deux décennies au Moyen-Orient. Il n'est pas non plus dans notre intérêt national de faire la guerre à la Russie ou à la Chine. Mais les militaristes ont besoin de la guerre tout comme un vampire a besoin de sang.

Vous êtes ce qu'ils mangent - par M. Fish

Après l'effondrement de l'Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev et plus tard Vladimir Poutine ont fait pression pour être intégrés dans les alliances économiques et militaires occidentales. Une alliance qui aurait intégré la Russie aurait réduit à néant les appels à l'élargissement de l'OTAN – à laquelle les États-Unis avaient promis de ne pas procéder au-delà des frontières d'une Allemagne unifiée – et aurait fait obstacle aux efforts pour convaincre les pays d'Europe centrale et orientale de dépenser des milliards pour l'achat de matériel militaire américain.

Les demandes de Moscou ont essuyé une rebuffade. La Russie est devenue l'ennemi, qu'elle le veuille ou non. Rien de tout cela ne nous a permis d'être plus en sécurité. La décision de Washington d'interférer dans les affaires intérieures de l'Ukraine en 2014 a déclenché une guerre civile et entraîné l'invasion de ce pays par la Russie quelques années plus tard.

Mais pour ceux qui tirent profit de la guerre, contrarier la Russie, comme contrarier la Chine, est un bon modèle commercial. Northrop Grumman et Lockheed Martin ont vu le cours de leurs actions augmenter respectivement de 40 % et de 37 % à la suite du conflit ukrainien.

Une guerre avec la Chine, devenue un géant industriel, perturberait la chaîne d'approvisionnement mondiale, ce qui aurait des effets dévastateurs sur l'économie américaine et mondiale. Apple fabrique 90 % de ses produits en Chine. Les échanges commerciaux entre les États-Unis et la Chine se sont élevés à 690,6 milliards de dollars l'année dernière. En 2004, la production industrielle américaine était plus de deux fois supérieure à celle de la Chine.

Aujourd'hui, la production chinoise est presque deux fois plus importante que celle des États-Unis. La Chine produit le plus grand nombre de navires, d'acier et de smartphones au monde. Elle domine la production mondiale de produits chimiques, de métaux, d'équipements industriels lourds et d'électronique. Elle est le premier exportateur mondial de minerais de terres rares, elle en détient les plus grandes réserves et assure 80 % de leur raffinage dans le monde. Les minerais de terres rares sont essentiels à la fabrication de puces informatiques, de smartphones, d'écrans de télévision, d'équipements médicaux, d'ampoules fluorescentes, de voitures, d'éoliennes, de bombes intelligentes, d'avions de chasse et de communications par satellite.

Une guerre avec la Chine entraînerait des pénuries massives de divers biens et ressources, dont certains sont essentiels à l'industrie de la guerre, ce qui paralyserait les entreprises américaines. L'inflation et le chômage grimperaient en flèche. Des mesures de rationnement seraient instaurées. Les bourses mondiales seraient fermées, du moins à court terme. Une dépression mondiale s'ensuivrait. Si la marine américaine était en mesure de bloquer les livraisons de pétrole à la Chine et de perturber ses voies maritimes, le conflit pourrait potentiellement se muer en guerre nucléaire.

Dans son agenda « OTAN 2030 : forte et unie pour une nouvelle ère », l'alliance militaire envisage l'avenir comme une bataille pour l'hégémonie avec des États rivaux, en particulier la Chine. Elle appelle à la préparation à un conflit mondial prolongé. En octobre 2022, le général Mike Minihan, chef du Commandement de la mobilité aérienne, a présenté son « Manifeste de la mobilité » lors d'une conférence militaire qui a fait salle comble. Au cours de cette diatribe alarmiste délirante, Minihan a affirmé que si les États-Unis n'intensifiaient pas considérablement leurs préparatifs en vue d'une guerre avec la Chine, les enfants américains se retrouveraient « inféodés à un ordre fondé sur des règles qui ne profiteraient qu'à un seul pays [la Chine] ».

Selon le New York Times, le Corps des Marines a entrepris d'entraîner des unités à des offensives sur les plages, là où le Pentagone pense que les premières batailles avec la Chine sont susceptibles de se dérouler, le long de « la première chaîne d'îles » qui comprend « Okinawa et Taiwan jusqu'à la Malaisie, ainsi que la mer de Chine méridionale et les îles disputées dans les Spratleys et les Paracels ».

Les militaristes puisent leurs fonds dans les programmes sociaux et ceux relatifs aux infrastructures. Ils investissent des sommes énormes dans la recherche et le développement de systèmes d'armement au détriment des technologies liées aux énergies renouvelables. Les ponts, les routes, les réseaux électriques et les digues s'effondrent. Les écoles se dégradent. L'industrie manufacturière nationale décline. La population s'appauvrit. Les stratégies de contrôle des populations que les militaristes testent et perfectionnent à l'étranger migrent vers le sol américain. Police militarisée. Drones militarisés. Surveillance de masse. Vastes complexes pénitentiaires. Suspension des libertés civiles fondamentales. Censure.

Ceux qui, comme Julian Assange, défient la stratocratie, qui en exposent les crimes et la folie suicidaire, sont impitoyablement persécutés. Mais l'État de guerre porte en lui les germes de sa propre destruction. Il cannibalisera la nation jusqu'à ce que celle-ci se désintègre. Avant cela, il se déchaînera, tel un cyclope frappé de cécité, cherchant à restaurer son pouvoir décroissant en recourant à une violence aveugle. La tragédie n'est pas que l'État de guerre américain s'autodétruise. Ce qui est tragique, c'est que nous entraînons une multitude d'innocents dans notre chute.

Texte traduit et reproduit avec l'autorisation de Chris Hedges
Source : Scheerpost — 30/04/2023

Cet article est gratuit grâce aux contributions des abonnés !
Pour nous soutenir et avoir accès à tous les contenus, c'est par ici :

S’abonner
Accès illimité au site à partir de 1€
Des analyses graphiques pour prendre du recul sur les grands sujets de l’actualité
Des chroniques et des interviews de personnalités publiques trop peu entendues
Des synthèses d’ouvrages dans notre bibliothèque d’autodéfense intellectuelle
Et bien plus encore....

Déjà abonné ? Connectez-vous